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Promenade dans un univers enchanté

Étienne Ribot

Tout jeune religieux découvre un jour ou l’autre ce qu’on lui avait caché jusque là : la splendeur de l’Office divin, la jubilation des psaumes, la richesse fantastique de la prière de l’Église. Quand on est simple fidèle, même dans une communauté, il est rare malheureusement que l’on connaisse autre chose que les complies. Si on est passé dans une abbaye bénédictine, on a participé une fois ou l’autre aux vêpres ou à d’autres offices, mais c’est un peu en touriste, on a croisé là une manière de prier très respectable, mais on est prêt à penser qu’il y a des spécialistes pour cela et que, pour les autres, il y a des prières plus accessibles : le rosaire, les chants de louange, que sais-je encore ?

Or, à peine débarqué dans une communauté religieuse, on vous met entre les mains un beau livre (Liturgie des Heures ou Prière du Temps Présent) et on vous dit « tu vas prier avec cela toute ta vie ». Au début, c’est un peu le jeu de piste, il faut s’y retrouver dans les pages, se promener entre l’Ordinaire, le Commun des saints, le Propre des temps liturgiques, on oublie toujours quelque chose, et puis, quand on chante, on découvre avec stupeur la flexe qui termine certains stiques d’une légère inflexion qui n’est pas la médiane, on s’embrouille dans le ton des psaumes, on demeure interdit à l’approche des antiennes, etc... Mais tout cela se met peu à peu en place, quand on a des frères attentionnés pour vous dégrossir et, au bout de deux ou trois mois, on commence à s’y retrouver, si bien que, après un an d’usage quotidien, on maîtrise assez les subtilités du calendrier et de la psalmodie pour emmener son livre avec soi pendant les temps de dispersion et en tirer profit dans la solitude.

Ce qui m’a marqué d’abord, et je ne dois pas être le seul, c’est que l’Office divin nous porte à une autre échelle. Nous étions habitués à chanter sur trois notes et voilà que nous découvrons qu’il y a toute la gamme et même plusieurs gammes. Je me suis trouvé très petit joueur quand j’ai compris qu’il n’y avait pas seulement une prière du matin et une autre du soir, mais qu’on pouvait faire chanter toutes les heures de la journée et, pour un peu, celles de la nuit ! Tenez : « tierce », ça n’a l’air de rien, c’est l’heure du milieu de la matinée, mais j’ai appris à aimer ce moment auquel je n’avais jamais pensé, comme une heure propice à la prière, une prière différente de celle de l’aube ou de midi.

D’autres registres de prière apparaissent, il y a les hymnes, plus proches de nos cantiques, d’accès souvent facile, mais il y a par exemple cette chose curieuse qu’on appelle un répons : une manière de dire et de redire ensemble une phrase toute chargée de sens, pendant qu’un soliste intercale d’autres phrases qui relancent notre prière et la font monter chaque fois d’un cran. Il y a des choses simples, comme les litanies. Mais qui dira l’extrême richesse de l’antienne, cet ancien refrain à la mélodie plus élaborée et qui est désormais apposé au début et à la fin des psaumes, leur donnant du coup toute une couleur, ou les rapprochant d’un passage évangélique, pour étendre encore notre méditation ?

Tout priant de l’Office a le sentiment d’entrer dans une prière, plus vaste et plus solide que la sienne, il est saisi par la prière de l’Église qui l’associe à son chant et l’entraîne dans sa louange. La Liturgie des Heures, à l’inverse de tant de prières composées même par des saints, n’est pas d’un âge ou d’un autre, c’est pourquoi elle peut rester si actuelle, malgré les trésors d’histoire qu’elle véhicule. Elle est la prière de l’Épouse du Christ, jeune comme lui. Elle nous porte au-delà de nous-mêmes et de nos états d’âme, de nos courtes réflexions et de nos ritournelles favorites, jusque sur des rivages inconnus, où « j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir », comme disait le poète.

On dit souvent, et c’est vrai, que l’Office divin est la prière de l’Église, mais on le prend, je crois, en un sens beaucoup trop juridique : ce n’est pas seulement la prière que l’Église a fixée officiellement pour ses prêtres et ses consacrés (et on nous le dit enfin depuis Vatican II : pour tous ses fidèles), sous-entendu : elle pourrait faire autrement. C’est la prière de l’Église parce que celle-ci, et pas une autre, jaillit de son sein, comme l’expression la plus juste de sa relation au Christ. Elle est comme l’écrin irremplaçable au milieu duquel brille le joyau sans pareil qu’est la célébration eucharistique. Mais pour qu’il y ait un tel écrin, si conforme au don reçu, il faut une expérience du mystère du Christ, que seule l’Église renferme en elle.

Et c’est pourquoi la Liturgie des Heures est notre école, et notre principale formation. Elle nous apprend d’abord ce que c’est que prier : pas seulement demander, pas seulement louer Dieu pour les grâces qu’il nous a faites, mais l’écouter, le regarder, le sentir : « goûtez et voyez, comme est bon le Seigneur ! ». Il s’agit de nous intéresser à Lui pour Lui. Et repassant tous les mystères de la vie du Christ, toute l’histoire de la sainteté dans l’Église, nous donnons corps à cette relation qui, sans cela, serait d’une terrible abstraction : « Dieu nul ne l’a jamais vu ! ». S’il s’est rendu visible et sensible parmi nous, notre manière à nous de remonter vers lui sera d’inventorier toutes ces richesses, tous ces hauts-faits de son amour. Mais, en même temps, nous apprendrons à voir derrière chaque épisode de l’histoire sainte que Dieu en Jésus a voulu tisser avec les hommes l’insondable secret du Dieu trois fois saint, le brasier incandescent où nul ne peut pénétrer. Et cela, nous le faisons de fête en fête, de temps liturgique en temps liturgique, en ruminant le texte des antiennes, en découvrant la lecture qui nous est proposée, en nous laissant pétrir par les oraisons où l’Église rassemble toute sa contemplation du mystère pour demander la grâce de participer à un tel don.

L’Office divin, c’est évident, nous apprend à nous nourrir de la Parole biblique. Sans préjudice d’autres approches (lectio divina etc...), il nous distille quotidiennement une part appréciable du trésor des Écritures. Mais, au lieu de nous le déverser sur la tête, ou de nous en gaver, il nous le donne sous des formes extrêmement variées, adaptées : il y a les psaumes, généralement dans leur entier, mais explicités par les antiennes et les petites phrases bibliques ou patristiques mises en exergue sur nos livres de prière, il y a la courte lecture qui dans chaque office nous fait entendre l’appel ou l’encouragement du Seigneur, il y a la lecture plus longue et plus méditative de l’office des vigiles, qui nous dispense une véritable instruction. Toute lecture est suivie d’un répons ou au moins d’un verset, qui en extrait une note particulière et nous permet de nous l’approprier. Mais même ce qui a été composé par l’Église (comme les hymnes ou les oraisons) n’est qu’un écho des données bibliques, une manière de les prolonger. On découvre parfois que les vieux moines parlent comme spontanément le langage de la Bible, comme si c’était devenu leur seule culture, leur langue maternelle, tout le reste n’ayant concouru qu’à cela.

Je dirais aussi que l’Office nous fait découvrir la durée, le temps sur terre, d’une autre manière. Nous ne sommes plus en train de courir après, ou de regretter ce qui nous échappe définitivement, nous découvrons cette place unique que Dieu nous a donnée, cette fragilité heureuse, où nous recevons chaque jour la nourriture nécessaire à notre vie, comme Élie au Kérith. Et ce temps, au lieu d’être tristement quantifié (j’ai deux jours de vacances, trois heures à perdre, cinq minutes de retard), il est d’abord qualifié : c’est cette heure, l’aube, le soir qui tombe, ou le milieu de la nuit, cette heure chargée de références non seulement dans l’harmonie du cosmos mais dans l’histoire du salut, c’est ce jour heureux où je commémore avec les anges la naissance de la Très Sainte Vierge Marie, ou encore ce jour d’effort et de pénitence où je me mets en état de profiter du mystère pascal. Le temps s’anime, chaque cycle est porteur de grâces particulières : l’heure, le jour, la semaine, le mois, l’année, je retrouve des repères connus, mais chaque fois organisés un peu autrement, parce qu’il n’y a pas deux années liturgiques qui sont totalement identiques. Le temps n’est plus mon ennemi, il est complice de ma joie.

Que dirais-je après cela ? L’Office divin nous occupe. Un de ses grands avantages est qu’il est vraiment, au sens propre, un office, une tâche, un travail. Religieux, je ne suis pas un oisif, j’ai mon boulot, moi aussi, et qui me prend pas mal de temps, d’effort, et de travail de préparation. La prière entre dans ma vie, autrement que comme un luxe ou une simple occupation de l’esprit. Il y a des jours où la prière des heures va bousculer l’emploi du temps, m’empêcher de vaquer à mes travaux personnels, il faudra se lever plus tôt, avoir appris des chants, répété des mouvements, nettoyé du linge. Une fête comme l’Ascension, par exemple, qui passe malheureusement si souvent au second plan nécessitera dès la veille le chant des premières Vêpres, et, si l’on tient à ce que le cadre soit adapté à la grandeur de ce qu’on célèbre, voilà qu’il faudra prévoir tapis et fleurs, lumières et orgues. Les vigiles, à quelque heure qu’on les célèbre, nous feront méditer longuement les phrases denses de saint Paul dans l’Epître aux Ephésiens et les élévations de saint Augustin, le Te Deum nous entraînera nous aussi au ciel etc... Et ainsi de suite pour toute la journée. Le soir, le mystère de l’Ascension nous sera un peu rentré dans la peau, ce ne sera plus une vérité de plus dans le Credo, mais notre nourriture pour notre âme, un acquis pour toujours.

Étienne Ribot, novice la Communauté Kefar-Nahum en Israël.

Réalisation : spyrit.net