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Prédestination et jugement

Bruno de La Fortelle
C’est ainsi qu’Il nous a élus en Lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en Sa présence, dans l’amour, nous prédestinant à être pour Lui des fils adoptifs dans Jésus le Christ. (Ep, 1, 4-5)

Sainte Catherine de Sienne s’adressait au Seigneur par ces mots : “ Je veux ” que telle âme soit sauvée. Quelles lumières pouvait-elle avoir sur la destinée éternelle des pécheurs, vu que sa surprenante prière est motivée par l’angoisse de leur perte ? Dicte-t-elle au Seigneur sa volonté propre ? Si bien intentionnée qu’elle soit, une volonté qui ne se soumet pas à celle de Dieu est pécheresse.

Il est scandaleux d’affirmer que l’Enfer éternel ait été créé par Dieu, et que des hommes puissent y être jetés par Son seul décret. Comment sortir de cette apparente impasse ? Une longue doctrine de la prédestination fait valoir que l’homme n’a rien à objecter aux décisions de Dieu, puisque seule Sa volonté est la Justice : certains ont reçu la grâce d’être sauvés, alors qu’ils en étaient indignes. D’autres, pour une indignité qui n’est pas plus grande, sont réprouvés ; les uns comme les autres manifestent la gloire de Dieu. Cette tradition théologique, qui s’appuie sur saint Augustin et est reprise par la Réforme, se fonde sur le fait que rien ne peut s’opposer à la volonté de Dieu. S’il y a des damnés, ce serait donc que Dieu l’a voulu. Cette doctrine s’appuie sur le chapitre 9 de l’Épître aux Romains :

Si donc Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec beaucoup de patience des vases de colère tout prêts pour la perdition, et ceci afin de faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde que, d’avance, il a préparé pour la gloire... (v.22-23, trad TOB)

Mais le même saint Paul écrit : “ Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. ” (Rm 11, 32) ; et encore : “ Il nous a fait connaître le mystère de Sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en Lui par avance, (…) ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. ” (Ep 1, 9-10). Un peu plus bas, dans le même hymne, l’apôtre affirme, en accord avec le prologue de saint Jean, que nous sommes élus pour être les fils éternels de Dieu par Jésus Christ.

Les textes nombreux sur le sort des pécheurs semblent se contredire : nous découvrons une mystérieuse pédagogie qui nous plonge dans l’ignorance pour nous inciter à prier. La volonté de Dieu, inscrite dans son Nom lui-même, est le salut de toute l’humanité, en vue de la communion des saints. On verra comment il faut lire l’image de la colère de Dieu : comme il a inventé le mal, l’homme a inventé la perdition. Dieu ne la veut pas, car le mal lui est radicalement étranger ; mais il veut notre amour, et donc plus que tout notre liberté.

Si Dieu voulait faire de nous des esclaves heureux, il le pourrait. Mais son dessein est bien plus grand : il nous a crées pour que nous soyons ses enfants. Le travail de sa grâce, souverainement bonne et intelligente, est de tourner vers lui notre liberté sans la contraindre. Si l’homme n’avait la possibilité absurde de refuser le don de Dieu, il ne serait pas son fils, mais une créature, presque un objet, qui manifesterait sa gloire, mais non son amour : l’amour est un mouvement d’une liberté vers une autre liberté.

Bien que l’Enfer existe, sainte Catherine exprime le désir le plus profond de notre Sauveur lorsqu’elle prononce ce : “ Je veux ” le salut d’une Ame.

L’ignorance dans laquelle nous mettent les Écritures

Les passages du Nouveau Testament sur les fins dernières sont nombreux. Tantôt le Seigneur y affirme la condamnation des pécheurs, tantôt il nous révèle une miséricorde inexprimable. L’Époux répond aux vierges folles : “ En vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. ” (Mt, 25, 12), et le roi à ceux qui n’auront pas aimé leur prochain : “ Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. ” (Mt, 25, 41). Le convive qui n’a pas revêtu l’habit de noces, et reste muet est chassé par cette phrase du maître : “ Jetez-le pieds et poings liés dehors, dans les ténèbres ; là seront les pleurs et les grincements de dents. ” Et Jésus commente d’une façon qui peut plonger dans l’angoisse : “ Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. ” (Mt 22, 13-14)

D’autres affirmations du Christ et des auteurs du Nouveau Testament s’opposent à celles-là, avec une force égale. Avant sa passion, après que la voix du père lui a rendu témoignage, Jésus dit : “ C’est maintenant le jugement de ce monde. Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors, et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi ”.(Jn 12, 32), ou “ Comme par la désobéissance d’un seul, la multitude a été constituée pécheresse, par l’obéissance d’un seul, la multitude sera constituée juste. ” (Rm 5, 19). On pourrait citer encore de nombreuses promesses de salut universel.

Nous sommes dans l’impossibilité de trancher entre ces deux séries d’affirmations, dont l’une nous dit que les réprouvés seront nombreux, presque une multitude, et l’autre que l’humanité est rachetée comme un seul homme. Tout au plus peut-on remarquer que cette espérance est invoquée dans le Nouveau Testament juste avant la Passion du Christ, et après le don de Sa Résurrection.

A saint Pierre qui l’interroge sur le compte de Jean, Jésus répond : “ Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. ”(Jn 21, 22). Jésus veut nous maintenir dans une ignorance comparable sur le sort de nos frères, pour provoquer notre prière. De même que nul homme ne sait s’il sera sauvé lui-même, nul ne peut savoir qui sera damné, ni même s’il y aura des damnés. Rien ne rend possible le rachat des démons, mais nous pouvons concevoir la folle espérance, nullement appelée à devenir certitude, que tous les hommes rejoindront le Père.

Le salut d’Israël par le Nom de Dieu

Telle est en effet la volonté du Seigneur, manifestée tout au long des Écritures. L’Ancien Testament connaît aussi les deux courants d’affirmations sur le salut. C’est lui en effet qui nous enseigne que le rachat de l’humanité est inscrit dans le Nom de Dieu, depuis qu’il l’a engagé dans l’Alliance. Moïse, après l’infidélité d’Israël, monte au Sinaï et invoque le Nom du Seigneur :

Alors le Seigneur passa devant lui et lui cria Son Nom : Seigneur, Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité, qui garde Sa grâce à des milliers.(Ex 34, 25)

Lorsque Dieu promet à Ézéchiel le rétablissement et la purification d’Israël, il lui dit :

Ce n’est pas à cause de vous que j’agis de la sorte, maison d’Israël, mais c’est pour mon saint Nom que vous avez profané. (Ez 36,25)

Isaïe révèle encore plus la grâce de ce nom :

Pourtant, Tu es notre Père. Si Abraham ne nous a pas reconnu, si Israël ne se souvient pas de nous, Toi, Seigneur, Tu es notre Père, notre Rédempteur. Tel est Ton Nom depuis toujours. (Is 63, 15-16)

La vénération du Nom du Seigneur a une dimension eschatologique. A la suite d’Ézéchiel et d’Isaïe, une antienne de l’Avent en témoigne : “ Ton Nom est proche. ” Le lien entre Dieu et l’homme, dans sa gratuité totale, est inscrit dans ce Nom, donné à Moïse, qui achève de s’expliciter comme Père dans le Nouveau Testament, et qui confère l’être au monde. Comme un nom apprend quelle est l’essence de celui qui le porte, nous contemplons là un immense mystère : nous ne bénéficions pas des dernières émanations de l’amour divin, nous sommes appelés à être placés en son centre, à sa source, dans l’être même de Dieu, qui est l’amour.

L’adoption filiale

L’un des plus beaux textes sur la prédestination est le commencement de l’épître aux Éphésiens, souvent chanté par la liturgie actuelle. Il rappelle la pleine liberté du dessein d’adoption divine, voulu de toute éternité par le Père, manifesté par la Passion du Fils. Nous avons été crées à l’image de Dieu, c’est à dire dans le Fils et en vue du Fils. Nous sommes enfants de Dieu, parce que le Christ est le Fils, et cette filiation est inconcevable sur cette terre. Toutes choses sont destinées à être récapitulées dans le Christ, dit saint Paul. Nous ne sommes pas sauvés individuellement, mais nous aurons la béatitude en tant que membres de la communion des saints, le Corps mystique du Christ. Le salut est proposé à l’humanité entière, qui est un seul Homme. “ Soyez un comme nous sommes un ”, dit le Christ. Le P. de Lubac développe ainsi cette formule dans Catholicisme : “ Il est aussi absurde de parler de plusieurs hommes que de parler de plusieurs dieux dans la Trinité. ”. Pour Origène, le corps terrestre du Christ est en vue de son Corps éternel ; il est allé jusqu’à en parler comme d’une hypostase du Corps Mystique, que nous constituerons dans le mystère d’une union sans confusion au Christ (cité dans Catholicisme).

Notre prédestination est d’être divinisés, de participer à la vie de Dieu, à son Etre, qui est le don total qu’il fait de Soi dans la Trinité. Nous le pouvons par sa volonté, en nous offrant sans réserve au Christ et à la communion des saints.

La colère de Dieu

On comprend donc quelle atteinte la perdition constitue au dessein de Dieu. Elle n’est pas un échec de sa volonté, puisque Dieu veut notre liberté. Les damnés n’ont plus rien qui les rende dignes d’être aimés : seul l’est ce qui vient de Dieu, et ils refusent jusqu’à l’être qu’il leur a donné pour ne jamais leur ôter, car nous avons été crées pour l’Éternité.

Il reste que l’idée de damnation est intolérable. Elle a plongé des saints dans la nuit d’une angoisse sans fond, au point que certains ont voulu faire le sacrifice de leur salut pour celui d’autrui, dans un élan d’amour fou dont l’expression ne saurait être l’objet d’une théologie. Ces saints rejoignent l’angoisse de notre Sauveur à Sa Passion, dans le mystère des larmes de sang qu’il a versées.

“ Je ne suis pas venu juger le monde, mais sauver le monde. Qui me rejette et n’accepte pas ma parole a son juge : la parole que j’ai dite, c’est elle qui le jugera au dernier jour. ”, dit le Seigneur (Jn 12, 47-48). Les descriptions de la colère de Dieu, aussi fréquentes dans le Nouveau que dans l’Ancien Testament, ont la valeur d’un avertissement violent, qui dit le prix que Dieu attache à notre conversion. Elles peuvent se lire dans le sens du livre de Jonas : Ninive s’est convertie, et n’a pas été détruite. Selon Saint Augustin, la prédiction de Jonas s’est accomplie sans qu’il le perçoive, puisque le péché a été détruit en Ninive (La Cité de Dieu, XXII, 24). Ainsi, les images presque insoutenables de certains psaumes méritent-elles d’être méditées, car elles apprennent à quel point Dieu hait le mal plus que nous, même si la distinction entre la faute et les pécheurs n’est pas faite.

Le thème de la coupe permet de comprendre ce qu’est la colère de Dieu. Il est revêtu d’une double valeur, de salut et de perdition :

J’élèverai la coupe du salut
en appelant le Nom de Dieu.

chante le psalmiste (Ps 115, 13). Ou encore :

Le Seigneur, ma part d’héritage, est ma coupe,
C’est Toi qui garantit mon lot. ”(Ps 15, 5)

Les Lévites, en effet, n’avaient pas de terre ; mais la louange du Seigneur est un “ enclos de délices ”, “ un magnifique héritage. ”

Le thème de la coupe de la colère se rattache à l’ivresse de Noé : Noé, après avoir bu du vin donné par le Seigneur, rentre dans sa tente et se met nu. Cham, son fils, le découvre et va chercher ses frères, qui sans regarder leur père, le recouvrent de son manteau. A son réveil, Noé maudit Cham et l’exile.

Dans ses apparitions les plus anciennes, chez Jérémie, chez Habaquq, la coupe de la colère est en lien avec la nudité :

Malheur à qui fait boire à ses voisins, à qui verse son poison jusqu’à les enivrer pour voir leur nudité.(…) Elle passe pour toi, la coupe de la droite du Seigneur, et l’infamie va recouvrir ta gloire. (Ha 2, 15-16)

De plus, le pécheur devient tentateur, comme Cham dans le récit de la Genèse. La coupe du châtiment n’est autre que la coupe de la bénédiction, dont l’homme dans son orgueil abuse, au point d’oublier le Seigneur : son ivresse met à nu son péché. La dépendance de Dieu qu’il a refusée, alors qu’il ne peut vivre hors d’elle, devient son châtiment. L’Apocalypse reprend cette image à plusieurs reprises, pour évoquer les maux de ce monde ou la damnation : celui qui boit

le vin de la fureur de Dieu, préparé dans la coupe de sa colère, subira le supplice du feu et du soufre devant les saints anges et devant l’Agneau. (Ap 14, 10)

C’est cette coupe qui apparaît à Jésus à Gethsemani. Le Sauveur l’accepte pour prendre sur lui tout péché. Sainte Catherine de Sienne enseigne qu’ il souhaite qu’elle s’éloigne pour accomplir sans délai notre salut. L’agonie du Christ est alors la souffrance d’un désir de salut total retardé, contrarié par les hommes, libres de se damner.

L’Enfer, c’est de ne plus aimer, écrit Bernanos. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi qu’une expression familière. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même — comprendre est encore une façon d’aimer— pouvait disparaître, pourtant ? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, O prodige ! (…) Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ces limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irai le disputer à son bourreau. Partager son sort !… Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager. (Journal d’un Curé de Campagne.)

“ Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent.”

On ne peut séparer la justice et la miséricorde de Dieu. Il est vain de les considérer comme contradictoires : comment des attributs de Dieu le seraient-ils ? Comment même seraient-ils juxtaposés ? La Justice est la volonté de Dieu. “ La justice de Dieu, c’est le Christ. ”, écrit saint Augustin (Cité de Dieu, XXII) à la fin du livre où il traite des peines éternelles. Et nous sommes faits pour le Christ.

Amour et vérité se rencontrent,
justice et paix s’embrassent,
la vérité germera de la terre
et du ciel se penchera la justice. (Ps 84)

Les artistes de l’époque gothique plaçaient fréquemment ces allégories, représentées par des couples de jeunes femmes, au début d’une série de fresques ou d’enluminures consacrées au Jugement. Il n’y a pas d’amour authentique possible sans connaissance et rejet du mal, donc sans justice. Le Seigneur pourchasse sans pitié le mal parce qu’il est miséricordieux ; de même, il poursuit le pécheur jusqu’aux tréfonds de son cœur pour lui faire voir son péché, prêt à lui pardonner s’il désire l’aimer, parce qu’il est le Juste, le Dieu fidèle à sa parole.

Nous sommes jugés par la croix du Christ. L’antithèse apparente entre la justice, qui veut que le péché nous sépare de Dieu, et la miséricorde, qui veut nous unir à lui, est totalement brisée par la Passion et la Mort du Seigneur, qui porte nos péchés pour nous guérir.

L’Enfer n’est pas un échec de Dieu, mais le gage de notre liberté. Dieu y règne comme partout ailleurs : les flammes qui brûlent les damnés sont celles de Son amour, qui donne l’existence qu’ils refusent. Tous les hommes, dans l’unité du Corps Mystique du Christ, sont prédestinés à être enfants de Dieu. “ Nul n’arrachera mes brebis de ma main. Le Père qui me les a données est plus grand que tous, et nul ne peut rien arracher de la main du Père. ” dit le Seigneur (Jn 10, 28-29) Comme Jésus l’a inspiré à sainte Catherine de Sienne, “ Nul n’a pouvoir de te séparer de ma grâce et de te rejeter au péché, à toi seul il appartient de changer et de la perdre. ” (Dialogue, IV, ch. 6)

BIBLIOGRAPHIE :

Jean-Miguel Garrigues, Dieu sans idée du mal, Desclée, 1990, 191 p.
Hans Urs von Balthasar, Espérer pour tous, Desclée, 1987, 150 p.

Bruno de La Fortelle, Etudiant en histoire de l’art.

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