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Quand Résurrection a mérité son nom

Jean Duchesne

« Le nom d’une revue, voilà son destin : Résurrection ne pouvait pas disparaître et nous assistons à sa résurrection. » Ce sont les premiers mots de l’éditorial qui, pendant l’hiver 1968 — quelques semaines avant les « événements » de mai — ouvre le vingt-sixième cahier de la publication née sous ce titre au Centre Richelieu une douzaine d’années plus tôt.

C’est, après tout, déjà une troisième étape dans l’existence de la revue, et il y en aura d’autres. Passée à Montmartre avec le P. Charles à l’occasion de sa onzième livraison, elle a atteint au printemps 1963 son vingt-cinquième numéro. Mais elle n’a plus reparu depuis. Faute de rédacteurs. « La vie », comme on dit, a dispersé les équipes de jeunes cadres et universitaires qui étaient pour la plupart montés de la Sorbonne au Sacré-Coeur pour prolonger là, une fois leurs études terminées, le travail entrepris autour de leur ancien aumônier.

Celui-ci est absorbé par mille et une initiatives dans la revitalisation de la basilique. Pour publier, il ne peut pratiquement compter que sur l’aide du seul P. Georges Wierusz Kowalski. Ce jeune prêtre, venu avec lui de la Sorbonne, est le plus « intellectuel > de ses chapelains. Il a conseillé l’équipe qui a continué Résurrection, mais il n’aime pas tellement rédiger. Alors Mgr Charles a déjà du mal à assurer la parution de Montmartre. C’est une publication destinée à un plus large public, avec quelques photos d’illustration et des articles relativement brefs, que le nouveau recteur a trouvée en arrivant. Elle sera plus tard — exactement pour Noël 1971 — relancée à son tour sous le titre Montmartre Orientations, dans une formule modernisée, plus « magazine ». Et avec des collaborateurs formés à Résurrection nouvelle manière.

Car c’est bien parce qu’il a retrouvé des gens capables d’animer une revue plus ambitieuse, et même désireux d’y écrire, que Mgr Charles fait reparaître sa revue théologique. Les équipes Saint-Paul sont nées en octobre 1965, autour d’une poignée de tout jeunes gens séduits, à la suite d’un pélerinage de Terre Sainte, par la vigueur du christianisme prêché par le recteur de Montmartre une relation personnelle et constante avec le Christ vivant, dans la prière liturgique et sacramentelle aussi bien que privée. Le sens de l’appartenance à l’Eglise, l’assimilitation doctrinale, l’apostolat et les engagements plus temporels ne peuvent que suivre.

C’est ce qu’a mis en oeuvre le P. Charles à Malakoff, aux Chantiers de Jeunesse et à la Sorbonne. Il s’agit maintenant pour lui de créer une nouvelle catégorie d’adorateurs à Montmartre. En plus des messieurs, des dames, des foyers, des célibataires de moins de trente ans déjà entrés dans la vie professionnelle (c’est le Centre Saint-Jean), et du groupe Rencontre (chargé du dialogue avec les nombreux visiteurs de la basilique), la Fraternité doit pouvoir intégrer de plus jeunes encore, des étudiants.

C’est sans doute la première fois qu’on cherche ainsi à les attirer sur la Butte. L’entreprise est donc audacieuse. D’autant plus que, dans ces années soixante, la spiritualité « cordolâtre » présente, s’il se peut, encore moins d’attraits immédiats que par le passé. Pour la génération montante, l’iconoclasme sous toutes ses formes est volontiers tenu a priori pour une vertu...

Mais voilà, les principaux animateurs du nouveau mouvement sont khâgneux, et bientôt normaliens, agrégés... Certes, ils tiennent leur (petite) place dans le calendrier de l’adoration perpétuelle, entraînant chaque mois des camarades de classe ou d’amphi à une « montée » d’une heure. Or la pédagogie est rude, mais efficace. Devant le Saint- Sacrement exposé, il faut se décider : reconnaître ce que l’on regarde ou constater son impuissance à ne rien voir au-delà des apparences. À partir de là, le désir d’explorer ce qui est ainsi découvert rejoint les connaissances acquises en préparant les concours, s’y confronte et finalement s’en nourrit.

Autrement dit, l’expérience de la contemplation eucharistique invite irrésistiblement à réinvestir en théologie les compétences déjà cultivées en philosophie, histoire, littérature, esthétique et langues anciennes. L’Incarnation, la Rédemption, la Trinité, l’Église exigent, pour des étudiants déjà formés au maniement des idées et des mots, d’être « pensées ». Bien sûr, il faut voir là chez eux le moyen d’assimiler et d’honorer des « mystères » dont la richesse stimule l’éloquence bien plus qu’elle n’impose le respect muet, et ainsi d’en témoigner.

Mais il convient non moins de discerner, au-delà de cette réaction à la contemplation eucharistique chez des universitaires en herbe touchés par la grâce, une intuition fondamentale : c’est qu’il n’y a rigoureusement aucune raison pour que le christianisme soit marginalisé par rapport à l’activité intellectuelle et culturelle ; il se révèle bien plutôt en être le coeur même. Si toute civilisation repose, même implicitement, sur une « vision du monde » et si « rien d’humain n’est étranger au Christ », les enjeux les plus décisifs ont beau être théoriques et abstraits, ils ne sont pas vainement spéculatifs. Bien plus que leurs applications idéologiques, c’est leur dimension spirituelle qui les rend bien réels. Et la théologie, loin d’être un luxe « rétro » et superflu, s’avère un impérieux devoir. Si l’aventure intellectuelle est le véritable ressort des entreprises humaines, la science des merveilles de Dieu en est l’âme, exactement comme le Christ est au « coeur du monde ».

C’est, en gros, le discours que tiennent à Mgr Charles, en 1966-1967, les étudiants du mouvement Saint-Paul, à partir de l’expérience spirituelle qu’ils font à Montmartre et où toute leur formation scolaire est réinterprétée et réorientée. Leur conclusion est invariablement : « Il faut ressusciter Résurrection ». Le recteur se laissera convaincre, sans guère se faire prier, par la répétition de cette antienne. Il a déjà, d’une certaine manière, « tendu la perche » à ses khâgneux en plaçant leurs équipes sous le patronage de « l’apôtre des gentils » — celui qui n’avait pas craint d’aller parler leur langage aux sages d’Athènes et qui n’était sans doute pas moins expert en conceptualisations hellénistiques qu’en traditions hébraïques.

Ce n’est cependant pas simplement pour retenir ces jeunes gens qui ne doutaient pas de grand-chose que Mgr Charles leur a confié Résurrection. Alors que, manifestement, la revue aurait bien du mal à équilibrer ses comptes. Alors aussi que les autres branches de l’adoration montmartroise ne pourraient guère tirer directement profit de cette production. Offrir un tel instrument de diffusion et d’abord de travail à ces étudiants, si prometteurs fussent-ils, aurait à vrai dire été un gaspillage somptuaire si, comme il faut rétrospectivement le reconnaître, Mgr Charles n’avait pas en même temps vu bien plus loin que l’intérêt de sa seule « boutique ».

Il avait en effet toujours bien saisi que l’évangélisation ne se joue pas uniquement au jour le jour, mais également sur le long terme. Et non seulement dans ce qu’une génération transmet à la suivante, mais encore dans la manière dont celle-ci construit nécessairement sa Weltanschauung propre, à travers l’enseignement des « maîtres à penser » qu’elle adopte. D’où l’accent constamment mis par le P. Charles dans son apostolat à la fois sur la jeunesse et sur la formation intellectuelle.

Ce n’est pas qu’il soit lui-même spécialement attiré par la spéculation la plus pointue. Il s’y intéresse, certes, et sans nulle feinte. Mais à titre personnel, presque par jeu. Et il ne prend ces élucubrations au sérieux que dans la mesure où elles peuvent faciliter ou, à l’inverse, contrarier les conversions. C’est qu’il est prêtre avant d’être intellectuel. Ce qui ne veut pas dire qu’il méprise l’intelligence. Il ne prétend pas non plus en faire la simple servante de la religion. Mais il a l’intuition que la foi aide et stimule l’intelligence, parce que c’est Dieu qui permet à l’homme de dépasser ses limites. Il n’a donc aucun complexe devant les « penseurs professionnels ». Il les comprend sans trop d’efforts, et s’ils peuvent servir à vaincre des réticences ou conforter la foi, alors, se dit-il, il faut faire appel à eux sans hésiter.

Pour compléter et prolonger les cours d’initiation théologique dispensés au Centre Richelieu, le premier Résurrection fait donc appel à de « grands noms ». Jean Daniélou, Guy de Broglie, Henri Cazelles, André Feuillet, Louis Bouyer, H.-I. Dalmais, A.-M. Roguet, André Brien, Charles Moeller, Marc Oraison (entre autres) sont invités à collaborer à la revue. Il y côtoient ceux qui, parmi les jeunes prêtres (Michel Coloni, Henri Teissier, Michel Saudreau, Pierre Colin...) et les laïcs chevronnés de l’aumônerie de la Sorbonne, se reconnaissent un brin de plume et le devoir de l’utiliser.

Dix ans plus tard, la situation a changé. Si le titre existe toujours, les lecteurs et les auteurs ont disparu. Le public plutôt jeune auquel s’adresse la revue et d’où viennent ses rédacteurs habituels est encore comparativement peu nombreux à Montmartre. Les « vedettes » d’antan sont contestées ou contestataires. Le recteur n’a plus dans son clergé les collaborateurs qu’il avait au Centre Richelieu. Et, de toute manière, l’intérêt intellectuel et culturel de la théologie semble avoir été balayé.

D’un côté par la fascination grandissante de la « mystique » marxiste-léniniste et communisante. De l’autre par cette sentimentalité de « l’ouverture au monde » et du privilège accordé au « vécu » où a d’abord paru se condenser l’oeuvre du second concile du Vatican.

Dans ces conditions, Mgr Charles fait un pari où bien peu à sa place, même s’ils analysaient lucidement le contexte, se seraient aventurés. Il prend tout simplement le parti de ne pas désespérer et de se fier à la Providence. Même si ce petit groupe d’étudiants n’est évidemment pas— ou pas encore — à la hauteur de la tâche, il faut lui donner les moyens de se former. Dans les deux sens du terme apprendre et se constituer. Dieu pourvoira au reste. Le recteur n’a pas d’autre moyen de rester fidèle à un aspect essentiel de sa vocation : contribuer pour sa part à préparer ceux qui, dix ou vingt ans plus tard, seront à même de contribuer à rétablir des continuités qui sont indispensables entre théologie et culture pour que la prédication soit entendue.

Pour ce faire, il ne se contentera pas de financer la revue dont le rythme de parution constitue déjà, pour ses rédacteurs, un puissant stimulant. Mais il s’y investira beaucoup lui-même. Et avec une modestie qui ne surprendra que ceux qui l’ont mal connu. C’est-à-dire qu’il participera inlassablement aux longues Séances des comités de rédaction et de lecture, non pas en patron ni en censeur, mais en « accoucheur ». Pour aider ces théologiens amateurs à mûrir leurs recherches, à trouver des formulations claires et des titres suggestifs. Les dialogues se résumeront souvent à quelque chose comme : « Au fond, ce que tu veux dire, c’est que... C’est bien ça ? Tu es d’accord ? Alors, pourquoi ne le dis-tu pas aussi simplement ? Ça vaudrait la peine, tu sais. Moi, je n’y avais pas vraiment pensé. Ça pourrait rendre service. »

Mgr Charles ne donna pas davantage de contributions à la revue que par le passé : une ou deux fois par an, quand il estimait avoir quelque chose à y apporter. Il était déjà suffisamment pris par ailleurs. Et surtout, il s’était rendu compte qu’entre ces novices et lui s’était presque immédiatement établie une connivence vraiment peu ordinaire. Ils avaient très vite assimilé ses cours d’initiation théologique. Et non sans en avoir été d’abord surpris, il avait admis qu’il leur fallait plus. Il devait les laisser voler de leurs propres ailes sans les abandonner.

Eux, de leur côté, ne remirent jamais en cause la primauté de son discernement spirituel et la perspective pastorale dans laquelle il ne cessait de réinsérer leurs recherches. Chacun vérifiait pour son compte qu’en matière intellectuelle, la foi n’est pas un frein mais un aiguillon. La seule présence de Mgr Charles était le garant de ce que tous ces essais n’étaient pas des fins en soi. Et les animateurs de Résurrection étaient suffisamment lucides pour en reconnaître le besoin vital.

Leur assiduité à l’adoration eucharistique, à laquelle le recteur les formait lui-même et les accueillait personnellement chaque fois qu’il le pouvait, était de surcroît le meilleur indice de leur orientation fondamentale dans la cohérence et la fidélité. S’il est arrivé que Mgr Charles oppose son veto à un article, ce fut toujours pour des raisons formelles d’obscurité. Jamais il n’eut à le faire au nom de l’orthodoxie dont il fut pourtant le défenseur sans concessions.

La confiance était telle qu’il n’hésita pas à aider « ses petits » à entrer en rapport avec les théologiens prestigieux et lointains que leur faisaient découvrir les travaux dans lesquels ils se lançaient : Jean Daniélou d’abord, puisqu’il était à Paris, mais en un temps d’hésitations où sa solidité doctrinale et sa vigueur apologétique le rendaient presque suspect ; ses amis Hans-Urs von Balthasar à Bâle et Henri de Lubac à Lyon ; et puis Louis Bouyer, devenu persona non grata dans le catholicisme français, Paul Toinet, Marie-Joseph Le Guillou, Joseph Ratzinger... La revue leur fut envoyée. Ils remercièrent, encouragèrent, acceptèrent d’y écrire et de voisiner avec ces jeunes amateurs sous la houlette de Mgr Charles. Des rencontres eurent bientôt lieu. Des relations s’établirent. Elles devaient durer et porter des fruits.

À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, le Résurrection montmartrois a ainsi rendu possible l’éclosion d’une nouvelle génération. En lui offrant un toit et un nom. Et aussi en lui permettant une reconnaissance réciproque avec les aînés, les modèles et les maîtres qu’autrement elle n’aurait trouvés que plus difficilement et peut-être trop tard. Des carrières d’universitaires qui forcent aujourd’hui le respect dans leurs disciplines respectives sans avoir jamais fait mystère de leur « carlisme » originel et indélébile ont reçu là une impulsion décisive. Sans parler des vocations sacerdotales et religieuses dont la fécondité a la même source.

Résurrection réussit tellement bien qu’il fallut, après deux ou trois saisons, créer pour les collaborateurs de la revue un « mouvement » distinct de celui des autres étudiants, moins tentés par la recherche théologique. Saint Paul continua donc sa route, tandis que se posait assez rapidement la question de savoir si Résurrection devait demeurer un lieu de formation ou bien prendre du galon en même temps que ses animateurs, bientôt promis à des chaires profanes qui donneraient plus de poids à leurs incursions dans le domaine de la théologie.

Mgr Charles n’hésita pas, et cette décision ne demandait sans doute pas moins de courage que le pari fait quelques années plus tôt en relançant la revue avec quelques khâgneux Résurrection avait vocation de rendre à de plus jeunes le service déjà rendu à ses « refondateurs » et ne devait pas vieillir avec ceux-ci. Ils feraient bien leur chemin. De fait, ceux qui avaient « ressuscité Résurrection » se trouvèrent bientôt entraînés par les PP. Daniélou et von Balthasar dans la mise sur pied de l’édition francophone de la Revue catholique internationale Communio. C’est alors, une fois livrés à eux-mêmes, qu’ils purent vraiment mesurer tout ce qu’ils avaient appris et reçu à Montmartre de Mgr Charles.

Jean Duchesne, né en 1944, marié, quatre enfants. Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Agrégé d’anglais. Membre du comité directeur de la revue Communio.

Comme certains ne l’ignorent pas, j’ai participé à la naissance de Saint-Paul, à la renaissance de Résurrection et à la transformation de Montmartre-Orientations. Les pages qui précèdent sont donc bien sûr un témoignage. Mais il m’aurait paru peu intéressant de me limiter à mon expérience personnelle, et indécent de m’exprimer au nom de ceux de ma génération qui n’ont pas moins oeuvré à tout cela. Le seul témoignage possible m’est apparu celui qui devait être rendu à Mgr Charles.
Réalisation : spyrit.net