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Quand Jésus parle à son peuple : les miracles eucharistiques

Alexis Perot

Notre désir naturel de voir Dieu se heurte, nous le constatons au moins chaque dimanche, au paradoxe d’une présence qui se cache sous la plus énigmatique des apparences visibles, minuscule hostie, pain azyme, trace si humble, signe si ténu qui, de toutes les réalités terrestres, est pourtant l’ultime réceptacle de Celui que rien ne peut contenir et vers lequel soupirent nos âmes.

S’il frustre à l’évidence tout ce qui demeure en nous de charnel (besoin de voir, de contempler, de saisir…), le miracle de la transsubstantiation est à l’inverse pour l’âme une incomparable école d’abandon et d’élévation. Il y a devant la réalité offerte, mystérieuse et impalpable, une salutaire confrontation entre la « chair » et l’« esprit », celle dont fait état saint Paul dans l’Épître aux Galates (5,16-25). Ce qui se joue à la messe au moment de l’Élévation est cause d’une tension de tout l’être au profit de l’« esprit », cette capacité spirituelle en nous, laquelle ne peut triompher des résistances charnelles qu’au prix d’un rude combat, dont la grâce est le seul garant, en ce lieu où la lutte se fait le plus dramatiquement intense : Gethsémani de l’âme, moment où la foi se mesure à tout ce qui la nie, avant que les anges viennent consoler le lutteur, une fois le calme et la confiance revenus ; l’adoration eucharistique nous conduit sur les pas même de notre Seigneur, au cœur du sacrifice mémoriel. Sommes-nous alors endormis comme les disciples à l’heure suprême, ou veillons-nous courageusement dans la tempête, avec Jésus ?

« Heureux ceux qui croient sans avoir vu », a dit le Seigneur après sa Résurrection, faisant écho à la sixième des Béatitudes : « Heureux les cœurs purs ils verront Dieu », tant il demeure que les passions humaines, celles qui encombrent l’âme, font obstacle à la vision limpide des réalités supraterrestres, dont la Sainte Eucharistie est l’ordinaire et miraculeuse manifestation. Mais les yeux de la foi, eux, voient ce devant quoi nos yeux de chair s’écarquillent en vain. Ainsi est-il possible de percer le secret du Saint des Saints ! De voir Dieu réellement, mais avec ces seuls yeux que par leur baptême les chrétiens ont reçus pour contempler sans mourir la face du Très-Haut. Le Seigneur ne pouvait donner plus à des mortels, pour assouvir leur soif de le voir, que ce signe réel, mais caché, de sa présence, sous une forme qui, mieux encore, nous permet cette communion intime avec son cœur, avec son âme.

Des miracles à l’intérieur du Miracle

Non, le Seigneur dans son amour pour nous ne pouvait donner plus qu’un tel Sacrement ! Or, il arrive, il est arrivé, la chose est solidement attestée, que le Seigneur, face à des yeux de chair, ait daigné en certaines circonstances se manifester plus ouvertement, ajoutant au miracle ordinaire de la transsubstantiation celui moins ordinaire d’un dévoilement du mystère. Saint Thomas d’Aquin se référant à la notion aristotélicienne d’« accident », pour parler de l’apparence conservée du pain et du vin, tandis que la « substance » en est transformée en Corps et Sang de Jésus, a décrit dans la Somme Théologique de tels phénomènes :

Il faut donc dire qu’ici les dimensions antérieures subsistent, tandis que d’autres accidents tels que la figure, la couleur, etc… sont miraculeusement modifiés pour faire apparaître de la chair, du sang, ou même un enfant. (Somme Théologique, III Qu.76 a.8 resp.)

Ces modifications, qu’il est coutumier d’appeler miracles ou prodiges eucharistiques, ne laissent pas d’interpeller le croyant. Car pourquoi lever le voile, si celui-ci est pour notre salut, pour le bienfait de nos yeux inaptes à recevoir toute la lumière divine ? Pourquoi, de la part du Très-Haut, transgresser lui-même une loi si solidement établie par ses soins ? Pour quel bienfait ? Dieu le sait. Car comme dit le psalmiste, « Que tes pensées, O Dieu, me semblent impénétrables » (Ps 139,117).

Serait-il possible, en présence des faits tels que ceux rapportés par la chronique, les cas les plus célèbres et les mieux avérés, de tenter de discerner une divine pédagogie, qui vienne, non point contredire, mais au contraire compléter ou même conforter l’ordinaire éducation de nos âme par la foi vécue à travers l’humble occultation des sens ?

Il s’agira de replacer l’évènement des miracles dans leur finalité, en les resituant par rapport à l’Eucharistie, mystère central de la foi, dont le sens, en soi-même inépuisable puisque porteur de l’infini divin, ne saurait être que relevé ou mis en exergue, lors d’une modification prodigieuse de l’apparence ordinaire.

Le miracle n’abolit pas le mystère

Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! Le disciple authentique ne saurait se passer d’un tel bonheur promis par son Seigneur et ce n’est pas lui, à l’évidence, qui court après les manifestations merveilleuses qui viendraient confirmer l’objet de sa croyance.

On connaît la célèbre anecdote, rapportée par le Sire de Joinville dans sa Vie de Saint Louis, et la sentence du saint roi concluant la narration d’un prodige eucharistique qu’on vient de lui faire : « Allez le voir qui ne le croyez ; car je le crois fermement comme la Sainte Église nous l’enseigne » (Historiens et chroniqueurs du Moyen Age, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, NRF, Gallimard, 1952, p 211).

Les saints, à l’inverse des foules qui les entourent, ne sont guère avides de merveilleux, la chose est entendue. Ils s’en détournent autant que possible, même s’ils savent qu’à eux, Dieu ne refuse souvent rien. Tel fut le cas de saint Joseph de Cupertino, à l’origine du prodige eucharistique lié à la conversion d’un prince luthérien, fils du duc de Brunswick. Il a vraiment fallu en ce cas précis (miracle d’Assise, en 1651) que le saint moine se soit convaincu qu’aucun autre moyen n’eût pu ramener cette âme hésitante à la vraie foi pour oser implorer la toute-puissance divine de se manifester aux yeux du jeune homme. Trop d’obstacles retenaient ce dernier, en effet, de franchir le cap, tant sur le plan des calculs humains, familiaux, dynastiques, que des embûches dressés dans l’ombre par l’entremise du Prince des ténèbres.

C’est d’ailleurs souvent en dernière extrémité que des hommes en viennent à oser l’acte de foi fondamental consistant à demander publiquement au Seigneur un geste quand tout semble perdu. L’épisode rapporté de l’incendie vaincu par l’exposition en grande pompe du Saint Sacrement est à ce titre particulièrement significatif. À Miradoux dans le Gers, en 1670, alors qu’un brasier incendiaire menaçait de se propager à l’ensemble du village constitué de maisons en torchis, le curé de la paroisse sortit en grande pompe avec le Saint Sacrement, le dressant face aux flammes pour commander l’exorcisme du feu, lequel fut aussitôt accordé.

Voilà la conclusion du P. Jean Ladame rapporteur de l’évènement dans son livre sur le sujet :

Ce qui étonne le plus en l’occurrence, ce n’est pas tant le prodige accompli par le Seigneur à qui rien n’est impossible que la confiance de ces chrétiens dont Jésus aurait pu dire : « Vraiment, je n’ai pas trouvé une telle foi en Israël ». (Jean Ladame, Richard Duvin, Les Prodiges eucharistiques, édition France-Empire, Paris, 1981, p. 80)

Ainsi « le mystère de la foi », non seulement n’est pas aboli, mais il est au contraire exalté, magnifié dans la mesure où l’acte de foi précède le miracle, comme c’est souvent le cas dans l’Évangile, et que l’homme en de telles circonstances prend le risque public du ridicule et du désaveu, surmontant même la crainte de tenter le Seigneur, en mettant la confiance et la charité au-dessus de toute autre considération.

Quant aux conséquences du miracle, qui advient comme la récompense d’une foi héroïquement éprouvée, l’expérience prouve que seuls les cœurs réellement aptes à se laisser toucher par la grâce continuent d’ajouter foi à ce que leurs yeux, ou leur raison, leur ont montré d’extraordinaire.

Le cas de la guérison de Madame La Fosse, au XVIIIe siècle à Paris, est demeuré sous le nom du « miracle du Faubourg Saint-Antoine ». Une paroissienne paralysée des jambes se jeta le jour de la Fête-Dieu au pied du Saint Sacrement en prononçant les mots même du lépreux de l’Évangile : « Seigneur si tu le veux, tu peux me guérir » (Mt 8,14). Elle se releva instantanément valide, apte à suivre la procession. Or, qui fut témoin, au moins indirectement, de la scène ? Voltaire lui-même, assez interpellé par l’événement pour rester tout un temps assidu auprès la miraculée. Fut-il alors guéri de son scepticisme ? Nullement, comme en témoignent ses quelques lettres sur le sujet, où domine l’esprit persifleur.

La foi en la présence réelle n’a donc que peu à voir avec la perception extérieure d’un phénomène défiant les lois de la nature. Ce qui apparait en outre lors d’un miracle, lorsque apparition il y a, n’est qu’une infime partie du mystère ; la chair humaine ici, l’image toute entière de l’homme ailleurs, ou encore la vision d’un enfant au visage rayonnant... Le mystère eucharistique demeure infiniment plus vaste que ce que ces diverses manifestations peuvent en dire, puisque Jésus est certes présent dans l’Hostie consacrée mais d’une manière qui dépasse absolument notre entendement. La présence dont il est question ne concerne pas simplement l’homme nazaréen pris à tel ou tel moment de sa vie, mais tout Jésus Ressuscité, dont la présence d’immensité s’étend à toute la création et qui, étant Dieu, n’a pas de contenant possible. Comment pourrions-nous alors le cerner, le comprendre, même devant l’évidence d’une vision surnaturelle, sans le secours de la foi ?

Pour autant, le lien doit toujours être maintenu entre cette mystérieuse présence et le Jésus historique qui s’est livré pour nous et dont ce Sacrement représente avant tout le mémorial de sa mort et de sa Résurrection. C’est ce que nous rappellent un certain nombre des prodiges rapportés. Ainsi le voit-on à l’œuvre à travers quelques-uns de ces miracles opérés par son Saint Sacrement, tel celui de Lourdes en 1948, la guérison de Jeanne Frétel reconnue miraculeuse par l’Église : le Christ se manifeste comme en sa vie terrestre « faisant le bien » (Ac 10,38). Il continue d’être le Pasteur de son peuple, en lutte contre les maux physiques ou spirituels qui affectent celui-ci.

Or, l’un des maux contre lequel, de même que durant son apostolat public, il reste le plus en bute est incontestablement le manque de foi, ou l’hérésie pour ce qui touche à sa présence dans le pain consacré. On se souvient à ce sujet de la grande désaffection des disciples, à la suite du Discours du Pain de vie, qui introduisait le mystère (« qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle…  »). Or voilà qu’on déclare : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter » (Jn 6,53-60). Beaucoup de miracles de la sainte Hostie ont pour finalité manifeste de réveiller la foi endormie des fidèles, ou de contrer l’hérésie, qu’elle soit cathare ou protestante, lors de ses grandes phases d’expansion. Le Seigneur, en ces circonstances dont il est juge, ne craint pas de frapper fortement l’imagination des hommes, en sortant pour quelques instants du cadre de son enfouissement volontaire.

Si la foi sort renforcée sur le moment et à travers les multiples répercussions de ces évènements, jusqu’aux lointaines époques où des lecteurs s’en vont découvrir les prodiges via la tradition orale, les registres paroissiaux ou les dévotions dont le souvenir d’un miracle continue d’être l’objet, le mystère, lui, reste entier. Car les visions, même les plus saisissantes, s’évaporent aussitôt que le rideau retombe, restituant le cadre habituel du doute et du questionnement et des actes de foi. Lors de la Transfiguration, les trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, ont vu quelque-chose d’extraordinaire, apte à les conforter dans leur foi en la divinité du Seigneur, pour autant, nous le savons, au moment de la Passion, ils n’ont guère fait preuve de plus de courage que les autres qui n’avaient pas reçu cette grâce (sauf peut-être Jean qui était au pied de la Croix) !...

L’abaissement et la gloire

Ce qu’il importe de retenir avant toute chose des miracles avérés est une parole particulière du Seigneur, adressée souverainement, et de manière circonstanciée, aux hommes en un moment précis de leur histoire. Paroles ayant souvent pour visée de les ramener, lorsqu’ils s’égarent loin des rives de l’unique Révélation. Elles n’ont donc pas vocation à ajouter quoi que ce soit au dépôt originel de la foi établi une fois pour toute. C’est d’ailleurs, aux yeux de l’Église, un critère d’authenticité et de reconnaissance canonique parfaitement explicite, ainsi qu’il est de règle pour tout type d’apparitions ou de phénomènes surnaturels.

La question qui se pose à présent est celle de la mise en rapport de telles paroles circonstanciées avec le message « ordinaire », « ontologique », dont le mystère eucharistique est en lui-même porteur.

Saint Paul a célébré dans l’hymne de l’Épître aux Philippiens, le mystère du dépouillement, ou, en grec, de la « kénose », du Fils humilié qui se vide de sa gloire.

Jésus, de condition divine, n’a pas gardé comme une proie d’être l’égal de Dieu, mais il s’est anéanti, prenant la condition d’esclave. Devenu semblable aux hommes, reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix.

Or, on peut considérer l’Eucharistie comme étant l’ultime point d’aboutissement de la kénose du Fils de Dieu. Mgr Léonard, dans son livre Viens Seigneur Jésus !, repère trois étapes, ou trois dimensions dans la kénose du Fils de Dieu. La première est la libre décision de se donner « ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne… » la seconde, l’acte subi par lequel cette décision s’accomplit, durant la Passion, principalement sur la Croix ; la troisième, enfin, mystère des mystères, correspond à l’ultime anéantissement de la mort et de la descente de Jésus aux enfers. Il est tout autant possible de repérer ces trois étapes dans la cadre de la célébration eucharistique.

Dans celle-ci se réactualise la libre décision de se donner : « prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous », puis l’étape de la livraison en acte quand le Corps et le Sang sont offert aux fidèles et enfin, dernier aspect débordant du cadre de la célébration, la présence réelle et permanente de Jésus dans l’Hostie conservée au tabernacle :

Ce dernier aspect, conclut Mgr Léonard, du culte eucharistique correspond à l’état définitif d’offrande au Père et de livraison au monde qui caractérise la troisième étape de la kénose, celle d’une disponibilité absolue, poussée jusqu’à la passivité de celui qui est entièrement donné. (Viens Seigneur Jésus ! Retraite au Vatican, Mgr André Léonard, Édition de l’Emmanuel, Paris, 1999, p. 27)

Or, si l’on se réfère au prologue de saint Jean, « Et le Verbe s’est fait Chair », il s’agit bien d’une parole vivante, le « Logos », qui s’est elle-même enchaînée dans ce grand mouvement de descente et d’anéantissement qu’est la kénose, dont le silence eucharistique serait, parallèlement à la descente aux enfers, le point d’achèvement le plus consommé. Il y a ainsi, dans la présence de Jésus au Tabernacle, une Parole à portée universelle qui, à travers son silence, s’adresse aux hommes de tous temps et de tous lieux, par-delà les locutions particulières que des personnes peuvent recevoir dans l’intimité du cœur à cœur.

Et que dit cette Parole ? Rien d’autre sans doute que l’appréhension de ce grand mystère kénotique, d’abaissement et d’amour, dont cette présence cachée, enfouie dans les profondeurs de la matière la plus commune, est le point d’aboutissement visible aux yeux de tous, aboutissement de l’Incarnation vécue jusqu’au bout, après en avoir épuisé toute la logique et toutes les conséquences.

Jésus a beaucoup parlé durant sa vie publique, avec autorité, on le sait, parfois même avec fracas, puis il a parlé par sa mort : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… » ; mais la présence du Verbe dans l’histoire se prolonge, lui qui a dit être « avec nous » jusqu’à la fin des temps, d’une manière cependant si subtile que cette présence parle désormais le seul langage de l’Horeb, la douce brise qui parle au cœur (cf. 1R 19,11)…

Quand on évoque ce grand mystère de la kénose du Fils, tel qu’il ressort de l’hymne de saint Paul aux Philippiens, il faut se garder d’oublier le second mouvement tout aussi impressionnant, dont cet hymne se fait l’écho :

C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre, aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père ! »

Cette partie de l’hymne intègre le mystère de l’Ascension du Fils, en marquant bien le rapport de causalité entre abaissement et exaltation, comme si le mystère du Fils s’enrichissait d’un surcroît de grandeur du fait même de la tension entre sa toute puissance et sa vulnérabilité. Or, voilà bien l’objet de notre adoration et de notre émerveillement devant la réalité du pain et du vin consacrés. Le langage de l’enfouissement ne saurait dès lors se suffire lorsqu’il est question de Jésus eucharistique. Il faut y adjoindre celui d’une certaine exaltation publique. Non que nos honneurs ajoutent quoi que ce soit à sa gloire, mais ils nous font entrer dans la louange et la reconnaissance avec cette exubérance qu’a su y mettre la piété catholique. Il convient qu’un mystère si caché en lui-même manifeste sa grandeur qui a vocation à l’universelle diffusion, telle que l’hymne au Philippiens s’en fait ainsi l’écho.

La pratique de l’adoration eucharistique n’a cependant pas toujours eu cours. Dans les premiers temps, on conservait, semble-t-il, le Saint Sacrement dans le seul but de le porter aux malades. Ce n’est que petit à petit que l’usage d’une vénération spécifique des saintes espèces s’est fait jour dans l’histoire de l’Église. Peut-être cette évolution est-elle due en partie à l’intervention des miracles déjà signalés : c’est ainsi que la conscience des chrétiens se serait éveillée à la splendeur du don eucharistique, découvrant les bienfaits de l’adoration et de l’exposition publique du Saint Sacrement. Le souvenir de certains faits merveilleux remonte en effet très loin dans l’histoire de la Chrétienté (il en est déjà question dans les récits des Pères du désert). Il se peut, à l’inverse, que les miracles soient intervenus seulement a posteriori, en confirmation de l’intuition ecclésiale de faire ressortir ce que jusque-là elle conservait comme son secret le plus intime, selon le sens premier du mot mystère.

Un signe au service de la pédagogie divine

Dans la Bible, la notion de miracle semble assez proche de celle de signe, qu’on pense aux « signes et prodiges » qui marquent la sortie d’Égypte (Dt 26,8). C’est évident dans l’évangile selon saint Jean qui utilise, de préférence à dynameïs, terme employé dans les Synoptiques, le mot grec sêmeïon, lequel se traduit par « signe », pour parler des miracles.

Ceci indique que tout miracle appartient en quelque manière au registre de la parole, ce qui ne saurait nous étonner venant du Verbe Incarné. Alors, certes, au premier plan s’impose la manifestation de la puissance divine, laquelle est en soi une parole, un rappel, mais qui pourrait écraser, étouffer, le contenu moins apparent du message, tel qu’il est adressé en certaines circonstances par la Sagesse Éternelle. Il convient donc de faire attention aux arrière-plans, ce qui nécessite, au cas par cas, tant pour les miracles de l’homme de Nazareth que pour ceux accomplis par sa présence eucharistique, d’analyser la forme, le moment, le contexte ; tous éléments qui puisse informer sur le contenu plus ou moins apparent du message, sur ce qu’on pourrait appeler le signifié divin.

Au Moyen Âge, entre l’onzième siècle et le quatorzième, époque féconde en prodiges solidement attestés, la foi en la présence réelle était autant attaquée que dans les périodes plus récentes, qu’on pense à Bérenger de Tours (999-1088), condamné par plusieurs conciles pour sa négation de la Présence réelle. À côté, nombre des prodiges liés à l’Eucharistie sont interprétés comme étant des réponses aux sacrilèges ou profanations, monnaie courante dans un contexte où la sorcellerie et le satanisme proliféraient à l’ombre de la foi. D’autres faits, comme celui ayant eu lieu à Amsterdam au XIVe siècle, semblent indiquer dans un premier temps la simple volonté de construction d’une chapelle en un lieu. Avec le recul, il apparait qu’une telle manifestation, ayant entraîné dévotion et procession annuelle, anticipait sur la future domination calviniste qui, en dépit de ses préventions contre le Sacrement, laissa pourtant se perpétuer le pèlerinage trop solidement ancré dans les consciences, l’aura miraculeuse étant à la source même du développement de la ville (qui n’était à l’origine qu’une simple bourgade...). On peut dès lors constater la profondeur du plan divin qui se joue des époques pour perpétuer un témoignage du « mystère de la foi » en un lieu et un contexte des plus improbables.

Ailleurs, des faits miraculeux témoignent de l’engagement du Seigneur pour aider à étendre son règne aux frontières de la Chrétienté. Tel fut le cas à plusieurs reprises en Espagne dans le contexte de la Reconquista contre les Maures, à Caravaqua notamment, théâtre de la conversion du calife Abu Zeith, lequel avait mis le Sacrement à l’épreuve en demandant à ce qu’un âne se prosterne devant lui, ce qui effectivement eut lieu ! D’autres signes semblent destinés à la confusion de théories hérétiques, celle des cathares par exemple, ou plus tard à contrer l’avancée en certaines régions des idées protestantes. Ainsi du miracle de Faverney lors de la Pentecôte 1608 en Franche-Comté, dont la portée apologétique fut considérable en cette région frontalière des aires d’influence. L’analyse contextuelle au cas par cas tend ainsi à démontrer qu’il y a toujours un message, une intention, plus ou moins dissimulée derrière l’effet spectaculaire, inhérente à toute démonstration surnaturelle.

À Lanciano, le Seigneur laisse des traces de son passage

Plongeons-nous à présent dans l’analyse théorique d’un certain type de miracles qui a « posé question » aux théologiens. Il s’agit de ceux au cours desquels les Saintes Espèces se transforment en sang ou en chair de façon durable. La question, dont saint Thomas d’Aquin lui-même s’est emparé, concerne la perpétuation ou non de la Présence réelle dès lors que les espèces se dégradent et changent d’accident. La théorie classique veut en effet que la présence de Jésus Ressuscité demeure dans l’accident du pain et du vin jusqu’à leur dégradation. On s’inquiétait de vénérer des reliques vides de la Présence, lors même que le pain et le vin s’étaient transformés, sous l’action miraculeuse, en chair ou en sang humains. La réponse du saint docteur fut de saluer, même dans le cas de changement d’apparence, la trace de la divine Présence, on avait donc le droit d’honorer, mais d’un simple culte de vénération (« dulie »), les restes de son passage ; on réservait l’adoration (« latrie ») au cas où le Saint Sacrement était effectivement exposé à proximité immédiate. Le sang humain et la chair repérables dans ces reliques ne sont donc ni le Corps ni le Sang de Jésus Ressuscité, en effet celui-ci dans son état glorieux ne peut subir aucune altération.

Que peut-on dire de ce sang humain et de cette chair ? On nous explique que certaines analyses scientifiques récentes ont montré que les traces de sang relevées sur le corporal appartenaient au même groupe sanguin que l’homme du Saint Suaire ; par ailleurs, identifiés aux fragments d’un cœur humain, ces restes trahissaient, par leurs propriétés altérées, les grandes souffrances dont un homme venait d’être l’objet… Que penser d’un pareil réalisme ? Qu’il ne s’agit encore une fois que d’un signe. Un signe, en l’occurrence, destiné au scepticisme rationaliste, dont notre époque fait si ample profession. Une portée spirituelle est en outre discernable à travers la conservation, au long des âges, de ces reliques : ces morceaux de myocarde, pauvres restes du miracle de Lanciano (en Italie), remontent au lointain VIIe siècle mais ils sont restés tels que si on les avait prélevés le jour même. Le cœur étant considéré aujourd’hui comme l’organe par excellence de l’amour, ce signe en dit long sur le Saint Sacrement, établissant par ailleurs le lien avec la dévotion au Sacré Cœur, telle qu’elle s’est développée depuis les apparitions de Paray-le-Monial.

Le miracle parle de la même façon que l’absence apparente de miracle parle. Car n’oublions pas que la transsubstantiation est en soi-même un miracle. Or, il y a bien continuité entre le langage destiné à l’édification de la foi par sa mise à l’épreuve et celui visant à la réveiller, ou même à l’initier grâce à l’usage de certains signes moins ordinaires.

À Bolzano, Jésus bouscule les hésitations d’un pape

Nous avons mentionné plus haut le fait que la conscience chrétienne s’est peu à peu éveillée à l’affirmation claire de la présence eucharistique, en commençant, dans un premier temps, à conserver les espèces une fois les célébrations achevées, puis en les mettant en valeur, avant d’exposer le Saint Sacrement de manière à ce que celui-ci puisse faire l’objet du culte des fidèles. Par la suite, la pratique des processions conduisit, lors des solennités, à l’exposer plus encore, le faisant sortir des églises de manière à étendre son culte jusqu’aux espaces profanes, afin qu’il règne sur toute la Création. C’est tout le sens de ce qui deviendra la Fête-Dieu, ou fête du Saint Sacrement. Or, ceci n’avait rien d’évident, si l’on se souvient que la conservation des saintes Espèces expose celles-ci aux profanations et autres sacrilèges, qui n’ont jamais manqué d’arriver, pas plus hier qu’aujourd’hui. La prudence des premiers chrétiens était en cela bien compréhensible. Mais, comme on l’a vu, il est dans l’ordre du mystère eucharistique que celui-ci ne demeure pas dans l’ombre des sacristies mais s’expose à tous les yeux comme à tous les dangers, car la kénose du Christ dont ce sacrement est porteur doit s’accompagner de l’exaltation propre au second mouvement de l’hymne aux Philippiens. C’est du fait même de son extrême abaissement que le Christ mérite les hommages de la Création tout entière pour laquelle il s’est livré, celle-ci étant elle-même appelée à vivre de cet abaissement pour être élevée à son tour dans la gloire. Or, la première instance étant pleinement accomplie par Jésus, ce Sacrement en témoigne, le deuxième aspect, celui de l’élévation, requiert notre consentement actif et ne va pas sans quelques résistances. Il a donc dû, c’est un fait, être impulsé par des manifestations de la grâce débordant la nature comme en témoigne le miracle particulièrement significatif de Bolsène de 1263, qui fut à l’origine de l’institution de la Fête Dieu en 1264.

Le pape Urbain IV était, pour sa part, préparé à la nécessité d’inscrire au calendrier cette nouvelle fête, ayant été auparavant archidiacre de Liège, localité où la fête du Corps de Jésus était déjà célébrée le jeudi après la semaine de la Pentecôte, suite à des révélations privées accordées à une religieuse Hospitalière du nom de Julienne de Mont-Cornillon. L’évêque du lieu avait ordonné dès 1249 de marquer cette fête. Le pape tardait cependant à l’étendre à toute la Chrétienté. Son hésitation fut néanmoins surmontée lorsqu’un prêtre, ayant connu le doute sur la réalité de la transsubstantiation, vit, au moment où il consacrait l’Hostie, du sang jaillir de celle-ci, laissant une trace indélébile sur le corporal, chose dont le Pape lui-même eut l’occasion de se rendre compte, en venant aussitôt lui-même à Bolsène dans le nord de l’Italie où s’était produit l’évènement. Le prodige constaté acheva donc de convaincre le Pontife quant à la promulgation de la bulle de 1264 portant institution de la fête, dans laquelle il ne fit naturellement pas mention du miracle. L’Église ne se base en effet jamais sur des miracles ou révélations privées pour s’exprimer en matière de foi.

L’établissement de cette fête était d’autant plus opportun qu’elle répondait par ailleurs à l’hérésie alors en germe de Bérenger portant sur la négation précisément de la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. L’office de la solennité fut rédigé par saint Thomas d’Aquin, chef-d’œuvre de la liturgie latine.

Le Seigneur, sans décider à la place de son Église à qui il a remis les clés, a, semble-t-il, beaucoup contribué à l’instauration d’une fête qui lui tenait particulièrement à cœur, d’abord en sollicitant par révélation privée une religieuse puis en permettant au moment décisif le miracle de Bolsène, dont le destinataire principal semble bien être le Pape par-delà les mains du prêtre qui officia ce jour-là. Or, il est patent de constater qu’un grand nombre des miracles eucharistiques intervenus ultérieurement eurent précisément lieu lors de l’Octave de la Fête Dieu : prodige de Turin en 1453, miracles des Ulmes en 1668, miracle du Faubourg Saint-Antoine en 1751, apparition de l’enfant Jésus d’Hartmannswiller en 1828… Dans le cas des Ulmes, nous sommes à quelques lieues d’Angers, ville où Bérenger diffusa ses fausses doctrines… Le choix du lieu comme de la date, que ce soit le jour de Pâques, ou encore le jour du Vendredi Saint, est à n’en pas douter un élément essentiel du signifié dont le miracle est porteur.

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Il y a là décidément une expression marquante de la volonté explicite que le Saint Sacrement soit mis au cœur de la vie chrétienne et même sociale. L’enjeu dépasse les réponses individuelles accordées à des prêtres dont la foi chancelait, comme c’est arrivé et arrivera toujours ; le langage des miracles vise et concourt à nourrir, par des impulsions éparses, le grand mouvement, la grande prise de conscience aux long des siècles de la nécessité, pour qu’il règne effectivement sur les cœurs et puisse déverser sur eux les torrents de grâces promis, que Jésus Hostie soit exposé et offert à la vue de tous.

Car s’il est en nous un désir de voir Dieu, et, ce dès ici-bas, quoi d’autre que ce sacrement, qui offre les prémisses de la vision béatifique, pourrait satisfaire notre besoin légitime de contempler physiquement, tant avec notre âme qu’avec nos yeux charnels, notre Seigneur et Maitre, duquel nous recevons et attendons la Vie ? Les quelques coins levés de ce voile sublime, consolation de nos yeux tuméfiés, n’en altèrent en rien l’imperturbable blancheur mais sont au contraire le gage, la garantie de cette avance divinement octroyée sur l’héritage promis aux descendants d’Abraham lors d’une nuit étoilée.

Alexis Perot, né en 1975, marié, cinq enfants. Études de géographie (Sorbonne) et sciences politiques (I.E.P. Lyon). Attaché territorial dans le domaine de l’urbanisme.

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