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Qu’est-ce que "Radical Orthodoxy" ?

Fr. Renaud Silly, o.p.

Radical Orthodoxy est un projet universitaire très ambitieux né dans le contexte spécifique de facultés de divinity britanniques. Ses représentants les plus engagés demeurent l’Anglais John Milbank qui enseigne maintenant aux États-Unis et son ancienne élève Catherine Pickstock [1], professeur de « philosophie de la religion » à Cambridge.

Ce mouvement apparaît pour la première fois dans les colonnes de Résurrection, et on dira ici, sans prétendre à l’exhaustivité, pourquoi le projet de ces rigoureux scholars britanniques mérite notre sympathie. Leur ambition vise rien moins qu’à refonder la théologie comme reine des sciences, dans la conviction qu’il ne s’agit pas seulement d’un défi épistémologique, mais de l’unique réponse adéquate au nihilisme contemporain. En d’autres termes, une doctrine théologique de l’être est le seul moyen de donner consistance à l’existence empirique de l’homme en ce monde.

Au cœur métaphysique de Radical Orthodoxy, on trouve la participation : toute chose n’est que d’être plus que ce qu’elle est [2]. Une métaphysique où chaque réalité singulière expérimente dans sa structure concrète une tension vers ce qui la cause et la finalise appelle naturellement une doctrine de la Grâce, dès lors que la réalité considérée est douée d’intelligence et de volonté ; et cela non en vertu de quelque nécessité extrinsèque, mais par fidélité même à la singularité de chaque chose et à l’attention dont elle est digne. Aussi le pivot de la pensée de Radical Orthodoxy réside-t-il dans l’axiome que « tout est théologique » ; on vise à reconsidérer le monde en situant ses préoccupations et ses activités dans un cadre théologiqueRadical Orthodoxy revisite les domaines essentiels de l’activité humaine durablement investis par une pensée séculière : l’esthétique, la politique, la sexualité, le corps, la personne humaine, l’art, l’espace. Il s’agit de resituer toutes ces choses d’un point de vue chrétien, c’est-à-dire trinitaire, christologique, ecclésial et eucharistique [3], en recourant au dogme comme principe critique et herméneutique.

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Le premier volet du projet Radical Orthodoxy, c’est d’abord une critique très acérée de la modernité philosophique menée à grand renfort d’érudition. L’oubli de la participation comme point cardinal de la métaphysique conduit à poser les êtres dans leur « réalité purement naturelle » élaborée d’un point de vue « scientifique » et donc en dehors de toute révélation. L’être connu, atteint par l’opération de l’intelligence, c’est donc l’être posé dans son abstraction et non pas tel qu’il existe concrètement [4]. Il s’ensuit nécessairement un divorce de plus en plus prononcé entre ce que les choses sont (terme de la connaissance) et ce qu’elles apparaissent (terme de leur existence concrète). Au terme de plusieurs siècles de modernité philosophique, un Kant vient ainsi traiter de la réalité elle-même comme de rien. Le premier maillon de la chaîne est Duns Scot, qui pour la première fois a établi une radicale séparation entre philosophie et théologie, en déclarant qu’il était possible de considérer l’être dans son abstraction indépendamment de savoir s’il s’agit de l’être créé ou de l’être incréé. C’est cela qui a généré la possibilité d’une ontologie et d’une épistémologie antérieure à la théologie [5].

Avant Duns Scot, la science de l’être est en dernier ressort une théologie ; plutôt, il n’est aucune pensée qui conçoive ce que signifie un exercice purement autonome de ses facultés. Il n’est point de science de ce qui est qui ne doive reconnaître un mystère lorsqu’elle arrive à sa limite. La connaissance est d’abord le fruit d’une illumination intérieure dans le Verbe. Duns Scot est le premier a établir qu’il existe un concept d’être s’appliquant à tous les étants, donc à Dieu. Concept purement rationnel et profane, car produit par l’entendement humain dans la limite de ses capacités. Ce concept profane de l’être jouit d’une antériorité par rapport à toute autre connaissance : c’est lui que l’intelligence rencontre en premier quand elle commence à penser. C’est donc lui qui norme tout acte de l’intelligence. Duns Scot se rend bien compte, alors, que Dieu en tant qu’il est Dieu, et non en tant que nous le connaissons, ne peut être connu par ce concept. Par conséquent, ce qui de Dieu échappe à ce concept, c’est cela qui est pleinement divin ; c’est aussi cela qui échappe à l’emprise de l’intelligence. La métaphysique s’est alors engagé dans deux voies divergentes :

  • soit elle a continué à penser Dieu selon cette acception générale et abstraite de l’être, et s’est soumise à l’idolâtrie d’un concept, prêtant directement le flan à la critique ontothéologique ;
  • soit elle a essayé de respecter le mystère en prétendant que « Dieu est inconnaissable », offrant ainsi le fondement de l’agnosticisme contemporain. Son dernier avatar est encore la fameuse thèse du « Dieu sans l’être » : puisque le fameux concept univoque d’être de Duns Scot prête largement le flan à la critique de l’ontothéologie, le seul moyen de « sauver Dieu », c’est de l’extraire de ce concept [6].

Résumons : c’est le refus d’un concept univoque et profane de l’être qui conduit Radical Orthodoxy à proclamer que tout est théologique. Dans la mesure où le concept scotiste est le fondement du sécularisme, et donc du nihilisme, on ne peut en sortir que par l’affirmation que c’est une ontologie spécifiquement chrétienne qui est le vrai fondement du savoir. Dire que tout est théologique, c’est dire que toutes choses, y compris les domaines de l’activité profane – mais Radical Orthodoxy refuserait le terme – sont en instance d’être assumées dans la sphère de la participation à la transcendance de Dieu.

La dénonciation du nominalisme scotiste commande l’acception du terme « orthodoxe » dans la nomenclature du Mouvement. Il s’agit là du terme le plus simple pour qualifier le christianisme et le caractère fondamental de sa matrice patristique. « Orthodoxe » également dans le sens d’un christianisme plus riche, plus total, plus cohérent, qui s’est érodé dans les derniers siècles du Moyen-Âge. En ce sens, le terme « orthodoxe » transcende les frontières confessionnelles, dans la mesure où il regarde aussi bien le biblicisme protestant que l’autoritarisme catholique post-tridentin comme les résultats aberrants de distorsions théologiques, d’ailleurs bien établies dès avant le début de l’époque moderne. Cette perspective est en continuité avec la Nouvelle Théologie, mais la dépasse, en ce que Radical Orthodoxy vise à redécouvrir une ontologie foncièrement chrétienne [7]. Le mouvement prolonge les intuitions demeurées inabouties de la Nouvelle Théologie du père de Lubac en palliant le défaut qui a restreint la portée de sa critique : l’absence d’un cadre métaphysique rigoureux. C’est dans la droite ligne de sa problématique fondationnelle : trouver un concept spécifiquement chrétien de l’être, cela revient à dire que tout est théologique.

Radical Orthodoxy s’écarte par ailleurs de la néo-orthodoxie de Barth sur ce point que le théologien suisse établit une coupure radicale entre la philosophie et la théologie. Le postulat de Barth vise à garantir que la pure pensée sur Dieu ne sera pas polluée par de vilaines considérations métaphysiques ; que l’on ne va pas travestir la majesté divine sous les vaines idoles de concepts représentatifs, etc. Cette distinction est ruineuse. En affirmant que la théologie ne peut être normée par la philosophie, on dit aussi l’inverse. Sous couvert de considérations pieuses, on pose que la vérité de foi ne féconde pas de l’intérieur la pensée profane, sous le prétexte implicite que l’incarnation du Verbe n’a pas réhabilité le culte des idoles proscrit dans l’Ancienne Alliance. C’est ainsi que la pensée de Barth porte à son plus haut degré le séparatisme de la nature et de la grâce et fonde de la manière la plus positive l’autonomie de la pensée séculière, et ses prolongements dans le nihilisme… La séparation radicale qu’établit Barth entre philosophie et théologie recoupe la distinction moderne entre raison (profane) et révélation (sacrée), la seconde venant s’imposer de l’extérieur sur un réel sécularisé qui lui demeure fondamentalement hétérogène. C’est ce que de Lubac appelait l’extrinsécisme de la grâce.

En quel sens le mouvement est-il Radical ? Par son souci de retour aux racines patristiques et médiévales, et en particulier à la notion augustinienne de la connaissance comme une illumination divine — notion qui permet de transcender les dualismes abâtardis de foi et raison, ou de nature et de grâce. Radical également dans le sens que donne à ce mot la science politique anglo-saxonne ; il signifie alors une critique systématique de la société moderne. Mais les auteurs reprennent encore à leur compte les thèses des grands critiques chrétiens de la modernité : ce que l’idéologie séculière a le plus abîmé et le plus ruiné, c’est précisément ce qu’elle célébrait en apparence — la vie incarnée, l’expression de soi, la sexualité, l’expérience esthétique, la communauté politique. Radical Orthodoxy s’inscrit ici dans la grande tradition des apologistes chrétiens suivant lesquels l’esprit seul donne consistance et dignité à la matière, ou plutôt l’éthique chrétienne seule respecte la chair et le corps pour en dire la gloire promise. Les Pascal, Chesterton ou Péguy ont senti que seule la transcendance pouvait donner ses lettres de noblesse à l’expérience immanente, qu’elle soit esthétique, politique, artistique ou sexuelle ; dès lors que celle-ci ne se donne qu’elle-même pour fin, elle tend irrémédiablement vers le nihilisme.

Le mouvement pose enfin que le christianisme dans ses formes concrètes n’a jamais suffisamment valorisé les registres de médiation et de participation au travers desquels notre monde est traversé par l’influx de l’Esprit. Selon eux, la loi d’Incarnation n’a jamais connu l’extension au monde de l’art, de la politique, qui aurait pourtant été légitime en christianisme.

Qu’entendre finalement dans l’axiome fondamental de Radical Orthodoxy, à savoir que « tout est théologique » ? Il n’a pas pour volonté de ramener toute chose sous le jugement autoritaire d’une substance pensante, fût-elle théologiquement inspirée. Il nous signifie que dans les possibilités supérieures de la foi, la perception est elle-même surélevée. L’extension universelle du domaine de la théologie révèle une voie féconde pour sortir du positivisme cérébral et désincarné de la logique expérimentale. Affirmer la pertinence du critère théologique en épistémologie, c’est rendre à la sensation, au corps, à la morale, à la vie concrète la possibilité de rendre témoignage à la vérité métaphysique.

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On pourra prendre maintenant dans l’ouvrage fondateur du Mouvement deux exemples d’utilisation des concepts délimités par Radical Orthodoxy. On y voit à l’œuvre tout à la fois leur fécondité et la prodigieuse érudition des auteurs.

Le premier exemple [8] porte sur la notion de révélation. Il s’agit de montrer dans l’histoire des idées comment on passe, entre saint Thomas et la modernité, d’une conception théologique à une conception en fait profane de la révélation. Pour saint Thomas, Dieu se révèle parce que l’intelligence des hommes est faible. Chez lui, « révélation divine » s’oppose à « faiblesse de l’intelligence devant le mystère insondable de Dieu », et non pas à « raison ». Pour lui, la révélation est une intensification de l’intelligence humaine ; une manière d’illumination de l’intellect comme une plaque photographique rendue plus sensible [9], capable d’une meilleure définition de l’image. La révélation est donc aussi une transformation et un perfectionnement de l’intelligence.

La modernité voit les choses très différemment. Ici, révélation ne s’oppose plus à « faiblesse de l’intelligence » mais proprement à « ignorance ». L’objet de la révélation, ce n’est plus tout à fait Dieu tel qu’en lui-même, c’est un contenu d’opinions, ou d’informations nouvelles que Dieu nous donne par une décision de sa part. Il s’agit d’une donnée positive qui s’ajoute de l’extérieur à la raison, car cette raison est structurée pour connaître le monde, et non pas Dieu. Étant proportionnée à un usage intra-mondain, la raison ne voit plus dans la révélation l’horizon ultime de son exercice, mais une inconfortable intrusion de ce pour quoi elle n’est pas faite. Puisque tout le domaine de l’être, entendu au sens mondain, est accessible à la raison, les vérités révélées qui ne le sont pas, ne peuvent être qu’arbitraires. Chez saint Thomas, le modèle de la révélation divine, c’est quand Dieu se communique lui-même à l’intelligence faite pour le recevoir. Le signe intelligible qui informe l’intelligence est tout rempli de la présence de ce qu’il fait connaître ; ici, la connaissance a une dimension expérimentale, mystique au plus haut degré, car l’intelligence de Dieu est nécessairement une fruition de lui. Alors que dans le paradigme moderne, le signe intelligible est arbitraire ; il est un pur signe conventionnel sans épaisseur ontologique ; il ne dit rien de l’essence de ce qu’il est censé révéler. Ainsi chez Ockham, Dieu s’est révélé en Jésus-Christ, mais il aurait pu s’incarner dans un âne ou une limace.

Les conséquences de ce changement de paradigme de la révélation sont considérables :

  • d’une part, l’intelligence humaine n’est plus finalisée par la connaissance de Dieu, mais par celle du monde ;
  • l’intelligence n’est plus elle-même que dans les limites mondaines ; la révélation du Dieu transcendant est vécue sur le modèle d’un déni de l’intelligence — d’où les interprétations modernes du Credo quia absurdum, qui trouvent ici leur origine ;
  • Dieu cesse d’être connu en lui-même, car la révélation procède de sa volonté exclusivement, et non pas de son être ; d’où tous les agnosticismes et finalement les athéismes, puisque l’être divin cesse d’être nécessaire à la connaissance en son état le plus haut.

Une intelligence proprement théologique doit prendre le contre-pied de la modernité et, à cette fin, commencer par stipuler que c’est la révélation de l’être de Dieu qui est la forme du savoir ultime sur toutes choses.

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Autre exemple, cette fois-ci en théologie politique [10]. Radical Orthodoxy montre que l’État moderne est une notion chrétienne sécularisée, une « idée chrétienne devenue folle » pour citer Chesterton.

Le dessein divin de communion a pour fin le salut des hommes et la suppression de nos divisions. L’État moderne est né lui aussi du souci d’assurer la paix entre les individus. Du coup, la meilleure clef de compréhension de l’État moderne, c’est de le concevoir comme une sotériologie alternative à celle de l’Église.

En effet, mieux encore qu’une sécularisation de l’idée de communauté universelle, l’État moderne se présente comme… ce qui peut nous sauver de l’Église ; dans la vulgate de la genèse de l’État, on tient à peu près ce langage : « l’État moderne émerge des guerres de religion, du souci de mettre la paix entre les factions religieuses (France, Angleterre, Allemagne). Lorsque le consensus de la société civile éclate du fait de la Réforme protestante, les passions religieuses sont libérées. L’avènement d’un État neutre et la privatisation de la religion sont donc les étapes nécessaires pour mettre la paix entre ces factions [11]. » Que faut-il en penser ?

Tout d’abord, les prétendues « guerres de religion » n’ont jamais opposé d’une manière purement binaire « catholiques » et « protestants ». Dans chaque camp adverse on trouvait des catholiques et des protestants. L’enjeu des guerres de religion était bien plutôt l’affermissement des États territoriaux centralisés qui avaient commencé à exister déjà auparavant, et la liquidation de ce qui restait du corps transnational de la Chrétienté médiévale. Ainsi, la construction de l’État moderne n’a pas été le remède aux guerres dites de religion, elle en a bien plutôt été la cause…

Les guerres dites de religion sont en fait un conflit entre le souverain et les corps intermédiaires. La « sotériologie étatique » se caractérise avant tout par l’unité et l’unicité du souverain. Dans ce contexte nouveau, l’Église est le premier ennemi à abattre, mais aussi toute association qui risque d’interférer dans la relation directe entre l’individu et le pouvoir central. L’État moderne naît de l’opposition avec les solidarités naturelles du lignage, lesquelles sont toutes absorbées dans l’unique relation citoyenne. Les exemples de ce processus sont innombrables : intervention de l’État dans les relations familiales, la propriété, l’héritage ; pure positivité de la loi, par opposition avec une loi élaborée dans une recherche patiente et prudente du bien commun, respectueuse des coutumes et des traditions ; privatisation des terres communales (mouvement des « enclosures » en Angleterre). En fait, le combat mené par l’État ne le fut pas contre les individus, mais contre les corps intermédiaires. Le produit de ce combat, c’est l’individualisme, le capitalisme.

Ces choses sont connues ; il faut en faire une critique théologique. C’est à quoi s’emploie Cavanaugh.

L’État moderne procède d’une sécularisation de la notion ecclésiale de corps. On part de la considération d’individus formellement égaux qui ne sont guidés par aucune fin commune. Tout ce que doit faire l’État, c’est empêcher les interférences des droits des uns sur ceux des autres. Le corps qui en résulte est une monstruosité de nombreux membres séparés, qui ne sont pas reliés les uns aux autres, comme dans la métaphore de saint Paul [12] ? Hobbes le voit avec sa clairvoyance coutumière : les membres ne sont pas attachés les uns aux autres, mais seulement au souverain. Et Rousseau : chaque citoyen devrait être complètement indépendant des autres, et aussi dépendant que possible de l’État. Ce rapport à l’État n’est qu’une application au domaine politique de la doctrine scotiste et nominaliste : le souverain est à l’image de Dieu précisément quand il exerce la souveraineté discrétionnaire. La doctrine paulinienne, où chaque membre a sa valeur propre [13], est remplacée par l’égalité nominale de chaque citoyen, interchangeable avec un autre. Ainsi dans l’économie moderne, nous ne sommes rattachés à nos semblables que via le mécanisme formel du contrat. La notion de « plates-formes », si populaire, aujourd’hui en est peut-être la meilleure réalisation : il s’agit d’espaces neutres, purement formels : Internet, aéroport, gares, où se déploie une communication frénétique rendue possible par une égalisation et une normalisation dictées par les règles de la plate-forme. La prétendue mondialisation et le global village ne sont qu’une extension universelle des mécanismes de sociabilité étatique.

Selon Cavanaugh, chercher à influer sur ces mécanismes politiques est futile et vain, aussi longtemps que l’on considère la structure politique de notre action comme centrale. La véritable subversion de cette caricature injuste est faite par l’Eucharistie. Voyons comment fonctionnent ses mécanismes.

La propriété dans cet ordre étatique est une privatisation des biens, via un mécanisme d’échange, celui de la force de travail individuelle contre les biens sociaux ; à l’inverse, l’Eucharistie est un don, où celui qui se donne se donne lui-même dans le don et se rejoint dans ce don qu’il fait de lui-même ; alors que dans le système capitaliste, le don est une aliénation, une perte, un dommage, ce qui suppose de mettre en place un mécanisme de dédommagement pour tout ce qui est donné. À l’inverse, dans la foi, le don est le moyen par lequel la personne atteint sa fin, donc se perfectionne elle-même. Même, dans l’Eucharistie, le don est un enrichissement ; puisque alors le corps du Christ se charge des humanités qu’il consacre au Père.

De plus, le mécanisme étatique repose sur une sorte d’assomption de l’individuel dans un universel abstrait. Un des effets principaux de la communauté eucharistique est précisément de laminer cette séparation entre local et universel : il n’est qu’à voir les débats conciliaires sur les notions d’Église locale et d’Église universelle. L’universel se rend concrètement présent dans chacune de nos eucharisties. C’est le Christ tout entier qui est présent dans chaque assemblée eucharistique, matériellement dans l’assemblée des fidèles et réellement, mystiquement et significativement dans les espèces consacrées.

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Pourra-t-on ici se permettre un essai d’évaluation catholique du mouvement Radical Orthodoxy ? On s’autorisera tout d’abord une critique portant sur le modèle épistémologique de Radical Orthodoxy. Les dogmes catholiques les plus rigoureux tels que la « transsubstantiation » y sont considérés comme normatifs. Ils forment un cadre rigoureux, utilisé sans faiblesse. Comme ce cadre affecte d’être parfaitement orthodoxe, il ravira les bons catholiques.

On pourrait cependant se poser la question suivante : quel est le type de normativité de ce cadre dogmatique ? Il semble reprendre un modèle scientifique et universitaire. Les dogmes servent ici d’axiomes qui seront la norme de toute interprétation ultérieure. À la limite, ils ne sont pas remis en question. Leur évidence est du type d’une logique mathématique, à peu près comme dans une algèbre euclidienne, où deux et deux font quatre. Y verra-t-on l’empreinte de la philosophie analytique ? On sait que cette méthode analytique, largement dominante dans le monde anglo-saxon, est une transposition aux lettres du modèle des sciences cognitives. Les énoncés linguistiques remplacent les équations et les formules chimiques. La foi ne peut être distincte de son énonciation linguistique dans les dogmes. Les dogmes sont normatifs dans leur littéralité même. Par conséquent, les dogmes, et même les opinions théologiques très enracinées (comme la transsubstantiation, etc.) seront considérées comme des sortes d’hypostases linguistiques de la vérité. Dans un système analytique, le penseur n’a pas d’autre matériau de base que celui des énoncés. Il n’y a guère de place dans ce système pour l’analogie de la foi, c’est-à-dire pour un acte d’intelligence de la vérité qui soit formellement distinct de tous les énoncés linguistiques.

Par là, on en arrive au problème de « l’ecclésialité » du mouvement. C’est en tant que fils d’une Église qui est le sujet premier de la foi, à laquelle lui-même ne fait que participer, que le théologien trouve la légitimité de son travail. Son habileté à manier les concepts ne lui apporte qu’une légitimité secondaire. Le caractère proprement théologique de son travail n’est donc pas d’abord dans l’analyse rigoureuse des énoncés (qui est la seule légitimité de l’universitaire contemporain) mais dans la fidélité charitable à une Église qui, elle, possède une intelligence bien plus parfaite que lui de tous les mystères sans devoir en donner d’expression linguistique. En clair, le théologien catholique est bien plus assuré de toucher la vérité s’il se subordonne à la vie de l’Église, que dans toute démonstration aussi talentueuse soit-elle. C’est parce qu’il percevait sans doute dans le Mouvement le défaut d’une fidélité d’abord amoureuse à la tradition de la vérité dans l’Église qu’un critique catholique écrivait : « Radical Orthodoxy ne nous conduit pas à “repenser la tradition”, mais bien plutôt, le mouvement nous montre à quoi ressemble la tradition lorsqu’elle a été “re-pensée” ! [14] » Si cela est vrai, Radical Orthodoxy nous livre un peu l’inverse de ce qui fait la beauté d’un saint Thomas d’Aquin, consistant d’abord en une grâce d’expression de la foi de toute l’Église, et non pas, malgré les apparences, en une dialectique avec les pensées à la mode.

Notons enfin que les conclusions de la Nouvelle Théologie nous semblent aller de soi. Il n’en va pas de même en Angleterre ou aux États-Unis, pays qui reçoivent depuis dix ou quinze ans la pensée des Lubac et consorts.

On aura forcément ce lourd sentiment de déjà vu en lisant Radical Orthodoxy, dans la mesure où ce mouvement introduit certains auteurs qui nous sont familiers. Comme l’écrit Milbank :

L’alliance avec la Nouvelle Théologie est plus forte qu’avec la néo-orthodoxie (barthienne). Radical Orthodoxy considère que Lubac fut un plus grand révolutionnaire en théologie que Karl Barth, puisqu’en mettant en cause la dualité hiérarchique de la nature et de la grâce […] il a transcendé le présupposé de toute théologie moderne. On pourrait dire, avec anachronisme, qu’il a inauguré une théologie postmoderne, [renouant ainsi avec] saint Thomas et la tradition qui le précède, [chez qui] la foi et la raison ne sont pas essentiellement distinctes, elles sont toutes deux des degrés différents de participation à l’intelligence de Dieu. [15]

Enfin, la furia theologica de Milbank aurait des relents fidéistes. Les critiques catholiques n’ont pas manqué de souligner que la métaphysique de la participation telle que l’entend Radical Orthodoxy, aboutissant dans la créature rationnelle à une ordination essentielle de l’intelligence et de la volonté au surnaturel, risquait de faire se volatiser la complétude de la nature humaine, et la gratuité de la grâce. On en revient aux anciennes critiques adressées par les dominicains thomistes de Saint-Maximin au père de Lubac dans les années 1946-1947 [16]. Voici la solution de conciliation que l’on propose pour rester fidèle aux uns et aux autres :

  • Lubac parle d’une nature qui serait essentiellement et constitutivement orientée vers la surnature.
  • Il s’agit là d’une intuition très profonde ; le problème vient quand on essaie de la formaliser métaphysiquement et rigoureusement. Les thomistes ont compris Lubac de la manière suivante : il partirait du concept d’une nature humaine essentiellement ordonnée à Dieu. L’orientation à Dieu serait une propriété de la nature humaine abstraitement considérée.
  • Cette position était intenable pour des métaphysiciens rigoureux et, telle qu’ils la comprenaient, ils avaient raison de la critiquer. Car, forcément, elle immanentise le surnaturel dans une nature humaine considérée indépendamment des sujets humains.
  • Car ce n’est pas la nature humaine qui est intrinsèquement ordonnée au surnaturel, ce sont les personnes ; en d’autres termes, l’ordination au surnaturel est une propriété du fait que nous soyons des personnes, c’est-à-dire des sujets concrètement existants, et non pas d’abord de ce que nous jouissions d’une nature humaine. Ce n’est donc pas une propriété de la nature, sinon on tombe sous la critique thomiste, à savoir qu’alors la grâce est superflue.
  • C’est pourquoi les thomistes avaient raison de considérer comme légitime qu’on puisse penser un concept de « nature pure ». C’est parfaitement envisageable dans un ordre d’analyse. Mais il ne serait pas légitime de penser ce concept de nature pure comme concrètement réalisé dans une personne humaine. Ce qui est correct dans l’ordre abstrait de l’analyse ne l’est plus dans l’ordre concret de l’existence. C’est donc l’ordre existentiel de la personne qui « ajoute » à l’ordre essentiel de la nature son orientation vers le surnaturel.

Le mystère du surnaturel trouve sa véritable solution non pas dans l’ordre d’analyse de la nature mais dans l’ordre existentiel de la personne.

Ainsi la condamnation catholique du fidéisme, et l’affirmation de Milbank que tout est théologique ne se contredisent pas. Ce que visait le magistère catholique par sa distinction, c’était affirmer la consistance du créé, face à l’affirmation protestante ou janséniste d’une perversion radicale de toute la création par le péché. Le magistère signifiait que le créé peut être une véritable support qui nous mène à Dieu. C’était véritablement entretenir la vive flamme du symbolisme métaphysique que mettait à mal la modernité séculière ; ce n’était sûrement pas affirmer l’indépendance de l’intelligence à l’égard de la révélation. En bref, cette affirmation consonne parfaitement avec le projet de Radical Orthodoxy

Fr. Renaud Silly, o.p., né en 1977, étudiant dominicain, couvent Saint-Thomas d’Aquin, Toulouse.

[1] Bibliographie des ouvrages fondateurs : John Milbank, Catherine Pickstock and Graham Ward (edd.), Radical Orthodoxy, a new theology, Radical Orthodoxy, 3, London – New York, Routledge, 1999 ; John Milbank and Catherine Pickstock, Truth in Aquinas, Radical Orthodoxy, 4, London – New York, Routledge, 2001 ; John Milbank, The Word made strange : theology, language, culture, London, Blackwell, 1997 ; Graham Ward, The postmodern God, London, Blackwell, 1997 ; Catherine Pickstock, After Writing. On the liturgical consummation of philosophy, “Challenges in contemporary theology”, London, Blackwell, 1997. En français a été traduit Le milieu suspendu, de John Milbank, une étude très profonde sur le père de Lubac, aux éditions du Cerf en 2006 ; ainsi que Saint Thomas et la quête eucharistique, de Catherine Pickstock, chez Ad Solem en 2001. Il faut signaler aussi un bel article d’Olivier-Thomas Venard, o.p., « Radical Orthodoxy » une première impression, in Revue Thomiste CI, n°3 (juillet-septembre 2001), pp. 409-444.

[2] All there is only because it is more than it is, in Radical Orthodoxy, p. 4.

[3] Ibid., p.1.

[4] On perçoit le changement de paradigme par rapport à la thèse aristotélicienne de la connaissance reprise par saint Thomas d’Aquin : si abstraction il y a chez lui, c’est au terme du processus noétique. Ce qui est connaissable et connu, c’est l’objet tel qu’il existe concrètement. Alors que dans la métaphysique scotiste, l’abstraction est au principe. Le connaissable et le connu, c’est l’abstrait.

[5] Propos de Milbank, Radical Orthodoxy, p. 24 et 23.

[6] Ainsi Milbank considère-t-il la phénoménologie marionienne du don comme l’équivalent contemporain de la métaphysique fidéiste de Scot séparée de la théologie. Cf. Milbank, « Only Theology overcomes Metaphysics », in the Word made strange, p.40 sqq. et « Can a gift be given ? Prolegomena to a future Trinitarian Metaphysics », Modern theology 11 (1995) p. 140 sqq.

[7] Radical orthodoxy, p. 2.

[8] Contribution de Milbank, « Knowledge » in Radical Orthodoxy, pp. 21-37.

[9] Ceci montre qu’il n’y a donc pas l’antinomie qu’on a voulu voir entre illumination augustinienne et abstraction thomiste.

[10] Contribution de William Cavanaugh, « The city », in Radical Orthodoxy, pp. 182-200.

[11] Ibid, page 188.

[12] Qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude - I Co XII,25.

[13] Bien plus, les membres du corps tenus pour les plus faibles sont nécessaires - I Co XII,22.

[14] Lawrence Paul Hemming (ed.), Radical Orthodoxy ? A Catholic inquiry, Heythrop Studies in contemporary Philosophy, Religion and Theology, Aldershot, Ashgate, 2000, pp. 11-13.

[15] Propos de Milbank, ibid., p.34.

[16] Cf. le colloque de la Revue Thomiste de 2001 sur la controverse du Surnaturel, publié par la Revue Thomiste en 2002.

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