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Quand Dieu s’offre à l’homme : retour sur une distinction

P. Michel Gitton

Les anciens traités de théologie sacramentaire, inspirés des auteurs scolastiques du Moyen Âge, détaillaient, à propos de chacun des sept sacrements : ce qui était (1) de l’ordre du signe (le geste sensible posé par le ministre avec les paroles prévues à cet effet), (2) de l’ordre de la chose même (la réalité spirituelle reconnue comme fruit du sacrement), et finalement (3) ce qui était à la fois signe et réalité. On dénommait ces trois éléments : sacramentum tantum (signe seulement), res tantum (réalité seulement) et enfin sacramentum et res (signe et réalité). C’est ainsi que, pour le sacrement de pénitence, on énumérait d’abord le sacramentum (le signe), où l’on distinguait la matière (les actes du pénitent : contrition, aveu et réparation) et la forme (l’absolution sacerdotale), puis la res sacramenti (c’est-à-dire la rémission des péchés, le recouvrement de l’état de grâce), et enfin entre les deux le sacramentum et res, qu’on définissait généralement comme la pénitence « interne », c’est-à-dire intériorisée, devenue partie prenante de l’attitude de l’âme devant Dieu [1].

La nécessité de trouver un troisième terme

Cette distinction a en fait derrière elle une longue histoire, qui remonte aux débats sur la présence réelle dans l’eucharistie dans le haut Moyen Âge. La distinction entre sacramentum et res (signe et réalité) vient de saint Augustin, qui avait systématisé l’approche des sacrements comme signes d’une action invisible de Dieu : on verse de l’eau sur la tête d’un être humain et, à ce moment précis, Dieu l’adopte comme son enfant et le lave du péché originel. Le signe n’est qu’un signe, mais il signale le passage de la grâce. Il y a concomitance, sans interpénétration.

L’inconvénient de cette présentation est vite apparu dans le cas de l’eucharistie. Là on voit bien ce qui est signe (le pain et le vin), on conçoit aussi ce que peut être la res (le Christ lui-même dans nos cœurs), mais qu’en est-il du pain et du vin après la consécration ? Restent-ils de simples signes ? D’un autre côté, il ne s’agit pas de la res sacramenti, qui ne peut être qu’intérieure. Alors ? On comprend que des disciples trop zélés de saint Augustin ne soient pas sortis d’une conception purement symbolique de l’eucharistie et n’aient pas pu rendre compte du changement opéré dans les espèces eucharistiques.

C’est à partir de là que, par des médiations diverses, on en est arrivé à la tripartition que nous citions au début de cet article et qu’il faut, paraît-il, faire remonter au futur Pape Innocent III dans le temps de son enseignement à Paris, mais qui est sans doute plus ancienne. Le sacramentum et res a une double fonction : il est déjà réalité effective (res) par rapport au signe sensible, mais il n’est encore que signe par rapport à la réalité ultime (l’infusion de la charité dans les cœurs). Cette interpénétration du signe et de la réalité permet de rendre compte de la présence réelle, qui est une vraie transformation : les Grecs l’appelaient métabolè et les Latins conversio, pourtant elle n’est là que pour rendre possible une autre transformation, celle des cœurs, appelée également conversio (en grec métanoïa). Il restait ensuite à appliquer le schéma aux autres sacrements, ce que saint Thomas a fait, comme beaucoup d’autres.

Ces distinctions ont été largement critiquées par les auteurs modernes et abandonnées des manuels. Pourtant le concept de sacramentum et res a quelquefois repris du service dans la mouvance de Karl Rahner pour s’appliquer aux effets sociaux des sacrements. Saint Thomas lui-même avait fait de l’aptitude à participer au culte rendu à Dieu dans l’Église le « caractère » du baptême (« députation au culte », Somme théologique, IIIa, q. 63, a. 33 ad 2), on parlera dans un sens analogue de la réintroduction dans la communauté des croyants comme le sacramentum et res de la pénitence, et de la pleine participation à la vie en Église comme le sacramentum et res de l’eucharistie. Ces applications, pour légitimes qu’elles soient, nous éloignent de l’ontologie sacramentelle sur laquelle nous voudrions justement insister.

Détour par la linguistique

Revenons au point de départ, c’est-à-dire à saint Augustin et au rattachement qu’il opère du sacrement à la catégorie du signe. Sur ce terrain, nous ne pouvons plus faire abstraction de ce que la pensée moderne a explicité à propos du signe. Déjà Pascal notait que « le signe porte à la fois présence et absence » [2], c’est-à-dire qu’il est un index dirigé vers la chose même, mais qu’il confesse en même temps qu’il n’est pas cette chose, qui reste définitivement à distance. Comme Jean le Baptiste, il doit reconnaître : « Je ne suis pas le Messie… Je suis la voix qui crie dans le désert… Il faut qu’il grandisse et que je diminue. »

Ce que saint Augustin avait exprimé dans la dialectique de la voix et du Verbe [3], Ferdinand de Saussure le dira en termes de langage et de parole [4], en séparant de plus en plus les deux : la parole est ce que veut dire le sujet, la langue (ou le langage) est le matériau verbal avec lequel il le dit. Mais la parole n’est pas seulement le contenu et le langage le contenant, car le langage s’organise selon son fonctionnement propre, chaque mot renvoyant à d’autres mots, avec lesquels il s’oppose, se complète, trace une origine, etc. Le signifiant et le signifié (autre distinction saussurienne essentielle) restent à jamais à distance l’un de l’autre : le dictionnaire ne définit pas un mot en mettant en regard la chose même qu’il exprime, mais d’autres mots qui composent avec lui une constellation. Même l’illustration qui, dans certains dictionnaires, vient compléter l’énoncé verbal, n’est pas non plus la chose, mais une représentation conventionnelle qui en tient lieu. On connaît le tableau de Magritte : une image d’une exactitude parfaite (une pipe ou une pomme) et, écrit en dessous, « ceci n’est pas une pipe », « ceci n’est pas une pomme ». Sans entrer dans le détail des théories structuralistes, il faut bien prendre acte de ce qu’on a appelé la « clôture du discours », c’est-à-dire une prise d’autonomie, particulièrement remarquable dans les discours idéologiques, du langage par rapport à la parole vive. Cette production verbale, parfaitement vide, où les figures convenues s’enchaînent selon une logique sans rapport avec le réel, ce que Roland Barthes appelait « les briques », montre bien à quoi peut aboutir la coupure du signifiant et du signifié. Est-elle pour autant totale ? Barthes lui-même semblait ouvrir la porte à un rapprochement à l’occasion du discours amoureux [5].

Sacrement de l’absence réelle ?

La théologie sacramentaire n’est pas sortie indemne de cette rencontre avec la linguistique (à laquelle s’ajoutait la psychanalyse lacanienne dans les années 70-80). Cette confrontation, toujours plus ruineuse, poussait certains, au nom de la coupure – érigée en dogme – entre le signe et son référent, à refuser toute intrusion du surnaturel dans le champ symbolique que devait être celui des sacrements. Un théologien en vogue n’avait pas peur dans ces années-là de parler de l’eucharistie comme du sacrement de l’« absence réelle », ce qui voulait dire en bref : le pain représente le Corps du Christ, donc il n’est pas le Corps du Christ, il est même là pour frustrer votre volonté d’appropriation, car notre désir plus ou moins névrotique voudrait voir et saisir ; nous avons au contraire à entrer dans un échange symbolique et laisser éduquer notre désir pour qu’il se libère du rêve d’une étreinte fusionnelle. La doctrine de la transsubstantiation était, on le comprend, dans ces années-là (mais en sommes-nous vraiment sortis ?), au cœur de la critique et, aujourd’hui encore, d’aucuns y voient le reliquat d’une théologie identitaire, incompréhensible pour l’homme d’aujourd’hui [6]. La « trans-signification », ou la « trans-finalisation », paraissaient de nature à dire autrement mieux le mystère eucharistique : le signe reste le signe, rien n’est changé au plan de la réalité, mais ce pain et ce vin sont chargés d’une autre destination : le Corps et le Sang du Christ que nous sommes appelés à former, un peu comme les morceaux de tissu bleu, blanc et rouge, qui, cousus ensemble, représentent l’identité française…

On voit bien ce qu’on perd à partir du moment où on a dû consentir à cette coupure totale. L’engagement du Christ devient, dans cette optique, purement notionnel : le pain consacré signifierait que le Christ s’est engagé pour son Église et pour moi, mais, la réalité restant échangée, nous serions devant une déclaration d’amour à qui il manque le don (or pas d’amour sans preuve d’amour, selon le mot de Jean Cocteau !). Il faut tenir au contraire que, si le Corps du Christ est donné dans l’Eucharistie, c’est au sens où les époux se sont donnés l’un à l’autre jusqu’à ne plus pouvoir disposer de leur corps (1 Co 7, 4) et, surtout, au sens où Jésus s’est livré à ses bourreaux, non en image mais en réalité, jusqu’au cadavre (« la nuit qu’il fut livré… », 1 Co 11, 23). L’ « abandon de soi jusqu’au risque de la chose [jusqu’à courir le risque de n’apparaître que comme une chose] » (J.-L. Marion) [7] constitue la vérité dernière de l’amour, comment le Christ aurait-il reculé devant cette conséquence ?

Pas de présence localisée

Les théologiens médiévaux qui ont construit la tripartition sacramentum tantum / sacramentum et res / res tantum nous ont peut-être fourni une piste pour sortir de l’impasse. Ils étaient bien conscients que la distance entre le signe et la chose même n’était pas abolie par la transsubstantiation. Ils refusaient la confusion qui ferait du corps sacramentel l’équivalent pur et simple du corps passible de Jésus pendant son séjour parmi nous. Malgré les déclarations ultra réalistes qui avaient un moment prévalu, ils savaient que le Corps de Jésus n’est pas broyé par les dents de celui qui communie, que le Christ n’est pas divisé quand on fractionne l’hostie et que, de façon générale, tout ce qui tombe sous les sens est de l’ordre du sacramentum tantum et n’est donc pas attribuable au Christ lui-même, qui n’est ni rond, ni blanc, ni alcoolisé, etc. Le changement est donc à la fois réel (et même substantiel, c’est-à-dire rejoignant le fond de la réalité) et caché. Saint Thomas va jusqu’à dire que le Corps du Christ n’est pas présent dans l’eucharistie de façon locale [8], ce qui veut dire qu’il n’est pas enfermé dans un lieu (n’en déplaise à ceux qui ont parlé du « divin prisonnier du tabernacle » !), l’espace qui l’abrite ne constitue en rien une limite ou un cadre dans lequel il serait enfermé. Il est là vraiment, mais son insertion dans notre monde ne le réduit pas aux dimensions de ce monde. Nous sommes ramenés ainsi à cette constatation que, dans le Nouveau Testament, les signes de la foi sont eux-mêmes objets de foi [9], non par manque de réalité, mais par excès. « Il ne sera pas donné à cette génération d’autre signe que le signe de Jonas » !

Mais, si distinct que soit le signe sacramentel par rapport à la chose (la grâce, le Christ), la res sacramenti se rend déjà présente et agissante dans le sacramentum et res. Le terme est tellement surabondant, qu’il a la possibilité d’investir secrètement le signe, de l’évider de l’intérieur, de le rendre poreux, pour qu’il devienne porteur d’une première grâce, parfaitement cachée, mais qui est déjà le gage de la victoire définitive. Pour le dire en termes modernes, il y a là une « prolepse » de la présence eschatologique du Christ.

Ce paradigme peut nous faire avancer et nous aider à comprendre la place du surnaturel dans les réalités empiriques où Dieu a choisi de se manifester. Nous prendrons deux exemples : la naissance virginale de Jésus et l’inspiration des saintes Écritures.

La naissance virginale est-elle pensable ?

On sait que, dans le même temps où l’on attaquait la croyance à la présence réelle, « conception sensualiste, grossièrement réaliste de l’eucharistie [10] », les mêmes ou d’autres se démarquaient de l’universelle croyance des chrétiens en la naissance de Jésus à partir d’une vierge, en soulignant l’inconvenance de vouloir retirer à la pleine humanité du Christ la génération charnelle, comme si celle-ci portait ombrage à sa nature divine, comme si la pleine paternité de Joseph entrait en concurrence avec la Paternité divine ! Ce Jésus né en faisant exception à la condition commune des hommes pouvait-il encore se dire l’un de nous ?

Comme pour l’eucharistie, il y avait derrière ce refus la même revendication de garder le champ de l’humain à l’abri des initiatives divines : Dieu s’est fait homme, c’est entendu, mais homme tel que nous le voyons et le définissons. C’est ce que l’on va appeler la « consistance du créé », à laquelle l’Incarnation est sommée de ne pas faire exception. Quand Denys l’Aréopagite parle de Jésus comme d’un homme au-delà de la mesure humaine, qui « s’est fait homme selon un mode qui dépasse l’homme [11] » ; quand Grégoire de Nazianze nous dit qu’il a innové, divinisé la nature humaine en l’assumant, ce langage est incompréhensible pour nos modernes censeurs, qui y verraient une trace de monophysisme latent, présentant l’humanité du Christ comme une réalité mythique, dotée de toutes les propriétés du divin. Or il n’en est rien.

Une autre mesure de l’humain

L’humanité est respectée, mais elle est interprétée (au sens où un musicien interprète une partition) différemment de nous, elle est vécue selon un mode pour nous inouï, un mode proprement christique. Il ne sert à rien de penser la différence en termes simplement moraux et spirituels (le Christ homme-pour-les-autres, frère universel, etc.), sinon entre le Christ et n’importe quel saint il n’y aurait qu’une différence de degré. Il faut bien croire qu’il y a, avant toute manifestation de l’agir humain de Jésus, un dispositif de grâce, une onction, une ouverture vers Dieu, absolument spécifiques, qui constituent le point de départ et non le point d’arrivée.

La trace de la divinité dans l’humanité du Christ n’est pas non plus l’addition de pouvoirs merveilleux qui dépasseraient ceux de l’homme (et là, nos amis ont raison, qui disent que Dieu ne triche pas en prenant notre humanité), mais elle se voit plutôt à une blessure, à une déchirure, à une béance, qu’il nous faut bien exprimer en termes ontologiques, puisque nous sommes avant toute psychologie possible : l’humain en Jésus ne se clôt pas au plan humain, il a sa subsistance en Dieu, c’est la personne divine du Fils qui donne toute sa consistance humaine à l’enfant né à Bethléem. Bérulle et d’autres ont nommé cela le « dénuement de subsistence » [12] : n’ayant pas de personne humaine qui lui corresponde, la nature humaine du Verbe est tout ouverte sur la personne divine qui l’assume, elle n’existe que par elle, et cette greffe a le double effet de la conserver intacte dans son ordre propre et de l’unir si étroitement à Dieu que jamais aucune autre humanité ne fut associée à ce point à la divinité.

La naissance virginale : une pauvreté assumée par Dieu

Là seulement la naissance virginale trouve tout son sens. Derrière le miracle concret, inscrit dans la réalité charnelle de Marie et de Jésus, se joue la nouveauté que Dieu introduit dans notre humanité. En s’insérant dans la chaîne des générations sans reproduire le mode par lequel la vie se transmet depuis l’origine, il renouvelle notre nature, il la rend capable, dans sa pauvreté même, d’accueillir radicalement le don de Dieu. Car la virginité de Marie n’est pas d’abord vue comme une qualité (de pureté par exemple), elle est le signe d’une impuissance, l’aveu d’une incapacité à donner par soi-même la vie. C’est ainsi qu’elle était vécue dans l’ancien Israël, la fille de Jephté, qui va mourir jeune, « pleure sur sa virginité » (Jg 11, 37). La poétesse Marie Noëlle a parfaitement exprimé cette donnée dans un quatrain de la Berceuse de la Mère-Dieu :

De fils, ô mon Dieu, je n’en avais pas.
Vierge que je suis, en cet humble état,
Quelle joie en fleur de moi serait née ?
Mais vous, Tout-Puissant, me l’avez donnée.

À la kénose de la Croix répond celle de l’Incarnation, mais pas au sens où on l’entend d’habitude : pas seulement la kénose de Dieu qui se vide pour faire une place à sa créature, mais aussi kénose de l’humain, ce « néant capable de Dieu », qui est pour une fois si totalement dépouillé de lui-même qu’il peut faire toute la place à Dieu. De cela un petit indice : le même mot grec en trois lettres (dio, « c’est pourquoi ») caractérise le retournement indiqué par la parole de l’Ange : « l’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre, c’est pourquoi l’enfant sera saint et sera appelé Fils de Dieu », et celui que dévoile saint Paul au cœur du mystère du salut : « s’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort et la mort sur une croix, c’est pourquoi Dieu l’a exalté… » Abaissement et exaltation dans un même mouvement.

La grandeur du signe donné dans la naissance virginale, c’est que, à l’inverse du miracle dont bénéficient Zacharie et Élisabeth, miracle qui saisit de stupeur tout l’entourage (Lc 1, 65), la conception de Jésus par une jeune femme promise en mariage ne suscite aucune surprise, et que l’intervention divine (pourtant bien plus étonnante) serait restée inconnue sans la confidence de celle qui en fut bénéficiaire. Comme dans le cas de la Présence réelle de Jésus au Saint-Sacrement, nous sommes là devant un signe qui est bien un miracle, mais un miracle totalement caché [13].

La Bible était-elle la chasse gardée des chrétiens ?

Nous voudrions finir en indiquant que l’inspiration de l’Écriture sainte relève du même principe. L’élément humain y est pleinement respecté, mais évidé de l’intérieur pour devenir le medium par lequel Dieu se révèle adéquatement.

On sait que l’avènement de la modernité est allé de pair avec la fin du privilège de la Bible (et des autres textes sacrés des religions), ce statut d’exception qui la maintenait à part, dans une sphère purement ecclésiale, ne relevant que de paramètres théologiques. Désormais la philologie, la stylistique, la sémantique et tous les savoirs possibles se sont penchés sur ces vénérables restes du passé pour y puiser des informations sur l’histoire, la langue, les croyances, mais en retour ils ont passé au crible la crédibilité de leurs sources, disséqué leurs textes, anéanti beaucoup d’idées tacitement admises jusque-là. Il était difficile aux chrétiens de rejeter tout à fait cet examen, dans la mesure où ce sont eux (à la suite des juifs) qui, dès le début, avaient cherché à éclairer la lettre des Écritures en précisant le sens des mots à l’aide de toutes les connaissances disponibles, en discutant les différentes traductions existantes et en cherchant les meilleurs manuscrits.

Mais le recours à une science toujours plus exigeante, toujours plus pointilleuse, a fini par réduire les catholiques à une position défensive, certains considérant comme dangereuse et en tout cas inutile la recherche biblique et se réfugiant dans des interprétations traditionnelles (ou supposées telles). Pendant ce temps, les lectures séculières (psychanalytiques, socio-économiques, rhétoriques, structurales, etc.) de la Bible faisaient florès [14]. Elles n’empêchent certes pas les croyants de continuer à voir dans ces textes le message que Dieu leur adresse. On est prêt à leur concéder ce « surcroît de sens », qui ne gêne personne, puisqu’il ne cherche plus à s’affronter à une lecture « laïque » des textes sacrés. Celle-ci, supposée admise, règne en maître, nonobstant d’ailleurs les nombreuses querelles de chapelle qui divisent les spécialistes, car, malgré deux siècles d’études et de recherches, l’unanimité est loin de régner entre les écoles, et périodiquement des dogmes longtemps admis se fissurent (comme la célèbre théorie « documentaire » du Pentateuque).

On pourrait penser que nous sommes là dans un cas classique de partage entre science et foi, où chacun a son domaine propre, sans empiéter sur celui du voisin. Il y a longtemps que l’on ne demande plus à la théologie de se prononcer sur l’héliocentrisme et on s’en trouve mieux ainsi. Pourquoi la Bible ne pourrait-elle être abordée de la même façon, l’histoire et la philologie d’un côté, la foi de l’autre, chacun chez soi sans interférence ? Or l’interférence existe à partir du moment où les documents qui fondent la foi sont réquisitionnés par la science dans un sens qui n’en respecte pas la visée, car il ne s’agit pas (sauf pour l’archéologie) de documents bruts qui seraient seulement des traces du passé, il s’agit de témoignages où la croyance fait corps avec les données qu’elle transmet. Or, de son côté, la foi est engagée dans certains de ces énoncés et dans l’affirmation de certains faits, car elle ne repose pas seulement sur des vérités intemporelles, elle est liée à une histoire du salut, où Dieu est censé s’être manifesté et avoir parlé, elle ne peut donc s’accommoder de toute conclusion, elle n’est pas une lecture « spirituelle » qui pourrait faire la part du feu en abandonnant la lettre aux spécialistes de l’histoire et de la littérature [15]. Encore une fois, ce qu’elle va rencontrer, ce ne sont pas des analyses factuelles de mots ou de documents extraits du sol, mais une certaine extrapolation qui en déduit une version alternative de la suite des événements.

Quand la recherche historique ne rejoint pas la foi

Prenons un exemple : le récit de l’Exode, longtemps tenu pour fondé sur des traditions anciennes, est aujourd’hui considéré comme une pure construction élaborée au VIIe siècle avant notre ère, pour faire pièce aux prétentions des grandes monarchies orientales et donner au peuple hébreu ses lettres de noblesse et son ancienneté ; en réalité il n’y aurait eu ni exode ni conquête de Canaan, mais seulement l’évolution complexe de certains groupes humains installés dans cette région. Dans ce cas, il est évident que l’accession au monothéisme n’est pas le saut qualitatif qu’on imagine, dû à des événements qui manifesteraient la conduite d’un Dieu tout-puissant qui se révèle en même temps le maître du cosmos et le berger de son peuple. La Loi que les Hébreux ont accueillie et approfondie n’est plus liée à un moment de l’histoire, en réponse à l’initiative du Dieu d’Israël qui révèle son nom et ses exigences, elle résulte de la fermentation, dans un contexte particulier, des principes présents dans la culture de l’Ancien Orient. Les deux visions sont difficilement compatibles, quoi que certains en aient dit. Or, ce qui est en jeu, ce n’est pas une nouvelle affaire Galilée, car il n’y a pas la science à l’état pur d’un côté et de l’autre une théologie qui se prendrait pour l’expression définitive de la foi. Il y a un défi, lancé en même temps aux théologiens et aux savants, de revoir leurs schémas, d’être plus attentifs à la complexité des faits, de ne pas s’emballer pour des reconstructions, quelque brillantes qu’elles soient. L’issue, nous le savons, ne peut être qu’une synthèse nouvelle, plus vraie et plus profonde.

La Bible : un duo amoureux

Ce que toute réflexion sérieuse sur le texte biblique devra finir par tenter, c’est de se mesurer à l’originalité de la collection, d’allure hétéroclite, que juifs et chrétiens vénèrent comme le canon de leurs Écritures. Ce qui rapproche tous ces textes, de date et de genre fort différents, c’est ce que certains ont appelé leur caractère « dialogal [16] », le fait qu’ils lient de façon infiniment variée la parole de Dieu et la parole de l’homme. Jamais ils ne se veulent seulement une proclamation faite par Dieu et que les hommes n’auraient plus qu’à écouter [17]. Les lecteurs musulmans s’en aperçoivent vite, qui nous font remarquer que l’on trouve sans cesse dans la Bible des phrases du genre : alors Moïse monta sur la montagne et là Dieu lui dit …, « dans vos Écritures, nous disent-ils, il y a donc autre chose que la parole de Dieu ? » Eh bien oui, et cette autre chose est encore parole de Dieu ! Quand le croyant prie et se tourne vers Dieu dans les psaumes, c’est encore en mentionnant les paroles de Dieu : « mon cœur m’a redit ta parole, cherchez ma face » (Ps 27, 8). Et quand c’est l’homme qui parle, qui réfléchit sur Dieu et sur le monde, c’est encore face à Dieu, en tenant compte de sa réaction, comme Job qui philosophe sur la vie en sachant bien que Dieu va le reprendre et donner la conclusion : « j’ai dit mon dernier mot ; à Shaddaï [un des noms de Dieu] de me répondre » (Jb 31, 34).

Le Cantique des Cantiques, si particulier dans l’ensemble, donne sans doute la clef du tout [18] quand il présente la parole de la Bien-Aimée comme sans cesse référée à ce qu’elle a déjà reçu de l’Époux : c’est par elle que l’Époux se fait entendre, au point qu’on a soupçonné une origine féminine de ce texte [19]. La réalité d’une alliance nuptiale est le présupposé de toute la Bible. Si elle ressortit aux règles générales de la linguistique, si on peut lui appliquer toutes les grilles d’analyse que l’on voudra, il faudra toujours tenir compte du fait qu’elle n’est pas un texte comme les autres, parce que son positionnement n’est pas celui d’un locuteur solitaire qui cherche à expliquer, à justifier, à convaincre, ou à séduire. L’homme qui s’exprime dans la Bible, et qui est chaque fois un véritable auteur, comme l’enseigne le concile Vatican II [20], se situe d’abord dans un dialogue amoureux avec ce Dieu qui a conquis son cœur et illuminé ses yeux. S’il parle, c’est sous son contrôle, c’est avec le désir de lui faire honneur : « Que les paroles de ma bouche et le murmure de mon cœur soient agréés en ta présence, Seigneur, mon roc et mon défenseur ! » (Ps 19, 15).

Sous le signe du respect

D’où le respect si caractéristique qui émane de l’ensemble de l’Ancien Testament et du Nouveau. S’il y a une relecture, et donc une réécriture, parfois très visibles, ce n’est jamais avec la volonté de plier les documents du passé aux nouveaux impératifs idéologiques nés des circonstances. Comment expliquer sans cela tant de vestiges incompréhensibles pieusement conservés ? Comment comprendre que des textes plus récents, loin d’ajouter des détails selon un procédé d’accumulation, stylisent au contraire les énoncés précédents, etc. Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’un fixisme a priori, car Dieu ne cesse d’appeler à de nouveaux développements, comme on le voit dans la rédaction successive des lois d’Israël, mais ces développements se font dans une continuité vivante à ce qu’on continue de recevoir comme un don de Dieu.

Ce respect se vérifie tout spécialement quand est en jeu un rapport à l’histoire. On peut inventer une pieuse fiction quand il s’agit d’illustrer une vérité morale ou de mettre en scène le chemin du croyant, à travers l’histoire de Tobie ou de Jonas. Mais quand les faits sont ceux où on a vu passer la main de Dieu, de quel droit se permettrait-on de manipuler des données précieuses qui font toucher du doigt les hauts faits de Dieu ? On peut n’avoir pas toutes les informations, et dans ce cas compléter la trame du récit avec des pièces rapportées qui ne sont pas de la même venue, mais on restera dans la contemplation d’un donné sur lequel on ne se reconnaît pas de droit. Les évangiles de l’Enfance (Mt 1-2, Lc 1-2) nous mettent tout à fait dans cette ambiance. Le rapprochement entre les passages des prophètes et les épisodes racontés ne se fait pas, comme on le dit trop souvent, par la volonté d’illustrer les croyances de l’Église primitive dans la messianité de Jésus en imaginant des événements qui les illustreraient, mais bien au contraire à partir d’une lecture méditative des oracles prophétiques, qui découvre dans des faits qui viennent de se produire l’accomplissement inattendu de ces figures (au demeurant pas si claires qu’on veut bien le dire, et qui trouvent au contraire leur sens dans l’événement survenu). C’est ce qu’on appelle à Qumran le pesher, forme très particulière du midrash, qui n’est pas autre chose que la relecture priante des Écritures, dont l’Écriture elle-même est issue.

L’Esprit qui nous fait dire : Abba !

Nous voudrions ainsi aboutir à la conclusion que l’inspiration de la Bible se confond avec cette ouverture à la Parole, qui la constitue. Et nous verrions ainsi se reproduire ce que nous ne cessons de traquer depuis le début de cette étude : la manière qu’a Dieu de se donner à travers une réalité empirique devenue « poreuse ». Sa grâce y est déjà mystérieusement incluse et change la réalité du vieux monde, mais sur un mode caché, qui ne se révèle qu’à l’observateur attentif et capable d’accueillir l’inouï de Dieu. Le « dénuement de subsistence » n’en fait pas une réalité mythique, elle est parfaitement intégrée dans les coordonnées de notre monde, mais on peut passer à côté sans la voir ou en croyant superficiellement qu’elle ne dépasse pas le niveau des autres phénomènes. Pourtant, à celui qui sait voir, elle se révèle comme porteuse de la nouveauté décisive présente en Jésus et qui anticipe sur le monde futur.

Remarquons pour finir que, dans les trois cas que nous avons examinés, le Saint-Esprit est directement engagé : l’humanité du Sauveur est conçue de l’Esprit, l’épiclèse eucharistique atteste que la conversion du pain et du vin dans la réalité du Corps et du Sang de Jésus ne s’opère pas sans une intervention de l’Esprit en réponse à la prière du Christ, et nous disons dans le Credo que l’Esprit-Saint a parlé par les Prophètes. D’un bout à l’autre, l’Esprit est celui qui investit notre monde de l’intérieur, qui le bouleverse, pour l’arracher à son vieillissement et le préparer à la Parousie. Il nous empêche de ramener le divin à nos mesures, gardant au surnaturel son effervescence [21]. Nous sommes peut-être maintenant à même de préciser son action, en voyant comment il investit les signes que Dieu se donne dans notre monde : tout en gardant aux choses créées leur consistance, il les vide de leur « subsistence », c’est-à-dire de leur fermeture sur elles-mêmes, il les rend poreuses à la grâce et en fait l’épiphanie de la Gloire.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] C’est déjà la position de Pierre Lombard, IVe Livre des Sentences, dist. 22, c. 2.

[2] A vrai dire, il s’agit de la figure « qui porte présence et absence » (Lafuma 265).

[3] Sermon 293 sur la Nativité de saint Jean Baptiste, PL 38, 1328 : « Enlève la parole, qu’est-ce que la voix ? […] Si je cherche comment la parole qui est déjà dans mon cœur pourra te rejoindre et s’établir dans ton cœur, je me sers de la voix, et c’est avec cette voix que je te parle : le son de la voix conduit jusqu’à toi l’idée contenue dans la parole ; alors, il est vrai que le son s’évanouit ; mais la parole que le son a conduite jusqu’à toi est désormais dans ton cœur sans avoir quitté le mien. Lorsque la parole est passée jusqu’à toi, n’est-ce donc pas le son qui semble dire lui-même : Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue ? Le son de la voix a retenti pour accomplir son service, et il a disparu, comme en disant : Moi, j’ai la joie en plénitude. Retenons la parole, ne laissons pas partir la parole conçue au fond de nous. »

[4] Ou plus exactement de langue. Saussure distingue langue et langage, langage servant encore chez lui à désigner l’ensemble parole + langue, cf. Cours de linguistique générale, § 160, éd. Payot, 1972, p. 112.

[5] Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977.

[6] Il est frappant que, chez ceux qui veulent en finir avec la transsubstantiation, peu se sont avisés que substance est ici à prendre au sens de « substance première » (c’est-à-dire le sujet ultime qui se cache derrière tous les prédicats) et non au sens de substance chimique (ce qu’Aristote aurait désigné comme « substance seconde »).

[7] Résurrection no 44 (ancienne série), p. 42. C’est tout l’article qu’il faudrait citer, où s’amorce une réflexion phénoménologique sur le don, que l’auteur poursuivra dans des ouvrages ultérieurs.

[8] Somme Théologique III, q. 76, a. 5.

[9] R. Bultmann : « Dans l’Ancien Testament, le fidèle croit en Dieu, dans l’obéissance et la fidélité, en raison de ses gestes ; il n’a pas besoin de "croire" aux gestes eux-mêmes, puisqu’ils apparaissent au grand jour dans l’histoire du peuple. Dans le Nouveau Testament, les gestes de Dieu doivent précisément être "crus", car ce qui apparaît au jour c’est la vie de Jésus qui s’achève à la croix. » (Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, VI, p. 216, s. v. pisteuô, cité par Urs von Balthasar, La Foi du Christ, éd. Aubier, 1968, pp. 17-18).

[10] Schillebeeckx, La Présence du Christ dans l’eucharistie, Paris, 1970, p. 27.

[11] Lettre 4, PG 3, 1072B ; Pseudo-Denys, La Théologie mystique. Lettres, coll. Les Pères dans la foi, no 42, 1991, p. 62.

[12] Subsistence avec un « e », c’est un mot technique de l’ontologie scolastique pour désigner un certain degré d’autonomie pour une substance. Le dénuement de subsistence de l’humanité du Christ était une opinion discutée entre les docteurs. Bérulle prend l’expression au sens où l’humanité du Christ ne se clôt pas au plan humain (Jésus n’est pas simplement homme, il n’a pas de personne humaine, son humanité est, comme on dit, enhypostasiée, c’est-à-dire insérée dans la personne du Fils éternel). Cette doctrine, qui peut paraître très abstraite, va servir de détonateur à la spiritualité de Bérulle : « Je révère le dénuement que l’humanité de Jésus a de sa subsistence propre et ordinaire pour être revêtue d’une subsistence autre, étrangère et extraordinaire à sa nature. D’où vient que sa vie, son état, ses mouvements et ses actions ne sont plus d’elle ni à elle proprement, mais sont de celui et à celui qui la soutient ainsi, dénuée totalement et pour jamais de sa propre subsistence. » (Vœu de servitude) Comme il le dira ailleurs : « Ô greffe féconde ! ô cession heureuse ! ô dénuement honorable, ô investiture riche ! royale, précieuse ! ô commerce divin ! ô communication adorable ! »

[13] Nous rejoignons ici la notion d’historicité cachée, qu’a mise en lumière le P. Philippe Vallin à propos du premier péché : ce n’est pas parce que, de fait, nous n’avons aucun accès par la science (historique, paléontologique, etc.) à un événement du passé attesté dans les Écritures que, de droit, ce fait n’a pas pu avoir lieu dans la réalité empirique de notre monde et qu’on doive lui trouver une signification symbolique. Cette remarque vaut pour le péché d’Adam, comme pour l’histoire d’Abraham ou la résurrection de Jésus ! Faute de distinguer les deux sens du mot histoire (science historique et faits survenus un jour dans un lieu), on en est venu à déréaliser des données fondamentales de la foi.

[14] Il y eut même une Lecture matérialiste de l’évangile de Marc, proposée par Fernando Belo (traduction française aux éditions du Cerf, 1974).

[15] Le sens littéral est le sens de l’auteur selon saint Thomas d’Aquin, il a donc déjà une portée théologique, comme l’avait rappelé Pie XII dans l’encyclique Divino Afflante Spiritu (1943), § 28.

[16] Nous nous inspirons ici librement de l’article très suggestif de Michel Costantini, « La Bible n’est pas un texte », paru dans Communio I/7, septembre 1976, et réédité dans Résurrection, n. s. n° 60-61 (octobre 1995-janvier 1996), pp. 85-115.

[17] Les pages du Nouveau Testament ne se présentent pas non plus comme des déclarations directes de Jésus. Le rappel des circonstances dans lesquelles Luc a rédigé son évangile fait aussi partie du texte sacré (Lc 1, 1-4). L’évangile de Jean donne la parole à des disciples du disciple bien-aimé, qui nous disent leur réception des paroles de l’Apôtre, lui-même témoin des enseignements du Christ (Jn 21, 23-24). La parole circule entre des locuteurs divers qui font écho à la Parole.

[18] Rabbi Aqiba disait : « Toutes les Écritures sont saintes, mais le Cantique des cantiques est le Saint des saints. » (Tosephta Sanhedrin, 12, 10)

[19] P. Ricœur et A. LaCocque, Penser la Bible, Paris Seuil, 1998, p. 407.

[20] Dei Verbum, § 11-12 : « En vue de composer ces livres sacrés, Dieu a choisi des hommes auxquels il eut recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens, pour que, lui-même agissant en eux et par eux, ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement. »

[21] Nous n’avons pas oublié la conclusion du P. Louis Bouyer, dans son livre Le Consolateur, Esprit-Saint et Vie de Grâce, Paris, Cerf, 1980 : « Il est inévitable que d’un bout à l’autre de cette expérience [celle de l’Esprit], elle apparaisse comme bouleversante. » (p. 451)

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