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Qu’est-ce qu’un éon ?

Benedictus

Si un lecteur curieux de l’édition 1998 de la Bible de Jérusalem, que j’avais achetée en format de poche à l’époque, aborde la Lettre aux Hébreux, il lit, avec un peu d’étonnement : « Après avoir, à maintes reprises et sous des formes diverses, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par un Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les éons. » L’étonnement porte sur le dernier mot, certainement plus connu des habitués des mots croisés que des chrétiens pratiquants… Un regard dans le Petit Robert donne, à l’entrée éon, une définition sans limpidité véritable, que le Dictionnaire de l’Académie française, accessible en ligne, clarifie heureusement : « [philosophique] Chez certains néoplatoniciens et chez les gnostiques, substance éternelle émanée de l’Être divin et par laquelle s’exerce son action sur le monde. » L’auteur de la Lettre aux Hébreux serait-il donc à ranger parmi les néoplatoniciens ou les gnostiques, dont on ne peut dire qu’ils aient professé une doctrine chrétienne droite (orthodoxe) ?

Il faut donc continuer à chercher. Un recours à l’encyclopédie en ligne Wikipedia fournit un sens plus intéressant pour le contexte de cette lettre : il donne en effet accès à la Charte stratigraphique internationale (édition de 2012), dans laquelle nous comprenons assez vite que le mot éon désigne une unité temporelle en géologie ou paléontologie ; c’est l’unité supérieure, qui se divise en ères (comme le mésozoïque), elles-mêmes subdivisées en périodes géologiques (comme le jurassique), etc. Nous trouvons ici un terrain de rapprochement plus solide, quoique pas encore très explicite, avec d’autres traductions usuelles, comme celle de la TOB (version 2010), « par qui aussi il a créé les mondes », la traduction liturgique actuelle de l’Église catholique, « et par qui il a créé les mondes », et la plus explicite, celle de la Bible Segond (version 2007), en usage dans les communautés protestantes, « et c’est par lui aussi qu’il a créé l’univers ».

Une autre direction de recherche semble plus prometteuse encore. Elle vient de l’en-tête de la rubrique éon du Dictionnaire de l’Académie, qui précède la définition que nous avons donnée : « n. m. XVIIIe siècle. Emprunté du latin aeon, du grec aiôn, "force vitale, vie", d’où "durée de la vie", puis "durée, éternité". » Il suffit donc de se reporter, si on est helléniste, au texte grec de l’Épître aux Hébreux, qui comporte effectivement, comme dernier mot de cette phrase, le terme aiônas, forme du mot aiôn indiquant que le terme est complément d’objet (du verbe epoiêsen, « il fit »). Tout semble donc s’éclairer : le traducteur a simplement choisi un mot français qui vient du mot grec (par le latin) et qui est proche de sa transcription. Ce n’est donc pas tant la définition actuelle que l’étymologie du mot qui explique son emploi dans ce passage de l’Épître aux Hébreux, tel qu’il se lit dans la version 1998 de la Bible de Jérusalem  ; on comprend que cette traduction ait été abandonnée dans les éditions ultérieures.

Toutefois, puisque nous avons abordé le texte grec, il faut aller plus loin. Quel est le sens du mot en grec classique ? Le mot ne se trouve-t-il pas ailleurs dans le Nouveau Testament ? Pour essayer de répondre brièvement à ces deux questions, il convient dans un premier temps de consulter un dictionnaire grec ; celui toujours utile d’A. Bailly donne, comme le plus ancien, le sens homérique de « durée de la vie (humaine) », puis celui de « longue durée », enfin « éternité », usage de l’époque classique (Isocrate, Platon). Un petit regard sur la partie étymologique de la rubrique du Bailly indique la parenté avec l’adverbe usuel aei, « toujours », et avec le latin aevum, « durée, temps, durée de la vie, âge, époque, siècle » (d’après le Grand Gaffiot, 2000). Pour résumer, aiôn exprime donc la notion d’un temps qui dure, un temps long, à l’échelle de la vie d’un homme, ou même un temps aussi long qu’on peut l’imaginer (éternité).

Dans un second temps, la consultation de l’excellente Concordance de la Traduction œcuménique de la Bible (2002) permet de comptabiliser près de cent emplois du mot dans le Nouveau Testament. Il se trouve parfois utilisé au singulier, mais le plus souvent au pluriel. Les emplois les plus simples correspondent au sens premier du mot, le sens temporel. On trouve ainsi au singulier une opposition entre l’époque présente – le siècle présent – et l’époque, le siècle à venir (en tô aiôni toutô / en tô mellonti) : « à celui qui a parlé contre l’Esprit Saint, on ne lui remettra ni dans ce siècle, ni dans le siècle à venir » (Mt 12, 32, trad. Crampon, 1923).

Autre emploi temporel au singulier, qui nous paraît peut-être moins simple, parce que la signification évoquée a quasiment disparu de la culture ambiante : sans aucun autre déterminatif que l’article, aiôn peut signifier « l’éternité ». Ainsi, dans le « Discours du pain de vie », Jésus dit : « Je suis le pain vivant descendu du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. » (Jn 6, 51, trad. TOB) « Pour l’éternité » (eis ton aiôna), c’est-à-dire pour le siècle, pour l’époque par excellence, celle dont la durée est la durée même. La différence de préposition avec l’expression précédente est significative : eis indique un mouvement, alors que en indique une situation ; eis tous aiônas (« pour l’éternité ») nous conduit en avant, vers l’avenir ; en tô aiôni (« dans le siècle ») nous garde dans un temps indéterminé, qu’un participe employé comme adjectif viendra préciser (présent ou à venir). La même chose peut se dire avec le mot au pluriel, mais il est alors redoublé, ce qui donne un côté superlatif à l’expression : eis tous aiônas, tôn aiônôn, « dans les siècles des siècles », formule qui conclut souvent les doxologies, louanges adressées à Dieu : « à Dieu, seul sage, gloire, par Jésus-Christ, aux siècles des siècles ! Amen. » (Rm 16, 27)

Mais dans d’autres emplois, le mot aiôn n’a visiblement pas (ou pas seulement) un sens temporel. Au singulier, il se charge d’une double connotation, objective et subjective. Ainsi, dans le développement de la parabole du semeur, Jésus explique le sort divers du grain jeté : « Celui qui a été ensemencé dans les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole et il reste sans fruit. » (Mt 13, 22 ; trad. TOB) De façon plus littérale, on peut aussi traduire l’expression centrale, ê merimna tou aiônos, par « les sollicitudes du siècle » (trad. Crampon). Dans cette dernière traduction, il est clair que le mot « siècle » désigne plus qu’une unité temporelle. Il désigne un ensemble de réalités sociales, que les traductions contemporaines préfèrent rendre par « monde » – et c’est une connotation objective donnée au mot. Mais l’expression a aussi une connotation subjective : cet ensemble de réalités qui nous entoure est ici considéré comme un obstacle à l’écoute de la Parole, donc un obstacle à une relation vraie entre les hommes et Dieu ; dans le langage de Jésus, tel que nous le rapporte l’évangéliste Matthieu, le mot aiôn peut donc recevoir une connotation péjorative, très proche de celle revêtue par le mot kosmos, « monde », dans l’évangile selon saint Jean. Une telle inflexion de sens n’est pas propre à un ou deux auteurs du Nouveau Testament, on la retrouve chez saint Paul : « Où est le sage ? Où est le docteur de la loi ? Où est le raisonneur de ce siècle ? » (1 Co 1, 20) Elle est donc bien cohérente avec le message chrétien : c’est un jugement négatif porté sur l’époque dans laquelle nous vivons, parce qu’elle refuse Dieu. Et ce qui était vrai du temps de Jésus l’est encore du nôtre, parce que la parole de Jésus ne passe pas, mais est constamment relue par des hommes et des femmes, et ainsi réactualisée.

Une telle épaisseur sémantique du mot peut être analysée en termes historiques plus fins, en faisant appel à la connaissance que nous avons aujourd’hui du judaïsme contemporain de Jésus et de ses disciples. On peut ainsi apprécier, à propos de la parole de saint Paul, « ne vous conformez pas au monde présent » (Rm 2, 12 ; tô aiôni toutô), ce commentaire : « litt. cet éon. Les premiers chrétiens empruntent au judaïsme sa considération de deux grandes ères dans l’histoire du monde : le siècle présent, où le mal règne ouvertement, et le siècle à venir, où Dieu manifestera son règne. Mais pour Paul, comme pour la plupart des auteurs chrétiens, le monde à venir a déjà commencé avec la venue du Christ… » (TOB, version intégrale, 1994, p. 27) De la sorte, nous percevons mieux comment de tels emplois du mot, qui donnent une connotation péjorative à l’expression « ce siècle, ce monde », s’insèrent dans une compréhension globale de l’action de Dieu parmi nous.

Cela est encore plus évident lorsque le mot aiôn est employé au pluriel : il se charge alors d’harmoniques un peu différentes, qui conduisent à lever le regard de ce qui nous entoure vers plus haut. En effet, dans la Première épître aux Corinthiens, nous lisons encore : « Nous enseignons la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée, que Dieu, avant les siècles, avait d’avance destinée à notre gloire. » (1 Co 2, 7) L’expression « avant les siècles » (pro tôn aiônôn) est bien temporelle, et cependant elle fait référence à une réalité qui dépasse la notion même de temps : elle fait percevoir que le temps, celui dans lequel nous vivons et dans lequel ceux qui nous précédent ont vécu, comme ceux qui nous suivront, est englobé dans quelque chose de plus grand. En un mot, elle montre que le temps est dans les mains de Dieu et elle fait référence à ce que la Bible appelle la Création. Cela se comprend encore plus aisément dans cette doxologie : « Au roi des siècles, au Dieu immortel, invisible et unique, honneur et gloire, pour les siècles des siècles. » (1 Tm 1, 17) Il est ici clair que le mot aiôn, au pluriel, renvoie à l’ensemble des choses créées, mais en tant qu’elles existent dans le temps et durent. C’est ici la dimension temporelle de la création que nous apercevons, non pas seulement sous le mode des sept jours que nous décrit le début du livre de la Genèse (Gn 1-2), mais sous le mode des grandes époques de l’humanité.

Il me semble que c’est dans cette perspective que nous devons étudier le texte de la Lettre aux Hébreux abordé en introduction, dont nous retenions, parmi les traductions, celle de la Bible de Segond qui nous paraissait la plus explicite : « et c’est par lui aussi qu’il a créé l’univers » (littéralement : « les siècles »). La référence à des éons, entendus au sens gnostique, comme une pluralité d’être intermédiaires entre Dieu et l’homme, ne semble pas du tout s’imposer dans ce texte, même si elle reste une interprétation possible, dans l’idée d’une intégration de toutes les conceptions païennes de la création que réalise déjà le texte de la Genèse, comme le montre cet autre passage de la même lettre : « Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été organisés par la parole de Dieu (katêrtisthai tous aiônas tô rêmati theou). Il s’ensuit que le monde visible ne prend pas son origine en des apparences. » (He 11, 3) Cette pluralité des échelles de la création, qui comprend aussi bien le monde angélique que le monde visible, végétal et animal, et qui culmine dans l’être humain, est tout entière entre les mains de Dieu. À l’épaisseur temporelle de la création se joint ici son épaisseur ontologique.

Il est temps de conclure… Une analyse des emplois néotestamentaires du mot grec aiôn, parfois imprudemment traduit par « éon », conduit à une compréhension profondément spirituelle du temps dans lequel nous vivons. La notion même de durée, inhérente au mot grec, et qui vient, pour chacun de nous, de la considération des années qui passent dans notre vie, s’ouvre sur l’idée d’une extension infinie de cette durée que constitue l’éternité, non pas de façon abstraite, mais comme l’accomplissement de notre vie en Jésus. Elle s’ouvre aussi sur le monde qui nous entoure, compris comme soumis à l’autorité divine et reposant dans sa main comme on représente souvent le globe terrestre dans la main droite du Père : la grande variété de cet univers, dans son extension ontologique comme temporelle, est toute entière ordonnée à la gloire de Dieu. Il nous reste à adhérer à ce dessein bienveillant du Père en suivant Jésus jour après jour, au long des âges de notre vie, dans la docilité à l’Esprit.

Réalisation : spyrit.net