Rechercher

Prédicateurs de la grâce. Études sur les mystiques rhénans. (Suzanne Eck)

coll. « Épiphanie », Cerf, Paris, 2009.
Catherine Brion

Comme l’indique le sous-titre, ce livre est composé d’articles d’une moniale dominicaine du monastère d’Unterlinden de Colmar, qui a longtemps vécu à Strasbourg, où Maître Eckhart, Jean Tauler et Henri Suso ont prêché en leur temps. Ils ont été publiés entre 1980 et 2005.

Si l’intérêt de l’auteur pour la mystique rhéno-flamande est né pour des raisons géographiques, il s’est approfondi au contact d’une vieille religieuse de son ordre, qui lui a donné la clef d’entrée de cette mystique par la célèbre phrase du Christ à sainte Catherine de Sienne : « Je suis celui qui est, tu es celle qui n’est pas ! »

Elle commence par nous expliquer que le « Maître », c’est-à-dire Eckhart, partage avec saint Thomas d’Aquin le privilège d’avoir eu la charge d’enseigner deux fois à la faculté de théologie de Paris. Que s’il fut accusé d’hérésies, cela est dû au fait que les fidèles ou les religieuses dont il était chargé pour leur formation spirituelle prenaient en notes ses sermons, qu’il prononçait en haut-allemand, langue du peuple, mais langue peu préparée à exprimer des subtilités théologiques. Cela aussi lui fut reproché, de prêcher au petit peuple des vérités trop difficiles : il répondait que « si l’on ne prêchait pas les ignorants, il n’y aurait bientôt plus de savants » !

Aussi, Jean Tauler, disciple fidèle d’Eckhart, prêchera avec plus de prudence, mais non moins d’empressement : « Dieu veut faire avec l’homme de très grandes choses ». Le Dieu qu’ils prêchent est un Dieu miséricordieux, heureux de pardonner. Tauler, qui fut un pasteur d’âmes prônant la communion fréquente, un grand confesseur, dira pourtant à ceux qui veulent se confesser sans cesse : « Il faut laisser à la contrition le temps de ronger la rouille du péché » et, parlant de ses brebis en recherche d’humilité : « elles sont plus fières que la cathédrale de Cologne ».

Henri Suso, le troisième des grands mystiques rhéno-flamands a défendu le « Maître » avec un grand courage. On l’appelle « le père des pauvres et des pécheurs » ; il faisait pleurer les pécheurs, nous dit Suzanne Eck, et il affirmait que ce Dieu qui est si proche de nous dans le Christ, qui habite en nous, est aussi le Dieu au-dessus de tout, inconnaissable.

L’auteur nous dit que cette spiritualité est une mystique de la grâce et non de la loi, basée sur la confiance, sur l’abandon, mais un abandon actif et intelligent, une confiance totale en la miséricorde divine. Dans le sermon 73, Maître Eckhart dira : « Je suis souvent effrayé quand je dois parler du délaissement total que doit avoir l’âme qui veut parvenir à l’union, car Dieu ne regarde pas les œuvres en soi, mais uniquement ce qu’il y a d’amour, amour que nous manifestons pour Dieu seul  ». Ce sont là, nous instruira Tauler, des sentiments qui s’apprennent que dans le feu de la prière, le feu du Buisson Ardent, dans ce lieu où la conversion essentielle se fait au fond du cœur, là où les œuvres que nous nous proposons sont celles de Dieu et non celles que nous nous imposons à nous-mêmes. Percevoir cela demande une exigence, une finesse de jugement, une souplesse de la volonté, que l’Esprit se charge de perfectionner (Tauler, Sermon 25).

Un paragraphe étonnant, en page 31, nous apprend ce que Tauler appelle la « chasse » en Dieu : c’est une attitude par laquelle Dieu lui-même se met en quête de l’homme pour assurer son bonheur, et si l’homme est trop lent à se tourner vers lui, il le prend au piège de sa miséricorde. Ainsi, l’abandon, cette attitude essentielle pour l’union que l’homme désire à son Dieu, demande de « trouver la porte » : Tauler nous explique que cela se fait à travers une épreuve, généralement une épreuve de déréliction, où l’âme se sent mystérieusement repoussée par son Dieu qu’elle fréquentait familièrement depuis plusieurs années. Cette âme donne raison à Dieu de la rejeter à cause de son indignité, et pourtant elle ne cesse de Le désirer, et ne trouve plus aucune consolation en ceux qui l’entourent. Dieu « nous retire aussi ses faveurs, dans une pédagogie subtile adaptée à chaque personne. Il nous cherche enfin, si nous sommes trop lents à nous tourner vers lui, et nous chasse violemment pour nous acculer à tomber dans le piège de sa miséricorde ». Tauler nous dit donc que Dieu chasse l’homme comme un gibier, jusqu’à ce qu’il soit coincé dans cette situation, dont la seule issue, l’issue de ce mystérieux piège, est de ne vouloir ni sa propre justice, ni sa propre sécurité, mais de s’abandonner à un Dieu qui n’est que miséricorde, une miséricorde incompréhensible, sur laquelle l’homme n’a pas de prise et qui doit venir de Dieu lui-même.

Le livre se termine - ou s’ouvre ! - sur la joie de Dieu chez Eckhart, joie de Dieu qui veut se donner à l’homme et joie de l’homme qui est entré par cette porte qu’est le Christ. Pour cela, il se sert de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine qui d’ailleurs est aussi évoquée à propos de la « chasse ». Cette femme qui jette sa cruche, jette par ce symbole ses habitudes, ses attachements humains ; ce faux mari qu’elle va chercher représente sa funeste recherche du bonheur et dans son empressement à aller amener au Christ ses connaissances, Eckhart perçoit l’irruption de l’Esprit Saint qui a envahi son être, lui a ouvert la porte. Eckhart nous dit : « Tout cela lui arriva lorsqu’elle eut retrouvé son mari ». Suzanne Eck nous explique qu’Eckhart décode lui-même le symbole du mari, la « libre volonté », parce que Dieu ne se manifeste pas complètement à l’âme tant qu’elle n’amène pas son mari : « mais que, dans la Grâce, l’homme reçoit un pouvoir sur son libre vouloir, de sorte qu’il puisse l’unir entièrement à la volonté de Dieu, comme un unique Un. » Nous comprenons qu’il s’agit du Christ, l’Epoux de l’âme, l’unique Epoux de l’âme et qu’Eckart se sert du sacrement du mariage pour exprimer cette pauvreté radicale et cet abandon nécessaire à la venue en nous de notre Dieu.

Dans ce sermon, Eckhart justifiera par trois fois ce qu’on lui a reproché : « Personne ici n’est si grossier, si fruste, ni si incapable qu’il ne puisse par la grâce de Dieu, unir purement et totalement sa volonté à la volonté de Dieu ; dans son désir il n’a qu’à redire alors les paroles de cette femme : Seigneur, montre moi ta volonté la plus chère, et donne-moi la force de l’accomplir ».

Encore un mot ! La joie de Dieu, c’est Dieu lui-même. Etre tout entier en lui, et lui en nous, voilà la joie de Dieu pour Eckhart.

Et pour nous ?

Réalisation : spyrit.net