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Pour une théologie de la liturgie

Christophe Bourgeois

« Evidemment, il s’agit là d’une théologie qui n’est pas celle à laquelle nos manuels modernes nous ont habitués (et c’est bien pourquoi sa découverte peut être un tel enchantement) ! » [1] La déclaration paraît, à l’orée d’un livre consacré à ce qui fait le cœur et le centre du mystère chrétien, une provocation gratuite contre des siècles de tradition théologique qui font la richesse de l’Église. Le ton très militant du P. Bouyer dans ses écrits consacrés à la liturgie n’est pas qu’une irrévérence de façade. Il révèle une volonté forte, à l’encontre de beaucoup de ses contemporains, d’aborder le sujet d’une manière pertinente. Pendant une période de crise où la liturgie cristallisait toutes les tensions, ni l’archéologie érudite et myope des rites, ni l’originalité inculte et débridée ne pouvait en effet conduire le « mouvement liturgique », comme on l’appelait alors, au cœur de la vérité.

Priorité à la théologie

Le combat du P. Bouyer ne fut jamais, en priorité, de bouleverser les rites, mais de comprendre et de faire comprendre la réalité profondément théologique de la liturgie. Beaucoup de ses livres, et au premier chef, Le Mystère pascal et L’Eucharistie, tentent de construire cette théologie de la liturgie. C’est lui qui distingue en effet « théologie sur l’eucharistie » et « théologie de l’eucharistie ». Dans ce type de recherche, l’élaboration théologique n’est pas une doctrine catéchétique qui glose l’action liturgique mais une mise en lumière de l’intelligence théologique extrêmement profonde des célébrations liturgiques. Et il n’hésite pas à reprendre à son compte cette phrase du pape Pie XI : « la liturgie est le principal organe du magistère ordinaire de l’Église » [2]. Pour qui veut bien tendre l’oreille et ouvrir les yeux, elle fait en effet comprendre toute l’économie divine du salut à laquelle elle donne en même temps accès. Ainsi, le Triduum n’est pas seulement une marche doloriste qui s’attendrirait par mimétisme sur chacune des heures vécues par Jésus et ses disciples mais une vision de l’accomplissement eschatologique du combat mené par le Christ, une perception de Ses actes à la lumière du projet de Dieu et de la Résurrection : les fidèles qui viennent s’agenouiller devant la Croix le Vendredi Saint ne se lamentent pas sur la chair meurtrie d’un homme, ils ne méditent pas non plus sur un beau symbole, ils adorent le Dieu « saint, fort, immortel » qui triomphe sur le bois de la Croix de la mort et offre le salut à chacun. De la même manière, les recherches parfois très érudites menées sur les différents formulaires des prières eucharistiques n’amènent pas que des conclusions historiques - par exemple sur l’apparentement des liturgies alexandrines et romaines - ils dégagent leur sens commun, la louange des « hauts faits de Dieu », son action rédemptrice poursuivie par l’ensemble de Son plan de salut, réalisée dans la personne du Christ et le sacrement de la Nouvelle Alliance qu’Il laisse aux hommes. Ainsi, le culte eucharistique poursuit certains aspects des repas sacrés juifs et reprend le style et parfois les formules des berakoth, les prières de bénédiction juives, pour louer les merveilles de Dieu et rappeler qu’Il réalise son œuvre de salut dans notre temps, sous nos yeux, à travers les signes visibles et le culte authentique de Son Église.

Dès lors, il faut bien comprendre que la théologie gagne en profondeur et en clarté, tout en se détachant aussi d’une trop grande rigidité intellectuelle, comme si la liturgie était le vrai creuset d’une intelligence capable d’embrasser la rationalité et la spiritualité :

Cette théologie-là [...] reste toute proche du sens premier du grec theologia, qui désigne un hymne, une glorification de Dieu par le logos [...] Cette pensée y apparaît, certes, rationnelle au plus haut point, mais de cette raison qui est harmonie, musique intellectuelle, et dont la traduction spontanée est donc un chant liturgique, et non quelque coupage de cheveux en quatre ou un fastidieux étiquetage [3].

Et les réformes ?

C’est dans cette écoute attentive à la richesse des rites que le P. Bouyer a cherché l’attitude qui lui semblait valable devant l’ampleur de la tâche à accomplir par le « mouvement liturgique » auquel il a plus ou moins participé. Il semble avoir beaucoup varié dans ses déclarations et son attitude : il participe activement à la fondation du Centre National de Pastorale Liturgique qu’il quittera par la suite, il fustige dans des formules terribles tantôt les anciens rites, la « psalmodie ratatinée » du chant grégorien, la « spiritualité de femmelette endolorie [...] de messes basses et de salut » [4], fondée sur de « fausses théologies qui encombrent l’eucharistie sous prétexte de la développer » [5], tantôt les « élucubrations » [6], les « improvisations où l’inculture et l’incompétence prétendaient tirer les conséquences du-dit Concile... » [7]. Sans doute certaines paroles sur l’absence totale de participation des fidèles dans l’ancienne disposition des lieux de culte exposée dans Architecture et liturgie sont-elles un peu excessives ; mais il faut surtout comprendre que l’apport du P. Bouyer n’est pas dans ses avis variés sur les moyens d’une réforme, qui s’inscrivent dans des arguties maintes fois échangées depuis le Concile, mais dans sa vision extrêmement cohérente du sens à donner à une réforme liturgique, restauration pour les fidèles d’une compréhension globale de l’action de la Grâce dans les célébrations, qui implique selon lui d’initier les fidèles au « sens de l’Écriture, [à] une mens christi appliquée à l’Écriture » et au monde spirituel dans lequel baignaient les rédacteurs des textes liturgiques et « de revenir, par exemple, à la contemplation du Christus victor, du Kurios céleste, au lieu du vaincu auprès duquel on sanglote ».

La remise à l’honneur de l’office divin, par exemple, s’articule très profondément avec le désir du P. Bouyer de voir renaître une spiritualité des Psaumes et un christianisme préoccupé du combat spirituel ; sa volonté de voir le calendrier liturgique réformé et de redonner toute sa splendeur aux cérémonies de la Semaine Sainte, correspondent à une lutte contre une certaine spiritualité molle des « mois de ceci ou de cela » en faveur du « sens de ce que sont les fêtes : des renouvellements mystiques d’événements historiques salutaires, et non je ne sais quelles solennités artificielles vouées à des abstractions, si vénérables soient celles-ci » [8]. On retrouve bien dans ces propositions les préoccupations théologiques constantes du P. Bouyer. La « restauration » liturgique devait selon lui devenir le lieu d’une nouvelle christianisation des foules, d’une prise de conscience de ce qui avait effectivement lieu dans la messe - que les rites n’avaient jamais cessé de dire, évidemment, mais que l’on entendait plus - de l’aventure eschatologique dans laquelle elle précipite chacun, de sa conception exigeante de la contemplation des mystères du salut. En contrepoint de ce militantisme forcené, qui le mettait à la pointe du "mouvement" mais également en marge de celui-ci, il ne faut pas oublier ses appels à la prudence et une lucidité qui s’exprime parfois trop discrètement sur les risques auxquels s’exposait le clergé et la hiérarchie en voulant conduire cette action.

Cet héritage est toujours d’actualité ; le P. Bouyer le suggère à sa manière dans sa nouvelle préface de 1990 à l’Eucharistie, évoquant sa

participation aux travaux du petit concilium auquel un pape qui gardait encore quelques illusions devait confier le soin d’appliquer le grand Concilium... Raconter l’aventure où cela devait m’engager ne saurait trouver place que dans quelque œuvre posthume. On trouvera cependant un chapitre supplémentaire [...] où je me suis efforcé d’expliquer comment les textes finalement proposés, alternant avec l’emploi de l’admirable Canon romain, pourraient se prêter à faire ressortir la plénitude de l’antique tradition eucharistique... Il ne paraît pas, dans le débat lassant entre « intégristes » et « progressistes » qu’on s’en soit encore sérieusement préoccupé. Mais il ne faut jamais désespérer ! ...

Car beaucoup ont finalement mis les détails avant l’essentiel, la réforme du visible avant l’intelligence de l’invisible, la recherche effrénée du moderne avant la compréhension de la nouveauté vraie et permanente du mystère de la Mort et de la Résurrection du Christ rendu à nouveau présent dans le culte sacré offert au Père. Au moment où l’on se rend compte des tergiversations peu fertiles et des erreurs d’application du passé, il serait salutaire de se mettre à l’école de l’enthousiasme du P. Bouyer pour la tradition liturgique de l’Église.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] L. Bouyer, Eucharistie, Théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Desclée, rééd. 1990, p.10 [1ère éd. 1966].

[2] Ibid., p.11.

[3] Ibid., p.11.

[4] Lettre confidentielle envoyée par le P. Bouyer en 1943 en vue des réunions qui préparèrent la fondation du C.N.P.L.

[5] L’Eucharistie, op. cité, p.15.

[6] Lettre citée.

[7] Deuxième préface (1990) à l’Eucharistie.

[8] Toutes les citations qui précèdent sont tirées de la lettre déjà citée qui apparaît comme un résumé programmatique des opinions du P. Bouyer.

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