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Qu’est-ce qu’un séminariste ?

P. Nicodème Ferré

« Nul n’a vocation à être séminariste », m’avait déclaré un jeune prêtre lors de mon entrée au séminaire. Et, en effet, alors que l’état de séminariste m’avait toujours semblé un entre-deux dans lequel je ne m’étais jamais senti à mon aise, maintenant que je suis prêtre, je réalise que j’ai grandi à la stature adulte que le Christ voulait pour moi.

Pourtant, me retrouvant maintenant à la place du prêtre qui peut encourager ses jeunes frères séminaristes et leur donner quelques indications sur la route qu’il a parcourue et qu’ils parcourent, je me demande comment je peux leur répéter que « nul n’a vocation à être séminariste.  » En effet, si nul n’a vocation à rester séminariste, le passage par cet état est une nécessité de la vocation sacerdotale ; et si chacun se définit par sa place dans le dessein divin, qui est le séminariste, celui dont l’appel ne se conjugue qu’au futur ? Qui est celui qui pour se définir est obligé de dire : « je suis un futur prêtre » ou bien « je me prépare à être prêtre » ?

Une crise identitaire

Être séminariste [1] s’apparente à se tenir debout sur une planche de bois dérivant au milieu des vagues. On y a souvent le mal de mer et le déséquilibre permanent peut nous mettre à l’eau à tout moment. Généralement, le pratiquant d’un tel exercice s’y sent plutôt mal à l’aise, et ainsi en va-t-il du séminariste. Dans un premier temps, je voudrais tenter d’exposer ici les raisons de cette situation. Elles sont corrélées et ont toutes trait au caractère passager de l’état de séminariste. Parmi elles, j’en distinguerai trois.

La première est liée à l’histoire de la vocation du séminariste. Il a voulu suivre le Christ, il est parti mais il ignore encore s’il va arriver. Il a abandonné un certain nombre de possibilités qui s’ouvraient à lui : l’amour d’une femme, l’éventualité d’une famille, des perspectives de carrière, etc. Il s’est éloigné de ceux qui faisaient son quotidien : sa famille, ses amis, ses collègues. Mais, pour un temps, ces renoncements radicaux sont encore très à vif et ils n’ont pas encore été envahis par la grâce que sera le don définitif de sa personne au Christ. Autrement dit, le renoncement est provisoire et le provisoire provoque une instabilité que seul le choix définitif d’un état de vie pourra équilibrer.

La seconde et la troisième raisons sont en rapport avec son identité spirituelle selon que l’on voit cette identité de l’extérieur ou de l’intérieur. Vu de l’extérieur, le séminariste est assujetti à une décision que l’Église par la voix de ses supérieurs, et ultimement de son évêque, va prendre sur lui et qui déterminera son statut ecclésial [2] pour le reste de sa vie. Il n’a de prise sur cette décision que par ce qu’il donne à voir de lui-même à ceux qui sont chargés de son discernement. Dans ces conditions, le séminariste est parfois tenté par l’hypocrisie et la fausseté, et les cas de séminaristes vivant deux identités très différentes, selon qu’ils se trouvent sous les yeux de leurs supérieurs ou non, sont assez fréquents. Bien sûr, il appartient principalement au supérieur de permettre l’établissement d’une relation suffisamment confiante pour qu’une telle tentation soit réduite, voire écartée. Cependant, ce n’est pas l’attitude des supérieurs qui m’intéresse ici mais le discernement du séminariste dans sa manière d’agir et de vivre avec ses supérieurs et les différents acteurs de sa formation.

Troisièmement, il y a un problème d’identité spirituelle intérieure. C’est la question la plus importante pour celui qui se trouve au séminaire. Se laisser former par le Christ et chercher à faire sa volonté, revient souvent à se demander « qui suis-je ? » Ce n’est pas en se regardant soi-même que l’on peut répondre à une telle question. C’est en regardant le Christ que le séminariste est amené à découvrir petit à petit qui il est, à mesure qu’il découvre la place particulière que le Seigneur a voulu pour lui dans son dessein. Certes, une telle réponse est l’œuvre de toute une vie. Car c’est en la voyant dans les yeux du Christ aux portes de son Royaume que nous connaîtrons véritablement le sens de chacune de nos vies. Cependant, les choix initiaux orientent un destin et ils ont un grand poids sur l’identité même de celui qui les pose. L’ordinand qui s’avance en disant « Oui, je le veux, avec la grâce de Dieu » sait bien qu’il engage non seulement son programme des années à venir mais son être même, et qu’il est marqué éternellement de cette grâce qui l’envahit et l’enveloppe en lui donnant de se donner. Il n’est donc pas étonnant que le séminariste qui se trouve au bord de ce choix « ontologique » souffre d’une crise d’identité spirituelle. Dans son face-à-face intérieur avec le Christ, il passe une bonne partie de ces années de formation à se demander qui il est, ce qu’il fait là et où il va.

Il serait ridicule de prétendre avoir la méthode garantie de la sainteté mais, après avoir décrit le caractère incommode – extérieurement et intérieurement – de l’état de séminariste, je voudrais essayer de mettre par écrit ce que la sagesse des anciens, qui me fut transmise oralement, m’a enseigné pour vivre saintement dans cette condition de séminariste.

Le Christ, pasteur de ses futurs pasteurs

Il faut tout d’abord reconnaître une évidence : le séminariste est appelé à la sainteté dans cet état même. Du fait du caractère passager de cet état, j’ai souvent été tenté de croire durant mes années de séminaire que la sainteté, ce serait pour l’époque où je serais prêtre, le temps où je pourrais enfin déployer mes hautes capacités spirituelles sans entraves, le moment tant attendu où personne ne m’empêcherait d’être saint comme je l’entendrais. La réalité est que, la procession de sortie de mon ordination achevée, j’ai retrouvé ma vieille carcasse. La sainteté, c’est pour aujourd’hui, quel que soit notre état ; et, pour celui qui se prépare au sacerdoce, la meilleure manière d’être un saint prêtre est de commencer par être un saint séminariste. Nous aurons toujours au-dessus de notre tête un supérieur qui ne nous revient pas, ou bien un paroissien qui nous empêche de tourner en rond, ou encore des parties de notre emploi du temps qui nous sont imposées. Il est certes légitime de chercher à être adulte et indépendant, mais nous savons que la sainteté est plus faite d’abandon au Christ que de prise de contrôle. Les conditions que nous n’avons pas choisies sont un des moyens que le Christ utilise à loisir pour nous sanctifier.

Je voudrais le rappeler avant tout autre développement, le premier formateur du séminariste, le seul qui connaisse véritablement le cœur de son serviteur et le seul qui sache les prêtres qu’il veut pour son Église, c’est le Christ. Mon expérience à travers mes années de séminaire m’a prouvé – mais cela ne m’est la plupart du temps apparu qu’a posteriori – que le Seigneur s’était servi de tout pour former mon cœur et le renouveler petit à petit. Si c’est bien pour lui que nous voulons être prêtre, lui seul peut décider et savoir la manière de nous y préparer. Ce n’est donc pas dans une méthode, un supérieur ou une communauté que nous plaçons notre entière confiance, mais bien dans le Christ qui nous donne des méthodes, des communautés et des supérieurs pour nous former.

Seul donc, le Christ peut réclamer toute notre vie, à lui seul est due la totalité de notre existence. Les médiations qu’il a voulues pour nous apprendre à nous abandonner à lui sont toujours partielles. Sauf le Christ, rien ni personne ne peut donc exiger du séminariste la remise complète de sa personne. Malheureusement, cette vérité peut être détournée pour justifier le pire des égocentrismes, que je résumerais ainsi : « puisque le Christ est mon seul maître, je ne dois rendre de compte à personne sur terre ». Ceci est une perversion, car il y a une très grande différence entre : « je ne dois de compte à personne » et « seul le Christ peut tout exiger ». Seul le Christ peut tout exiger de moi mais, pour que je puisse, sur cette terre, lui donner véritablement ma vie, sans risque que d’autres se l’accaparent, il a mis en place, par la voix de son Église, différentes médiations. Pour assurer qu’aucune de ces médiations ne prennent la place du Seigneur, la sagesse de l’Église a précisé un certain nombre de distinctions qui permettent à chacun de ceux qui ont un rôle dans la formation des séminaristes de rester à sa juste place.

Des distinctions au service de la Vérité

Encore faut-il que le séminariste lui-même apprenne la « règle du jeu ». Il doit savoir distinguer pour lui-même les différents moyens qui lui sont donnés pour vivre en vérité devant Dieu et ne rien cacher de lui-même à l’Église et au Christ. Il y a d’ailleurs dans cet exercice personnel un entraînement à la vie sacerdotale, dans laquelle il devra sans cesse discerner les différentes manières de parler et d’écouter, selon que l’on vient lui parler de l’organisation de la fête paroissiale, d’une question d’ordre spirituel ou de péchés que l’on désire confesser.

La première de ces distinctions est celle du for interne et du for externe. En première approximation, le for externe est ce qui relève de la responsabilité visible et apparente de chacun devant les autres, tandis que le for interne est ce qui relève du secret de la conscience devant Dieu. Selon l’enseignement traditionnel de l’Église et le droit canonique, les supérieurs n’ont pas à connaître le for interne de ceux sur lesquels ils exercent un discernement. Le for interne n’est dû qu’au directeur spirituel, et là encore une distinction apparaît, car nul ne peut être forcé à se confesser à son directeur spirituel (ni a fortiori à personne d’autre).

Le discernement des supérieurs s’exerce donc au for externe, c’est-à-dire sur ce qu’ils voient du séminariste dans la vie quotidienne, dans la vie apostolique, dans les études, etc. ; mais ce discernement s’exerce aussi, et c’est important, sur ce que le séminariste dit des actes qu’il pose, sur ce qu’il dit de sa vie. Le for externe n’est pas strictement objectif, les supérieurs n’ont pas à discerner des aptitudes d’une personne qu’ils auraient vue à travers un réseau de caméras durant plusieurs années, mais d’une personne avec qui ils ont des relations, d’une personne capable de parler de ses propres actes. Le for externe contient ce que le sujet dit de lui-même et de ses actes. Le séminariste doit donc pouvoir rendre compte à ses supérieurs de ses actes. Le for externe est formé de ce que le séminariste peut dire de sa vie, en tant qu’elle est insérée dans la communauté, dans l’Église et dans la société.

Savoir que chacun de ses actes a, en quelque sorte, deux faces, et réussir à discerner quelles sont ces deux faces s’apprend avec le temps. Cet apprentissage va de pair avec la vérité que le Christ fait petit à petit dans le cœur de ses serviteurs. C’est faire la vérité sur soi-même que de savoir rendre compte à son supérieur d’une faute commise publiquement, de chercher à en discerner les raisons intérieures avec son père spirituel et d’en demander pardon au Seigneur en confession. C’est faire la vérité sur soi-même que de justifier auprès de son supérieur une décision en donnant les raisons objectives qui la motivent, de discerner avec son directeur spirituel ce que le cœur désire vraiment dans cette décision et de remettre cette décision au Seigneur dans la prière.

D’autres distinctions sont en jeu, qui servent cette distinction première, celle des fors. Je pense notamment aux distinctions spatiales et temporelles. Les différents espaces qui constituent le séminaire ne sont pas neutres. Il y a des espaces communautaires, des espaces semi-privés – le bureau du supérieur par exemple, qui a une dimension quasi mythologique dans l’imaginaire du séminariste – et des espaces privés. Parmi ces derniers, la chambre de chacun est le lieu qui symbolise ce domaine intérieur, caché aux regards. Le respect de ce lieu, dans lequel nul n’entre jamais sans autorisation ni nécessité, reflète le respect dû au sanctuaire intérieur que chacun porte en soi. La mémoire de nos anciens raconte qu’un séminaire sulpicien dut réunir son conseil pour déterminer s’il serait permis à la mère d’un séminariste mourant d’entrer dans sa chambre. Le cas est extrême, mais il manifeste l’importance symbolique de ce respect du sanctuaire intérieur.

De la même manière, les différents moments de l’emploi du temps ne sont pas sur le même niveau. Le séminariste est tenu d’obéir à ses supérieurs en ce qui concerne l’emploi du temps, et cette obéissance s’étend aux temps libres, je veux dire que, si ces temps sont dits libres, l’obéissance demande que le séminariste en dispose comme bon lui semble en utilisant sans crainte servile toute la marge de liberté qui lui est laissée. S’il a des doutes sur la manière d’exercer sa liberté en la matière, cela relève de la direction spirituelle. Une partie de son emploi du temps relève donc plutôt du for externe et on peut lui en demander des comptes, l’autre partie est laissée au discernement de sa conscience et relève ainsi plutôt du for interne. Finalement, il s’agit pour le séminariste de distinguer, non pour laisser certains domaines de sa vie dans l’ombre, mais au contraire pour les orienter tous vers le Christ qui peut seul les éclairer de sa vérité.

Conclusion

Ces différentes distinctions montrent que le séminaire éduque l’âme par ses modalités mêmes, or cette éducation demande du temps. Le temps est nécessaire au candidat pour comprendre que les aspects de sa vie, les lieux où il vit, les différents moments, ne sont pas tous sur le même plan. Il lui faut du temps pour apprendre à situer les différentes personnes qui participent à sa formation et leur place vis-à-vis de lui. Et surtout, il lui faut du temps pour découvrir les différentes facettes de son propre cœur.

La vérité que le Christ fait peu à peu en lui le sanctifie en même temps qu’elle lui donne de connaître mieux sa vocation. Car, au fur et à mesure qu’il apprend à être vrai avec chacun en cherchant à dire avec franchise ce qui revient à chacun, il reçoit de ses frères, de son supérieur, de son directeur spirituel, les rayons diffractés de la lumière dont le Christ éclaire sa vie. Ces rayons, s’unissant les uns aux autres dans le prisme de la prière, donnent à celui qui se prépare à être prêtre de voir petit à petit la vérité de sa personne lui être dévoilée et son appel lui être confirmé. Et vient un jour où, son désir intérieur s’harmonisant avec le discernement de l’Église, il déclare : « Me voici » et il entend son évêque répondre : « Je le choisis pour l’ordre des prêtres. »

P. Nicodème Ferré, ordonné prêtre en 2012, finit un stage d’études à Oxford, membre de la communauté Aïn Karem.

[1] Remarquons que cet article envisage la question des séminaristes mais qu’on pourra sans peine étendre ces réflexions à des personnes se préparant au sacerdoce régulier.

[2] Il s’agit de « l’appel aux ordres », procédure mettant en jeu le conseil du séminaire, dont l’avis est transmis à l’évêque, qui peut évidemment demander des explications ou même passer outre, mais dans la plupart des cas l’avis du séminaire est retenu. Le conseil du séminaire est composé des prêtres qui accompagnent les séminaristes, le « père spirituel » (le directeur de conscience) du séminariste concerné n’a pas en principe son mot à dire, étant lié par le secret de la confession et les confidences reçues.

Réalisation : spyrit.net