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Pouvoir transmettre la foi chrétienne aujourd’hui

Mgr André Vingt-Trois

Nous remercions chaleureusement Mgr Vingt-Trois de nous avoir permis de reproduire le texte de l’intervention qu’il a prononcée le dimanche 19 novembre 2006 au matin, dans les locaux de l’église Saint Ferdinand des Ternes

Chers amis,

Je suis très heureux de pouvoir passer ces quelques moments avec vous à l’occasion du cinquantenaire de la revue Résurrection. Je voudrais vous partager quelques réflexions sur le rôle joué non seulement par la revue mais par le milieu nourricier qui l’a portée et sur son rôle possible dans le contexte présent et dans l’avenir qui s’ouvre devant nous.

Je vais me risquer à vous proposer quelques éléments d’analyse du contexte historique dans lequel le mouvement Résurrection a trouvé sa place. Peut-être avons-nous besoin de reprendre conscience de l’ébranlement qu’a représenté dans la pensée chrétienne le XXe siècle dans son ensemble. Nous devons réaliser comment l’éclatement des deux guerres mondiales et les blessures qu’elles ont provoquées, ont déclenché une sorte de séisme quant à la manière de comprendre le monde et de s’y situer.

Le XXe siècle : crise de la pensée

En effet, alors que toutes les sociétés d’Occident développaient une réflexion intellectuelle, philosophique ou théologique, et a fortiori scientifique et technologique, d’une réelle importance et d’un haut niveau, les deux guerres mondiales ont été comme une irruption violente de l’irrationnel dans une société vouée à la rationalité, aussi bien la boucherie antique de la Première Guerre Mondiale que le massacre technologiquement élaboré de la Seconde Guerre Mondiale. Dans les deux cas, on se trouve devant une sorte d’effraction par les faits, par la mort, par les blessures, par la destruction d’une population, on se trouve devant l’entrée par effraction du mystère du mal dans un univers apparemment voué au salut par le progrès.

Cette irruption de l’irrationnel dans l’histoire humaine – du moins dans l’histoire occidentale – ne pouvait pas ne pas avoir des effets sur la manière dont les hommes comprenaient leur tradition intellectuelle. Leur patrimoine intellectuel leur fournissait-il les clés de compréhension et la possibilité d’assumer cette irruption maléfique dans l’existence humaine ? Ces deux traumatismes universels des deux guerres mondiales ont battu en brèche tout un ensemble de traditions universitaires, de traditions philosophiques, de conceptions de l’univers et de l’avenir de l’homme.

Cet ébranlement n’a pas épargné le domaine de la réflexion théologique, dans la mesure où cette réflexion théologique – au moins pour une part dans le XIXe siècle – avait été largement développée et approfondie comme une tentative pour faire face à l’idéologie des Lumières, largement dominante dans l’univers intellectuel. Sans doute pouvons-nous relire la crise du modernisme comme une crise interne à l’Église mais peut-être que le recul – je ne sais pas si un siècle de recul est suffisant – nous permet aussi de comprendre que cette crise du modernisme est indissociable d’une crise beaucoup plus large qui est une crise de la pensée occidentale à l’orée du XXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle.

Parallèlement à cette crise du modernisme, on voit cependant surgir et s’approfondir des champs importants d’investissement et de recherche : recherches bibliques, recherches patristiques, recherches liturgiques. Dans ces trois domaines, en l’espace d’un demi siècle, des investissements considérables ont été faits, qui ont commencé à produire des fruits vers le tournant de la moitié du XXe siècle, que ce soit à travers les encycliques sur l’exégèse comme Divino Afflante Spiritu en 1943, prolongée par des travaux de la Commission Biblique Pontificale, que ce soit dans le domaine patristique avec la fondation de la collection « Sources Chrétiennes », que ce soit dans le mouvement liturgique avec les fruits que nous connaissons.

Parallèlement à cette évolution mouvementée, nous avons assisté en France – mais je pense que ce doit être vrai d’autres pays – dans la seconde moitié du siècle et en particulier à partir des années 60, à un éclatement du système d’enseignement : on est passé brutalement d’un enseignement secondaire d’élite à un enseignement secondaire de masse. Le changement statistique, l’arrivée massive de jeunes adolescents dans le dispositif de l’enseignement secondaire, a peut-être été vu, à l’origine, de manière un peu naïve, comme la chance inespérée de faire partager la richesse de la culture à une masse importante de jeunes. Le phénomène a très rapidement montré que la véritable question changeait de nature. Nous n’étions plus seulement devant une question d’échelle, mais nous étions devant une question de contenu : la culture classique dont l’enseignement secondaire d’élite assurait la transmission et le développement depuis le XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle, reposait sur un arrière fond culturel que les nouvelles générations qui entraient massivement dans l’enseignement secondaire ne partageaient pas ou auquel elles n’avaient pas eu accès. Peu à peu, l’irruption massive a commencé à toucher non plus seulement les apparences et les mœurs, mais le contenu même de l’enseignement.

Parallèlement à cette démocratisation de l’enseignement, se sont développées au sein du corps enseignant un certain nombre de filières idéologiques, dont on pourrait dire, de manière un peu excessive sans doute, qu’elles sont comme le prolongement des mouvements existentialistes de la moitié du XXe siècle. Mais, tandis que l’existentialisme très universitaire auquel Saint-Germain-des-Prés s’était habitué proposait d’une certaine façon une négation de l’homme qui était encore une affirmation de l’anthropologie, la suite a très rapidement évolué vers une déconstruction de l’anthropologie.

Cette déconstruction de l’anthropologie est contemporaine d’un démembrement des comportements sociaux, d’un effondrement des repères moraux et de la volonté de trouver une justification théorique aux transformations pratiques de l’existence. Si bien que, d’une certaine façon, nous ne nous trouvons plus devant une compétition entre des conceptions de l’homme, mais davantage devant une confrontation avec des idéologies pour lesquelles le concept d’humanité lui-même devient problématique. Il n’est pour s’en convaincre que d’être attentif aux débats et aux propos qui sont insidieusement tenus régulièrement sur les questions touchant aux frontières des espèces, sur les courants culturels qui ont tendance à parler des espèces animales en termes de comportements humains et à effacer doucement, mais progressivement, l’idée que l’être humain est une créature tout à fait singulière dans l’univers.

Cette évolution s’est accompagnée, très naturellement, si l’on peut dire, dans un univers universitaire, d’une déstructuration du travail universitaire lui-même, dans la manière de se confronter au texte. La déstructuration du texte est toujours un signe éloquent de la déstructuration de la réalité. Or les courants qui ont développé cette vision déstructurée des textes s’ajoutent à la déstructuration de la compréhension de l’homme, pour produire une culture dans laquelle les repères n’ont plus de points d’appui identifiables.

Peut-être la lecture que je vous propose est-elle excessivement pessimiste ; sur beaucoup de points elle pourrait être critiquée et corrigée, mais il me semble qu’elle exprime en tout cas un élément réel de la toile de fond sur laquelle l’Église a évolué pendant cette période. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un certain nombre d’éléments de l’univers intellectuel de l’Église, dans sa compréhension d’elle-même et dans sa compréhension du monde, qu’il s’agisse de la lecture philosophique, de la lecture théologique ou de l’interprétation biblique, que cet univers ait subi les effets de la déstructuration philosophique à laquelle je viens de faire allusion. Si nous déplorons, si nous avons déploré, un certain égarement dans la réflexion théologique à certains moments, il ne faut pas dissocier cet égarement de l’égarement intellectuel plus général qui lui était contemporain et qui en était pour une large part le répondant intellectuel.

La réponse de Vatican II

Dans cette fresque, il faut que nous revenions à l’acte particulièrement significatif qu’a été le Concile Vatican II. Il est particulièrement significatif à plusieurs points de vue par rapport aux propos que je vous tiens. Le premier point de vue, c’est la prise de conscience que l’Église peut et doit dire quelque chose sur l’homme, dans l’humanité telle qu’elle est. La prise de conscience qu’elle a, dans son expérience et sa vitalité, des ressources nécessaires et utiles qu’elle doit essayer de partager avec l’humanité. Le deuxième aspect qui me paraît important, c’est la prise de conscience que l’effet de bousculade ou l’effet d’effondrement que j’ai évoqués tout à l’heure n’avaient pas épargné la tradition sociale de l’Église, sinon sa tradition spirituelle et sa tradition dogmatique, et qu’elle avait besoin, comme le reste de la société, de redéfinir un certain nombre d’éléments de sa position dans le monde. Et le troisième élément, qui est moins connu ou moins perçu, et en tout cas moins exprimé, c’est que le Concile a été dans les années 60 une formidable occasion d’investissement et de fécondation théologique, non seulement en raison de la mobilisation des plus grands théologiens de l’époque pour le travail conciliaire, mais encore par leur concentration géographique sur la ville de Rome : la possibilité qu’ils ont eu de travailler ensemble et d’opérer une sorte de séminaire informel sur beaucoup de questions, à partir des expériences universitaires qu’ils menaient, chacun dans leur pays respectif. Il serait évidemment un peu oiseux et difficile de dresser une liste, mais nous avons tous un certain nombre de noms en mémoire : parmi les plus célèbres, de Lubac, Daniélou, Bouyer, Congar, Balthasar, Ratzinger et tant d’autres… Tous ces gens, dans la force de leur production universitaire, se sont retrouvés dans une espèce de colloque, confidentiel puisqu’ils n’avaient pas de titre à s’exprimer, mais intensif. Ils ont eu l’opportunité de confronter leur expérience, leurs travaux, leurs réflexions, leurs perspectives sur l’avenir de l’Église et de fournir, pour les débats conciliaires et l’élaboration des textes qui s’en sont suivis, des matériaux que nous n’avons pas encore fini de mettre à jour et d’exploiter.

Si j’en viens maintenant à la revue Résurrection, je voudrais souligner une espèce d’acte de foi, non pas de foi théologale, mais de foi humaine que, pour la simplicité du débat, nous allons attribuer à Mgr Charles (s’il y a d’autres candidats pour réclamer la paternité, ils pourront toujours se faire connaître par des articles dans la revue). Cet acte de foi, c’est la certitude que l’intelligence humaine doit être investie dans l’expérience chrétienne et dans la confrontation du chrétien à l’univers qui l’entoure.

Cette conviction de fond non seulement n’était pas universellement partagée, tant s’en faut, puisque, pour un certain nombre, la théorie qui animait leur zèle apostolique était plutôt d’échapper à un débat théologique stérile pour se mettre d’accord sur des actions pratiques, sociales, politiques. La coopération pratique permettait de faire progresser une certaine vision de l’homme, mais elle se payait, pour fonctionner, de la mise entre parenthèses d’un certain nombre d’éléments de la conception de l’homme en question. Dans ce contexte, le projet d’inviter des intellectuels chrétiens universitaires, professeurs, étudiants non pas simplement à développer une production spécialisée pour un public choisi, mais à prendre le risque d’entrer dans la confrontation d’idées avec le monde qui nous entoure, relevait de l’acte de foi. Cet acte de foi a eu des effets tout à fait importants.

Le premier effet me semble avoir été pour un certain nombre la chance de ne pas être obligés de vivre une dichotomie entre leur investissement intellectuel dans la recherche et leur engagement à la suite du Christ, comme s’il devait y avoir nécessairement une frontière infranchissable, avec d’un côté la rigueur de l’intelligence appliquée au champ du travail universitaire et de l’autre côté l’enthousiasme de la foi appliqué à la vie sociale, sans trop se poser de questions idéologiques. Le projet de tenir comme un acte unique l’investissement de l’intelligence dans les champs du travail universitaire aussi bien que dans l’engagement de la vie ecclésiale a été pour beaucoup la grâce de leur vie.

Cet acte de foi a une deuxième dimension, qui concerne le contenu de la foi elle-même. Elle repose sur la conviction que l’acte de foi en Jésus-Christ est un acte qui a une authenticité rationnelle et que cette authenticité rationnelle est capable de se dire. Il ne s’agit pas de chercher à justifier la foi théologale comme le résultat d’un enchaînement de causes et d’effets, mais d’expérimenter que l’adhésion théologale à la Révélation, loin d’être une démarche contraire à la raison humaine, constitue au contraire un chemin d’épanouissement et de réalisation de cette raison humaine. Cela a été solennellement et glorieusement exprimé par le Pape Jean-Paul II dans plusieurs de ses encycliques, et cela est développé par d’autres voix avec persévérance, en premier lieu par le Pape Benoît XVI. Il n’y a pas là seulement un essai d’appropriation universitaire du langage ecclésial, mais plutôt une sorte de démarche apostolique réfléchie et délibérée, pour trouver d’une façon renouvelée la possibilité d’exprimer le lien entre la foi et la raison, entre l’acte de croire et l’intelligence humaine. Il s’agit d’une certaine façon de trouver le langage qui manifeste la crédibilité de l’acte croyant dans une rationalité réelle.

Rendre possible l’acte de foi

Cet approfondissement de la situation du croyant dans le monde contemporain est évidemment un enjeu prioritaire pour l’avenir de notre Église. Il pose de façon incontournable la question de notre relation à la société qui nous entoure et des modalités d’expression du contenu de la foi chrétienne dans notre culture. Il nous oblige à prendre position dans le dilemme qui existe entre constituer une contre-culture de « ghetto » ou donner sa pleine dimension à la Révélation dans son projet d’intégrer et de porter à son aboutissement ultime toutes les virtualités de la Création. On ne peut pas faire de « ghetto catholique ». On peut faire des « ghettos » avec des catholiques, mais les « ghettos » de ce genre ne sont pas catholiques.

Cette prise de conscience nous situe dans une société majoritairement constituée sans référence à la Révélation chrétienne – même une référence implicite – par l’oubli et l’obscurcissement des fondements évangéliques de notre culture, puisqu’il a été décrété que l’Europe n’avait pas de racines chrétiennes. Nous savons donc que notre société n’est pas prête à reconnaître et à identifier ses soubassements chrétiens. C’est dans cette société que nous devons non seulement demeurer fidèles (au risque de former un « ghetto »), mais en plus partager avec ceux qui nous entourent et ré-identifier, pour eux et avec eux, les fondements chrétiens d’une certaine conception de l’homme.

Cette tâche est évidemment une tâche inépuisable et elle dépasse de toute façon les moyens de quelque groupe que ce soit. Du moins donne-t-elle l’horizon dans lequel s’inscrit l’investissement intellectuel nécessaire ; il y a devant nous un travail de recherche et de confrontation avec l’univers qui nous entoure dans bien des domaines : celui de l’identité humaine avec, en particulier, ce qui touche à la bioéthique ; celui de la structuration sociale de l’existence avec, en particulier, ce qui touche à la conception des relations de l’homme et de la femme et la famille ; le domaine encore de l’interprétation de la vie humaine dans notre société, dans notre temps, dans notre univers. Dans tous ces domaines, la foi chrétienne nous invite, non pas à essayer de faire passer notre point de vue ou de le faire respecter comme un point de vue minoritaire, mais à essayer de faire paraître comment la Révélation chrétienne ouvre une chance pour l’avenir de l’humanité, y compris pour ceux qui ne sont pas chrétiens. En d’autres termes : comment sommes-nous capables, non seulement d’être les martyrs d’une fidélité absolue à l’appel du Christ, mais aussi les apôtres d’une vision de l’homme renouvelée dans le Christ ?

Il me semble que cet immense effort de confrontation de la sagesse chrétienne avec les courants qui traversent notre monde mérite les investissements les plus forts et l’engagement le plus sérieux de toutes celles et de tous ceux qui en ont le moyen. Le Cardinal Lustiger, en mettant en route le projet des Bernardins, a précisément voulu établir une structure visible qui soit un signe et un moyen de mise en œuvre de cette confrontation et de cette rencontre des cultures contemporaines et de la Révélation chrétienne. Cette tâche mérite d’avoir ses laboratoires de recherche et ses moyens d’expression, dont la revue Résurrection peut être un des éléments importants.

J’ai cherché à vous partager quelques préoccupations et surtout à essayer de vous communiquer l’espérance qui est la mienne que, dans notre zone d’influence occidentale ou dans notre beau pays de France, les catholiques ont devant eux une tâche immense qui n’est pas de préparer leurs réserves pour le jour où ils ne seront plus autorisés à s’exprimer, mais de changer les conditions de la donne. Merci de votre attention.

Mgr André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris

Réalisation : spyrit.net