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Prudence et casuistique

P. Laurent Sentis

Le propre de l’homme est de pouvoir agir en sachant ce qu’il fait. Aussi l’intelligence joue-t-elle un rôle déterminant chez quiconque a le souci de bien agir. Agit bien celui dont l’intelligence est suffisamment fine et suffisamment droite pour prendre en toute circonstance la bonne décision. Cette perfection de l’intelligence, les anciens philosophes et théologiens la nommaient prudence et voyaient en elle une des vertus les plus éminentes. Pour éviter tout contresens, il faut d’abord remarquer que l’usage actuel du mot prudence risque de nous égarer. En effet, dans le français courant, dire d’un homme qu’il est prudent c’est dire qu’il est précautionneux, méfiant, voire timoré. Or ce n’est pas du tout cette attitude que voulait désigner le mot latin prudentia que Cicéron avait forgé pour traduire le mot grec phronésis.

Pour saisir ce qu’est au juste cette vertu de prudence, une étude approfondie de la pensée de saint Thomas d’Aquin serait souhaitable. Nous pourrions découvrir une doctrine étonnamment riche, profonde et cohérente, mais aussi comprendre les difficultés que l’on peut éprouver pour en accueillir la plénitude sans la simplifier et la déformer. De fait, le traité de saint Thomas sur la prudence a été de plus en plus marginalisé dans la théologie morale postérieure au profit du traité de la conscience. La théologie morale, de plus en plus tournée vers les problèmes concrets rencontrés par les confesseurs a privilégié l’étude des cas de conscience. Les excès de ce que l’on nomme casuistique sont connus et beaucoup s’en sont détournés. On peut se demander toutefois si le rejet complet de cette discipline ne présente pas un certain nombre d’inconvénients. Il me semble qu’une opposition radicale entre une doctrine de la prudence et une théologie casuistique n’est pas conforme à la pensée de saint Thomas. Une casuistique bien comprise est non seulement compatible avec la doctrine thomiste de la prudence, mais encore exigée et réglée par cette doctrine. Tel est le point que cet article voudrait mettre en lumière.

A. Une discipline nécessaire

La prudence se présente comme la connaissance intuitive d’un comportement qui, dans une situation concrète, apparaît à la fois habile, réaliste et respectueux des principes fondamentaux de la vie morale. Il est normal de souhaiter la développer en soi. Plus nous serons prudents, plus nous nous sentirons à l’aise dans les limites qui nous sont imposées, et tout spécialement les limites liées a ce que nous avons appelé la communauté dans laquelle nous vivons. Cette affirmation peut s’entendre à plusieurs niveaux. Au plan surnaturel, la charité et les vertus infuses permettent à l’homme de déployer son activité au sein de la mystérieuse communauté que le Christ rassemble par sa grâce et par voie de conséquence dans l’Église qui, certes, comprend des pécheurs, mais qui est surtout la communauté dans laquelle le Christ agit sacramentellement.

L’homme doit aussi vivre dans le cadre de la société civile fondée en principe sur la communauté que les hommes constituent en raison de leur commune nature et qui est régie par la loi naturelle. Plus l’homme est vertueux, et plus il se sent à l’aise avec la loi naturelle et mieux il accepte les règles nécessaires à la vie des diverses communautés (famille, entreprise, associations, nation) auxquelles il appartient.

Il faut cependant considérer que nous sommes tous en chemin, que les vertus acquises ne sont jamais parfaitement développées et que les vertus infuses doivent toujours s’enraciner davantage. Par ailleurs nos péchés nuisent au plein épanouissement de notre vie vertueuse. Enfin, les sociétés concrètes dans lesquelles nous vivons sont marquées par des structures de péché qui nous rendent l’existence parfois pénible. Aussi ne doit-on pas s’étonner si la loi naturelle et si les règlements humains se présentent souvent en opposition avec le désir de l’homme. Une question se pose alors en ce qui concerne les normes concrètes : est-ce qu’une norme s’oppose à mon désir et si oui laquelle. Il revient à la vertu de prudence d’apporter une réponse à ces questions puisque, comme nous l’avons vu, le rôle de cette vertu est d’appliquer les principes généraux aux œuvres particulières. De fait, comme nous l’avons souligné plus haut, la vertu facilite la vie en communauté. Mais on peut comprendre que, dans certains cas, des personnes puissent avouer leur embarras et demander conseil. C’est ainsi que prend naissance toute une réflexion sur l’interprétation des normes. Car, de façon générale, c’est l’application de la norme à une situation concrète qui en fait saisir le sens et la portée, qui donne matière à discussion et à interprétation.

On voit ainsi comment on passe de l’acte de la prudence à quelque chose de plus modeste et de plus limité, que traditionnellement on nomme étude des cas de conscience ou casuistique. Par le fait qu’un conseil est demandé, la réflexion doit se développer de façon discursive et argumentée. Par ailleurs, il ne s’agit plus de parvenir à une décision mais de répondre à une question concernant le caractère moral ou immoral de tel ou tel comportement. L’étude du cas de conscience se borne à examiner si la personne qui demande conseil a raison ou non de craindre que la loi s’oppose à son désir.

La casuistique a parfois tendance à dégénérer en débats stériles et querelles de mots. Aussi, certains pensent qu’on devrait s’en passer complètement. Leurs critiques se développent, à vrai dire, de deux façons différentes. Les uns estiment que chacun doit suivre sa conscience ; les autres que si on se trouve dans l’embarras il suffit de prier et de demander à Dieu sa lumière. Ces affirmations méconnaissent le point qui fait difficulté. Peut on admettre que chacun soit renvoyé à son jugement propre ? Peut on renoncer à confronter des points de vue divergents ? L’homme n’est pas livré à lui-même, mais la parole lui a été donnée précisément pour constituer des communautés et la construction de ces communautés ne peut se faire que par un travail constant de dialogue et d’écoute mutuelle.

La question de l’application des normes et donc de leur interprétation est incontournable. Elle se pose depuis les origines de l’Église. Déjà, dans le peuple juif, les docteurs de la Loi étaient consultés pour les résoudre les difficultés. Et dans l’Église commençante un certain nombre de problèmes se posent en ce qui concerne la pratique de la vie chrétienne. Les apôtres tranchent alors avec autorité. Lorsque les Corinthiens se demandent s’il est permis de manger la viande sacrifiée aux idoles, nous voyons que saint Paul analyse la question sous tous ses aspects avant de donner une réponse précise : on peut manger ces viandes à condition que cela ne soit pas pour un frère une occasion de chute [1]. Nous voyons sur cet exemple le principe de toute casuistique chrétienne : agir en vue de la charité. Mais notre propos n’est pas d’envisager tous les débats qui ont eu lieu au cours de l’histoire de l’Église.

Nous aborderons dans un premier temps une forme ancienne de la casuistique qui est celle de savoir s’il existe des cas ou l’on peut être dispensé d’observer les préceptes du Décalogue. Dans un deuxième temps nous étudierons les principes de la casuistique classique. Enfin, dans un troisième temps, nous essaierons de voir comment à l’heure actuelle une casuistique peut être mise en œuvre dans un souci de fidélité à l’enseignement officiel de l’Église. En particulier, nous étudierons de près la question de l’interprétation de la loi naturelle. On sait en effet qu’il s’agit là d’un point crucial pour la théologie contemporaine.

B. Les préceptes du Décalogue peuvent-ils faire l’objet de dispenses ?

L’intérêt de cette question vient du fait que selon l’opinion commune les préceptes du Décalogue sont une bonne expression des grands principes de la loi naturelle. Or à plusieurs reprises l’Écriture sainte semble indiquer que ces préceptes ne s’imposent pas de façon absolue. Dieu demande à Abraham de sacrifier son propre fils, il invite les Hébreux à s’emparer des dépouilles des Égyptiens et commande à Osée de s’approcher d’une femme qui n’est pas la sienne [2]. Par ailleurs les moralistes chrétiens admettent la légitime défense, la possibilité de prendre sa subsistance en cas d’extrême nécessité, etc. Ne doit-on pas admettre que l’application des préceptes du Décalogue dépend dans une certaine mesure des circonstances ?

Saint Thomas aborde cette question avec clarté et précision. Les préceptes du Décalogue, en proclamant mauvais certains types d’acte (le meurtre, le vol, l’adultère, etc.) sont énoncés de façon universelle et immuable. Toute la question est de savoir si un acte concret est un meurtre, ou un vol, ou un adultère. Or la réponse à ces questions n’est pas immuable.

Tantôt le changement procède exclusivement de l’autorité de Dieu pour ce qui tient de la seule institution divine comme le mariage ; tantôt intervient l’autorité humaine, dans les matières commises à la juridiction des hommes [3].

C’est pourquoi il ne faut pas dire : « le meurtre est permis en cas de légitime défense » mais : « la légitime défense n’est pas un meurtre ». Il ne faut pas dire : « il est permis de voler en cas d’extrême nécessité » mais : « prendre sa subsistance chez autrui en cas d’extrême nécessité n’est pas un vol ». Il ne faut pas dire : « Il est permis de mentir pour protéger un secret » mais : « dissimuler la vérité pour protéger un secret n’est pas un mensonge »

On voit sur ces exemples que, pour Thomas d’Aquin, la théologie morale a devant elle un travail toujours renouvelé à chaque époque. Comme le monde change, il faut avoir le courage de reprendre les problèmes et d’écouter les arguments nouveaux [4]. Mais cela ne rend que plus évident la nécessité d’un magistère. Car plus la discussion est libre, plus sont nécessaires des instances d’arbitrage. Dans toute communauté, il faut que les responsables puissent intervenir pour éviter le risque d’éclatement de la communauté. Et pour que cet arbitrage fonctionne, il faut bien qu’il y ait un juge en dernière instance. Dans l’Église, il en va de même. Le débat est légitime, mais il faut bien qu’il y ait de temps en temps des interventions de l’autorité et donc une autorité qui puisse trancher en dernière instance. Selon notre foi, l’Esprit Saint assiste l’autorité ecclésiastique pour préserver à travers les siècles la droiture de son enseignement. Et cette assistance peut aller jusqu’à rendre possible une intervention infaillible du Pape.

C. La casuistique classique

Nous ne pouvons pas faire ici toute l’histoire de la théologie morale. Le point essentiel à retenir est qu’à partir du XVIIe siècle la casuistique a pris une forme systématique qui a profondément marqué les mentalités. Cette casuistique était liée à une perception de la loi et de la liberté assez différente de celle de Thomas d’Aquin et de ses prédécesseurs [5]. Comme l’explique Servais Pinckaers :

Le principe moteur de cette morale réside dans la tension qui règne entre le liberté et la loi comme entre deux pôles contraires. Selon une comparaison du P. Lehu, la liberté et la loi s’affrontent comme deux propriétaires qui se disputent le champ des actes humains. Ainsi dira-t-on communément « possidet lex », « possidet libertas » selon qu’un acte tombe sous la loi ou est laissé à la liberté. Ce qui appartient à l’un est par là-même enlevé à l’autre. [6]

L’inconvénient majeur de cette problématique est que la vertu de prudence est de moins en moins comprise. Le souci se porte sur la formation de la conscience morale. Agir bien, c’est obéir à la conscience éclairée [7]. Mais, du point de vue de Thomas, fidèle en cela à saint Augustin, l’obéissance peut être motivée par la crainte ou par l’amour. Et la perfection morale consiste à faire le bien par amour du bien. L’homme prudent dispose assurément d’une conscience éclairée, mais, en plus, il perçoit le caractère aimable de ce que la conscience juge moralement correct. L’oubli progressif de cette supériorité de la prudence sur la conscience marquera profondément la culture de l’Europe occidentale et conduira à des réactions assez brutales dont nous n’avons pas fini de subir le contrecoup [8].

Cette remarque étant faite, il faut noter que la casuistique a suscité un débat extrêmement vif et qui garde un grand intérêt pour nous : la question du probabilisme. Le problème a été posé en 1580 par un dominicain espagnol, Barthélémy de Medina qui a écrit : « Il me semble que si une opinion est probable il est permis de la suivre même si l’opinion opposée est plus probable. » [9] Cette affirmation a connu un immense succès, surtout auprès de nombreux moralistes jésuites, et ceux qui l’acceptent ont été nommé probabilistes. Le souci des probabilistes était pastoral. Ils ne voulaient pas ressembler aux pharisiens qui « lient de pesants fardeaux et les imposent sur les épaules des gens » [10]. Ils voulaient faciliter l’accès aux sacrements de Pénitence et d’Eucharistie. Si donc un argument sérieux pouvait être invoqué pour juger qu’un acte est permis, ils estimaient préférable de ne pas exiger que le pénitent renonce à cet acte même si par ailleurs ils estimaient préférable d’y renoncer. L’attitude pastorale du probabiliste consiste à brandir le moins possible l’interdiction. Une telle attitude peut encourager la médiocrité mais elle peut aussi fournir des occasions de proposer la perfection aux pénitents. On renonce à faire peser sur eux une obligation trop lourde, mais on les invite à la génarosité et à un effort accompli non par devoir mais par un désir de perfection.

La querelle du probabilisme est née en raison des abus auxquels se sont livrés certains casuistes. Ces abus ont été dénoncés de façon cinglante et parfois même injuste [11] par Blaise Pascal dans ses célèbres Provinciales. Par la suite les Jansénistes, adversaires des Jésuites, ont propagé une morale rigoriste. Les deux partis en présence ont fait appel au Saint Siège pour obtenir la condamnation de leurs adversaires. La querelle a été apaisée grâce à saint Alphonse de Liguori qui a mis au point le système équiprobabiliste [12]. Disons très schématiquement que le principe de saint Alphonse est le suivant : une loi ne s’impose que si les arguments en sa faveur ont nettement plus de force que les arguments en faveur de la liberté. Si les arguments ont une valeur équivalente de part et d’autre, la loi ne s’impose pas. Saint Alphonse a été déclaré docteur de l’Église et patron des moralistes. Historiquement il a joué un rôle considérable pour faire reculer le rigorisme janséniste. Notons que le saint Curé d’Ars, qui était très strict au début de son ministère, a progressivement adouci sa pratique grâce à l’influence de saint Alphonse.

D. Pour un usage prudent de la casuistique

La casuistique est elle encore utile de nos jours ? De notre point de vue, la manière classique d’aborder les cas de conscience n’est plus souhaitable. Tout d’abord parce qu’elle est liée à une pratique pastorale centrée sur le sacrement de Pénitence et que cette pratique n’est plus la nôtre. Certes le sacrement de Pénitence demeure un lieu privilégié de conversion mais, à l’heure actuelle, il est rarement l’occasion pour un pénitent de soumettre un cas de conscience à son confesseur. Ensuite il est urgent de rendre un rôle de premier plan à la vertu de prudence. Et pour cela, il faut bien garder présent à l’esprit que, grâce à la vertu de prudence, la loi vient développer la liberté et non s’y opposer. Enfin, il faut reconnaître l’influence des dispositions spirituelles pour le discernement. Pour un chrétien, une décision morale est celle que prendrait un homme désireux d’être et de se maintenir en communion avec Dieu.

Cependant il ne faut pas s’imaginer qu’on peut se débarrasser définitivement de toute perplexité devant certaines situations difficiles. D’un côté, se manifestera un certain désir, de l’autre, la crainte de transgresser telle ou telle norme. Confronté à ce type de difficultés, le chrétien pourra trouver un certain secours dans la casuistique : d’une part, pour se former un jugement éclairé et argumenté, d’autre part, pour aider les personnes qui viendront lui demander conseil.

1) L’interprétation de la loi naturelle

Parmi les cas de conscience, il en est certains qui sont particulièrement difficiles à traiter : ce sont ceux où il est demandé si tel acte précis, envisagé dans sa matérialité (c’est-à-dire l’action extérieure abstraction faite de l’intention et des motivations et de l’état spirituel de celui qui agit) est ou non conforme à la loi naturelle [13]. Du point de vue de la théologie morale de saint Thomas, le point de vue déterminant est celui de la finalité. Compte tenu de ce point de vue, il convient de distinguer trois formes de prudence [14]. Il y a tout d’abord la prudence vraie et parfaite qui permet d’agir en vue de la finalité ultime : la vie en communion avec Dieu. Les actes posés alors sont évidemment conformes à la loi naturelle. Il y a aussi une prudence vraie mais imparfaite qui peut se trouver chez un homme qui n’est pas en état de grâce [15] et qui lui permet de poser certains actes bons. Ces actes sont ainsi caractérisés : il sont conformes à la loi naturelle et ont pour finalité une fin qui est bonne (le bien commun d’un groupe par exemple [16]) sans être la fin ultime, mais sans être en contradiction avec la fin ultime. Il existe enfin une troisième forme de prudence, qui n’est pas vraie mais apparente, et qui conduit à poser des actes qui, extérieurement, peuvent être conformes ou non à la loi naturelle, mais en vue d’une fin qui n’est bonne qu’en apparence.

Tout acte conforme à la loi naturelle peut être accompli en vue de la fin ultime de l’homme [17]. Ainsi l’acte sexuel ouvert à la procréation et accompli de plein gré entre mari et femme est sanctifié par le sacrement du mariage. En revanche, un acte non conforme à la loi naturelle appartient nécessairement à la troisième catégorie et ne pourra jamais être choisi par un homme dont la prudence est vraie, parfaite ou imparfaite. Ainsi, le viol ne peut jamais être accompli en vue d’une fin bonne, car de toute évidence il est non conforme à la loi naturelle. Mais parfois les problèmes posés sont beaucoup plus complexes et, lorsqu’un homme n’agit pas en vue de la fin ultime, sa bonne intention ne garantit pas que l’acte qu’il pose est bon. La raison d’État est souvent le prétexte pour commettre des crimes. Et parfois, nous nous donnons d’excellentes raisons pour agir de façon immorale. Si donc on fait abstraction de la destinée surnaturelle, il est très délicat de prendre comme critère de moralité le fait qu’un acte puisse être utilisé pour atteindre un objectif qui par ailleurs est respectable. Quand il s’agit de certains actes, on peut se trouver en état d’hésitation pour savoir s’ils sont ou non conformes à la loi naturelle. Mais comme dit saint Thomas : « Là où la raison fait défaut, il faut recourir à la loi éternelle » [18]. Aussi, il est possible de sortir du doute en se demandant si l’action envisagée peut être ordonnée à la fin ultime. Si c’est impossible, c’est qu’elle est non conforme à la loi naturelle.

Le théologien moraliste se trouve ainsi conduit à une situation paradoxale. La question de la conformité d’un acte à la loi naturelle semble se situer au niveau de la raison. Mais pour sortir de l’hésitation, il est parfois conduit à prendre en considération un point de vue qui dépasse les forces de la raison. Il s’appuie alors sur la Tradition de l’Église. Il se réfère à l’Écriture Sainte, aux décisions de l’Église, à l’enseignement des théologiens approuvés par l’Église, il prend aussi en considération les arguments des personnes réputées pour leur science et leur fidélité chrétienne, il se soumet par avance à l’autorité de l’Église qui juge en dernière instance. Dans tout ce travail, il demande le secours de l’Esprit Saint pour éclairer son intelligence [19].

Il est normal qu’il en soit ainsi. La loi naturelle est assurément une œuvre de raison et elle se trouve présente dans le cœur de tout homme. Néanmoins la raison de l’homme est inachevée, imparfaite. Si elle pouvait résoudre tous les problèmes moraux, elle en viendrait à croire qu’elle est autosuffisante. En éprouvant son insuffisance elle est placée dans une situation d’ouverture à une lumière plus haute.

Ce que nous venons de dire nous permet de mieux comprendre l’autorité de l’Église dans le domaine moral et tout particulièrement en ce qui concerne l’interprétation de la loi naturelle. Parce que l’Église a reçu du Sauveur la charge de communiquer la vie théologale, elle est en mesure de signaler les actes qui sont incompatibles avec cette vie théologale.

Il est inévitable que ceux qui font abstraction de cette dimension théologale soient parfois conduits à un jugement différent. En général, ils ont le souci de favoriser la bonne entente entre les hommes dans le cadre de la société civile. Mais selon la logique propre de la vie politique et en raison des structures de péchés qui marquent toute société terrestre, le bien commun est facilement invoqué pour tolérer ou justifier des actes incompatibles avec la fin ultime de l’homme [20]. Il arrive ainsi que, de temps à autre, un jugement moral qui fait abstraction de la fin ultime de l’homme ne coïncide pas avec celui du magistère ecclésiastique.

On touche du doigt ici le mystère de l’homme qui découvre en lui les principes d’une loi dont l’utilité est double. La loi naturelle est utile pour la définition des règles du bon fonctionnement de la cité terrestre, mais elle est aussi utile pour nous préparer l’homme à recevoir une loi plus haute ordonnée à la communauté de vie avec Dieu pour laquelle nous sommes faits. Aussi le magistère ecclésiastique ne peut s’adresser aux seuls chrétiens comme si la loi naturelle n’était pas aussi présente dans le cœur des non-chrétiens et des pécheurs [21], mais il ne peut non plus interpréter cette loi comme s’il ignorait que l’homme est fait pour la vie en communion avec Dieu. C’est pourquoi en définitive il est souvent incompris de ceux qui étudient les problèmes moraux dans une perspective strictement rationnelle. L’expérience montre que ceux qui cherchent à définir une morale purement rationnelle sont souvent plus laxistes que l’Église en ce qui concerne la vie privée, mais parfois plus rigoristes qu’elle dans certains domaines [22]. L’accord reconnu au niveau des principes généraux entre la morale chrétienne et les morales rationnelles ne garantit pas la convergence dans la solution des cas concrets. Le moraliste chrétien d’abord soucieux de ce qui est nécessaire pour la vie en communion avec Dieu peut envisager certaines situations autrement que le moraliste rationaliste qui raisonne en prenant uniquement en considération les nécessités des communautés terrestres.

2) La casuistique comme exercice scolaire

Dans le domaine moral, beaucoup de gens se fient à leur intuition. Et il est vrai que s’ils sont vertueux et expérimentés, ils ont souvent raison. Cependant nul n’est assuré de disposer à tout moment d’une vertu et d’une expérience suffisante pour résoudre convenablement toutes les difficultés. Aussi convient-il de vérifier son opinion en la confrontant à celle d’autrui. Et pour que cela se passe de façon fructueuse, un peu de méthode est souhaitable. Cela conduit bien sûr à donner à la réflexion morale une forme un peu scolaire difficilement utilisable dans la vie concrète. Il en est de la morale comme de toutes les activités humaines. Les exercices destinés à l’apprentissage ont quelque chose d’un peu artificiel. Mais ils sont nécessaires pour acquérir une certaine aisance. Avant de donner un concert, le pianiste a d’abord passé des heures à faire des gammes. De même, les exercices de casuistique peuvent contribuer à développer certains aspects de la prudence. Cette prudence exercée par la casuistique se manifeste par une certaine finesse dans l’analyse, le caractère nuancé des jugements et la clarté dans les explications.

Comment aborder un cas de conscience ?

1°) Si possible envisager une situation réelle. Soit un problème que l’on s’est posé à soi-même, soit une question qui nous a été soumise.

2°) Dégager le point qui fait difficulté : d’un côté un désir d’accomplir un acte, de l’autre la crainte que cet acte soit condamné par une norme.

3°) Développer les arguments en faveur de l’interdiction et les objections qui peuvent être faites à ces arguments.

4°) Développer les arguments en faveur du désir et les objections qui peuvent être faites à ces arguments.

5°) Donner une solution en distinguant éventuellement ce que dirait un probabiliste, un probabilioriste et un équiprobabiliste.

Une telle réflexion peut faire l’objet d’un travail de groupe. Une personne est chargée de jouer le rôle de la personne qui se trouve confrontée à une situation difficile. Une autre est chargée de jouer le rôle d’un moraliste rigoriste soucieux d’étendre le champ d’interdiction de la loi. Une autre jouera le rôle du moraliste laxiste soucieux de s’opposer le moins possible au désir des gens. Enfin, les autres membres du groupe sont invités à prononcer un avis motivé.

Dans tous les cas l’exercice doit être corrigé par un professeur qui en profite pour donner les éléments qui n’ont pas été considérés avec suffisamment d’attention.

L’intérêt d’un tel exercice, qu’il soit individuel ou communautaire, est d’abord d’apprendre à suspendre temporairement son jugement. Spontanément, nous avons un avis à donner sur n’importe quelle situation. Or, même si cet avis est souvent juste, et surtout s’il est souvent juste, il est bon d’apprendre à s’en méfier et de commencer par examiner le dossier dans son ensemble. On découvre ainsi que l’interprétation des lois n’est pas aussi simple que l’on pouvait le penser, que des personnes sérieuses peuvent avoir sur un point précis des avis divergents, qu’il convient de juger avec modestie en ayant conscience du fait que l’on peut se tromper et en ayant plus de respect pour les personnes qui sont d’un avis différents du nôtre. On acquiert ainsi une disposition intérieure qui facilite la relation à autrui et en particulier à l’égard de ceux qui exercent l’autorité.

3) Usage pastoral de la casuistique

Parmi les personnes qui nous demandent conseil, on peut distinguer deux types de sollicitation. Tout d’abord il y a ceux qui, au fond, savent ce qui est moralement prescrit. Mais ils ont des difficultés, soit parce qu’ils ne voient pas le bien-fondé de la prescription, soit parce qu’ils rencontrent divers obstacles intérieurs et extérieurs. Dans ce cas, il est clair que la casuistique n’a pas à intervenir. En revanche celui qui veut aider ces personnes doit mettre en œuvre la vertu de prudence et développer cette vertu chez la personne qu’elle veut aider.

Mais il y a d’autres personnes dont le jugement moral est erroné ou qui sont dans une véritable perplexité. On s’aperçoit alors de tout le bénéfice que l’on peut tirer du travail fourni en théologie morale. Ce travail nous permettra en effet de bien comprendre les arguments de la personne qui s’adresse à nous. Quand cette personne se sentira comprise, elle sera dans un bonne disposition pour écouter les arguments qui motivent notre jugement. Et l’expérience prouve que souvent les gens acceptent de changer d’avis. En revanche, si on se contente d’affirmer un jugement moral sans être mesure de l’étayer, même si ce jugement est celui de l’Église, l’expérience prouve que les gens restent sur leurs positions parfois même en se crispant davantage.

Bibliographie

Saint Thomas, La prudence, introduction, notes et renseignements techniques par Th. Deman, Desclée, Paris, Tournai, Rome, 1949.

Blaise Pascal, Les provinciales.

Jean Paul II, La splendeur de la vérité, Mame, Plon, Paris, 1993.

Th. Deman, « Probabilisme » dans le Dictionnaire de théologie catholique.

Théodule Rey-Mermet, La morale selon saint Alphonse de Liguori, Le Cerf, Paris, 1987.

Bernard Sesboué, « Le sensus fidelium en morale à la lumière de Vatican II » dans Le Supplément, n° 181.

Paul Valadier, Éloge de la conscience, Le Seuil, Paris, 1994.

Exemples de cas de conscience assez complexes

* Un père de famille au chômage se voit proposer un emploi de comptable dans une entreprise qui produit des vidéo-cassettes dont certaines sont à caractère pornographique.

* Un patron de bar sait que, dans son établissement, on vend de la marijuana. Doit-il avertir la police ?

* Une personne a une employée de maison non déclarée. Elle s’aperçoit que cette employée est une étrangère en situation irrégulière et non régularisable. Que doit-elle faire ?

* Peut-on faire travailler quelqu’un sans le déclarer lorsqu’on ne trouve personne d’autre ?

* Un cadre travaille dans une grande entreprise. Pour décrocher des marchés il sent qu’il faut verser des pots de vin.

* Un professeur peut-il accepter des cadeaux venant de parents dont les élèves ont de mauvais résultats dans sa discipline ?

* Une jeune fille est enceinte. Faut-il inciter au mariage ?

* Une personne met son appartement en location. Ceux qui proposent le loyer le plus intéressant sont les représentants d’une secte.

* Un garçon de quatorze ans est indocile et ne travaille pas. Les parents entendent parler d’une école privée où la discipline est stricte mais où la formation religieuse est assurée par des prêtres intégristes.

P. Laurent Sentis, prêtre, docteur en théologie. Professeur de théologie morale au séminaire de Toulon.

[1] . 1 Corinthiens 8.

[2] Genèse 22 ; Exode 12 ; Osée 1.

[3] Ia IIæ q100 a8.

[4] C’est ainsi qu’après avoir longtemps condamné le prêt à intérêt en disant qu’il s’agissait d’usure, l’Église, tout en continuant à condamner l’usure, a reconnu que le prêt à intérêt pouvait ne pas être usuraire. Voir à ce sujet l’article de Bernard Sesboué : « Le sensus fidelium en morale à la lumière de Vatican II » dans Le Supplément, n° 181, p. 153.

[5] Pour saint Thomas, par exemple, la prudence donne une familiarité avec la loi qui permet d’agir librement dans le cadre défini par cette loi. Dans cette perspective, on ne saurait envisager d’opposition entre la loi et la liberté. Il convient plutôt de parler du conflit intérieur vécu par celui dont le désir se heurte à la crainte de transgresser une norme et de subir le châtiment lié à cette transgression.

[6] Les sources de la morale chrétienne, p. 275.

[7] À la limite dans le sillage d’Emmanuel Kant on en vient à opposer une morale du devoir à une morale du bonheur. Seule est morale l’obéissance au devoir parce que seule elle est désintéressée. La prudence réduite à la simple habileté se trouve exclue du champ de la morale. On peut consulter à ce sujet Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1986, p.186.

[8] La morale du devoir radicalisée par E. Kant sera l’objet de la très dure critique de Nietzsche. Mais ce débat n’a pas été purement philosophique. Le moralisme a marqué la culture et la méfiance envers la morale est loin d’avoir disparu.

[9] Texte cité par Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, p. 281. Pour un exposé complet sur le probabilisme voir Th. Deman, « Probabilisme » dans le Dictionnaire de théologie catholique, t. 13 col. 417.

[10] Matthieu 23, 4.

[11] Dans son Éloge de la conscience (Le Seuil, Paris, 1994) Paul Valadier se livre à une critique de Pascal vigoureuse et non dépourvue de polémique.

[12] Pour une bonne présentation de saint Alphonse et de l’équiprobabilisme voir Théodule Rey-Mermet, La morale selon saint Alphonse de Liguori, Le Cerf, Paris, 1987.

[13] C’est tout le problème de savoir s’il existe des actes intrinsèquement mauvais. Nous savons que c’est pour maintenir une réponse positive à cette question que le pape Jean-Paul II a publié l’encyclique Veritatis Splendor le 6 août 1993. Pour une étude approfondie de cette question voir Servais Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire, Cerf, Paris 1986.

[14] IIa IIæ q47 a13.

[15] Les vertus acquises peuvent exister sans la charité comme elles ont existé de fait chez beauoup de païens ( Ia IIæ q 65 a2)

[16] Conservatio civitatis (IIa IIæ q 24 a7)

[17] La charité ordonne les actes de toutes les autres vertus à la fin ultime (IIa IIæ q24 a8).

[18] Ia IIæ q19 a4. Dans le même sens, pour montrer la nécessité de la loi divine, Thomas donne quatre arguments dont le deuxième est le suivant : « En raison de l’incertitude du jugement humain, surtout en ce qui concerne les choses contingentes et particulières, il arrive en ce qui concerne les actes humains divers qu’il y ait des jugements divers desquels dérivent des lois diverses et contraires. Donc pour que l’homme puisse savoir sans aucune hésitation ce qu’il doit faire et éviter, il fut nécessaire que dans les actes qui lui sont propres il soit dirigé par une loi donnée de façon divine et au sujet de laquelle il soit établi qu’on ne peut errer. » (Ia IIæ q91 a4)

[19] Ce rôle de la grâce dans la formation du jugement moral est reconnu par saint Thomas dans son étude du don d’intelligence. Il se demande si ce don à une fonction pratique. Pour répondre négativement, on pourrait remarquer que : « Les œuvres de l’homme ne dépassent pas la raison naturelle puisque c’est elle qui a la direction dans les choses à faire. » Thomas répond : « Les actes humains ont pour règle la raison humaine et la loi éternelle. Mais la loi éternelle dépasse la raison naturelle. C’est aussi pour cela que la connaissance des actes humains en tant qu’ils sont réglés par la loi éternelle dépasse la raison naturelle et a besoin de la surnaturelle lumière que lui procure le don de l’Esprit Saint. » (IIa IIæ q8 a3 ad 3um)

[20] Que doit faire un homme vertueux chrétien ou non dans ce type de situation ? Voilà une source de nombreux cas de conscience.

[21] L’Église catholique a toujours estimé que son devoir était de s’adresser aux sociétés. On mesure la difficulté qu’éprouvent les autorités écclésiastiques : elles doivent dire une parole vraie et utile et qui ne méconnaisse pas les problèmes réels rencontrés par ceux qui gouvernent la société civile.

[22] Pensons à la doctrine de Kant sur le mensonge.

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