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Quand la Bible interprète la Bible

P. Gilles de Raucourt
Le P. de Raucourt, qui vient de soutenir son mémoire de licence sur le sujet de la typologie dans l’exégèse et la théologie biblique contemporaine, nous en donne ici une synthèse [1].

I. Un renouveau de la typologie biblique ?

L’intérêt pour l’exégèse typologique a récemment connu un regain grâce à quelques très importantes recherches contemporaines. Afin de les mettre en perspective, le mémoire s’attache à saisir la place de la typologie dans l’histoire de l’exégèse.

En réalité, l’événement du Christ vient révolutionner la lecture de l’Ancien Testament. Dès lors on y découvre un sens nouveau que l’on appelle le sens allégorique, plus tard dénommé typologique. Saint Paul, plus particulièrement, voit dans l’Ancien Testament des types, appelés aussi figures, qui anticipent le Christ et trouvent en lui leur accomplissement. Cette manière allégorique de lire la Bible en reliant la figure et l’accomplissement, l’Ancien et le Nouveau Testament, est au cœur de la pratique de lecture de l’Église et plus particulièrement de celle des Pères de l’Église jusqu’au XVIe, XVIIe siècle. Avec Luther s’ouvre le « chantier de la lettre » et avec Galilée celui de « l’histoire ». Dès lors la question classique des ‘sens de l’Écriture’, c’est-à-dire celle du rapport des deux Testaments, perd la position prédominante qui était la sienne dans le traitement de la Bible. La tendance générale est à l’étude séparée des deux Testaments. Le sens spirituel est alors déconnecté du sens littéral. Le Magistère contemporain de l’Église, quant à lui, s’il insiste à juste titre sur la recherche du sens littéral, ne perd cependant pas de vue la nécessité du lien entre le sens littéral et le sens spirituel, entre l’exégèse et la théologie.

II. Trois recherches contemporaines

Pour aborder les recherches contemporaines sur la typologie, nous partons de l’œuvre de Northrop Frye. Celui-ci, protestant, grand spécialiste Canadien de la littérature est mort en 1990. Dans son ouvrage Le Grand Code [2] , il entreprend de réhabiliter et de renouveler la typologie biblique. Son approche principalement littéraire se démarque de l’approche historico-critique. Au lieu de partir de la lettre pour aller au faits sous-jacents à celle-ci il promeut une recherche du sens à partir du contexte dans lequel les mots sont insérés. Sans réduire la Révélation à un simple jeu de mots, à de la littérature, il veut souligner l’unité interne de l’Écriture. Pour Frye, il s’agit d’une unité d’imagerie et de phases historiques qui couvre toute le récit de la Bible. Cette unité vient de la typologie qui relie images et phases entre elles. D’un point de vue spatial, les images sont associées typologiquement entre elles. D’un point de vue chronologique chaque phase est une figure de la phase qui la suit et l’accomplit. Images et phases trouvent dans le Christ leur accomplissement. Finalement Frye voit une merveilleuse correspondance typologique entre les deux Testaments, un jeu de miroir réfléchissant. A travers cette recherche Frye met en œuvre toutes les ressources de la critique littéraire moderne pour mettre à jour la pratique typologique au sein de l’Écriture. Par là aussi il manifeste le rôle de Grand Code, de réservoir de figures, que joue la Bible vis-à-vis de toute la littérature occidentale. Néanmoins, Frye, en soulignant la continuité des figures, n’est pas à même de mettre en avant le surgissement de la nouveauté dans l’histoire et plus particulièrement de la nouveauté du Christ. Pour lui, les phases de la Révélation, ne décrivent pas une progression dans l’histoire, avec le surgissement du nouveau en son sein. En réalité, il n’y a pas véritablement de nouveau à attendre pour Frye. L’unité qui récapitule tout est déjà donnée à l’origine. Il reste pour le lecteur de la Bible à se laisser illuminer afin d’accéder à cette unité donnée uniquement par le Christ. En fin de compte, une telle synthèse dans l’unité est une synthèse non dramatique et non dialectique. L’unité des images absorbe la discontinuité de l’histoire qui, dès lors, n’est pas pleinement honorée. La seule dialectique qui soit exhibée avec force est celle du livre et du lecteur. Elle se résout cependant par l’abstraction de celui-ci à travers une fusion dans le moi du Christ. La lecture principalement centripète de Frye n’exclut pas de droit la lecture centrifuge. Cependant dans les faits elle ne réussit pas à lui faire droit, risquant de dissoudre toute histoire.

Nous avons ici une tentative d’exploitation et de compréhension par la typologie de l’unité de la Bible. Grâce aux outils littéraires, quoique pas exclusivement littéraires, Frye laisse entrevoir un renouvellement de notre lecture de l’Écriture par la typologie. Cependant en insistant de façon unilatérale sur la cohérence interne de l’Écriture et son identité avec le Christ, il ne peut faire pleinement droit à la réalité historique de la Révélation. Par là il expose le lecteur de la Bible à s’enfermer dans une gigantesque métaphore littéraire.

Michael Fishbane [3] , juif américain, en partant d’un tout autre point de vue, permet de sortir de cette impasse. Nous retrouvons chez lui la même sensibilité à l’unité du Livre. Mais là où Frye développe une théorie synchronique de la typologie, Fishbane quant à lui propose une théorie diachronique. Fishbane cherche à identifier les processus interprétatifs internes à l’Ancien Testament. Par ce travail il met à jour plusieurs procédés d’exégèses intra-biblique, dont l’exégèse typologique. Plus particulièrement il met en évidence des corrélations intentionnelles entre événements, personnages et lieux appartenant à une époque ancienne avec leurs correspondants ultérieurs. Si bien que ces derniers se tiennent dans une relation herméneutique avec les premiers. Ces corrélations sont pour l’auteur inspiré un moyen de relier, adapter, interpréter la nouveauté du présent par le moyen d’une figure du passé. Elles permettent de manifester le dessein de Dieu tel qu’il est perçu. Le lien typologique a ceci de particulier qu’il souligne à la fois la continuité entre les figures et leur accomplissement. En même temps il met en valeur la nouveauté de l’accomplissement. Le nouveau qui arrive était annoncé et en même temps il excède toute attente, toute préfiguration. Finalement en envisageant la corrélation des figures dans une perspective diachronique, Fishbane est à même de faire droit à la nouveauté tout en l’inscrivant dans la continuité de l’unique plan divin.

Isaïe par exemple relie les événements anciens de l’entrée en Terre Promise et le nouveau que représentera le retour d’exil. En Isaïe 43, 16-21, le prophète ouvre son oracle au nom de YHWH,

qui trace une route dans la mer, et un sentier dans les eaux puissantes, qui met en campagne des chars et des chevaux, une armée et de vaillants guerriers.

Continuant à parler au nom de Dieu, Isaïe admoneste le peuple :

Ne vous souvenez pas des premiers événements, et ne considérez plus ce qui est ancien. Voici que je fais une chose nouvelle, elle est maintenant en germe, ne la reconnaîtrez-vous pas ? Je mettrai un chemin dans le désert et des fleuves dans la terre aride.

De façon relativement explicite l’événement du premier exode n’est pas seulement un prototype de ce qui arrivera bientôt, mais une garantie de son effectivité.

Contrairement à Is 51, 9-11, où c’est un homme qui fait appel au précédent de l’action divine, ici c’est YHWH lui-même qui appuie sa présente promesse sur son action plus ancienne [4]. S’il importe de souligner l’usage par le prophète du rappel des événements salvifiques passés, il convient de souligner que la déclaration de YHWH prend d’autant plus de force qu’il annonce lui-même qu’il va faire du nouveau. En ce sens s’il faut oublier le passé, c’est parce que le futur sera encore plus décisif. Il y a une discontinuité et la balance penche fortement du côté de la nouveauté à venir. Le premier exode se déroulait dans l’angoisse et l’anxiété (Ex 12, 11 ; Dt 16, 3). Le peuple maintenant est prévenu qu’il ne partira pas dans l’angoisse (Is 52, 11-12). Le nouvel exode ne sera pas simplement une réitération d’un prototype plus ancien, mais aura ses propres qualités distinctives.

L’unité du dessein divin, si elle se laisse percevoir dans le Livre, n’en reste pas moins cependant un excès. Cet excès maintient l’extrême de la différence, c’est-à-dire le paradoxe du nouveau déjà préfiguré dans l’ancien et pourtant dépassant tout ce qui était attendu. Dès lors tout n’est pas déjà donné dans l’ancien, ce qui supprimerait toute nouveauté et donc l’histoire. Les prototypes ne contiennent pas pleinement le nouveau qu’ils annoncent.

Réciproquement le nouveau n’est pas plaqué artificiellement sur l’ancien pour lui faire annoncer ce qu’il ne pouvait anticiper. Les prototypes ne sont pas déduits abstraitement à partir de leur accomplissement. La typologie est un travail de corrélation qui s’appuie sur le dessein divin, soulignant à la fois sa continuité, sa cohérence et en même temps l’inouï de la nouveauté.

Le grand apport de Fishbane quant à la typologie est d’avoir montré que cette dernière est une des formes d’exégèse intra-biblique en usage dans la Bible hébraïque et plus particulièrement chez les prophètes. Le rapport type - antitype est exploité consciemment dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament . Autre point majeur mis en avant par Fishbane et le distinguant de Frye, cette exégèse intra-biblique qui manifeste la cohérence du dessein divin n’édulcore aucunement la nouveauté de l’antitype. Elle est à son service [5].

Paul Beauchamp, exégète et théologien catholique français, reprend et systématise la réflexion de Fishbane [6] . Toute figure est située entre le commencement et la fin, le prôton et l’eschaton. La nouveauté d’une figure, le novum, était préfigurée par un prototype situé au commencement. En même temps la nouveauté de la figure la distingue radicalement de ce qui l’annonçait, du prototype ancien. Ce Novum renvoie alors à la nouveauté définitive située au terme de l’histoire. Toute figure est donc située entre le prôton et l’eschaton. Elle est préfigurée par un prototype et elle-même comme type relaie le prototype en vue de l’antitype. La figure accomplit un prototype et préfigure l’accomplissement définitif.

Beauchamp reprend le paradoxe de la figure avancé par Fishbane. Celle-ci est annoncée et pourtant sa nouveauté dépasse toute attente et par là même rend ancienne la figure. Il y a donc une radicalité de la coupure entre ancien et nouveau. Beauchamp va plus loin. Cette radicalité semblable à la radicalité de la mort et de la naissance, renvoie à la radicalité de la fin définitive et du commencement éternel. La figure est toujours transitoire, par contre, comme promesse et annonce elle renvoie au nouveau définitif. Dès l’Ancien Testament ce rapport typologique ancien - nouveau est déjà perçu comme attente d’un accomplissement définitif à la fin des temps. La typologie renvoie aux extrêmes. Notre auteur se risque à en donner une explication historique, qui passe par l’exil.

L’exil fut par excellence pour Israël une expérience de la radicalité de la mort. La promesse, dont Israël avait pu voir avec joie un début de réalisation, semble échouer radicalement. Et pourtant, du fond de cette expérience de la fin et de la mort, une nouveauté se fait jour. Il s’agit de l’espérance d’une nouveauté radicale et définitive située à l’eschaton. Cette espérance de nouveauté est d’autant plus soulignée qu’elle apparaît sur le fond d’un passé qui s’est terminé en impasse. En même temps, si le passé est relégué dans l’ancien, la promesse dont les figures du passé étaient porteuses n’est pas annulée. Au contraire, la promesse est approfondie comme porteuse de l’espérance d’une béatitude non seulement temporelle mais éternelle (eschatologique). A tel point que cette béatitude définitive est envisagée comme une nouvelle création sur le modèle de la première. L’antitype final trouve son prototype, sa préfiguration, dans le commencement. Tout accomplissement qui ne serait pas une reprise totale de la création ne pourrait prétendre à l’accomplissement définitif. Il serait tout au plus un accomplissement partiel, un relais en vue de la fin.

Pour illustrer notre propos nous pouvons prendre trois textes qui témoignent de l’effet de l’exil, vécu ou imminent, sur la lecture typologique. A chaque fois la situation actuelle de l’exil est corrélée avec des prototypes tirés du Pentateuque et plus particulièrement de la Genèse. Le nouveau est corrélé avec des traditions anciennes.

Regardez le roc d’où vous fûtes taillés (...) regardez Abraham votre père(...) et Sara (...) Il était seul, je l’ai béni (...) YHWH a pitié de Sion. (Is 51, 2)
Crie de joie, stérile, toi qui n’enfantais pas (Is 54, 1)
C’est Rachel qui pleure ses fils ; elle ne veut pas être consolée... Assez, plus de voix plaintive. (Jr 31, 15s)

Ainsi donc, le premier texte remémore le miracle de la paternité d’Abraham, comme celui de la fécondité de Sara. Le second texte quant à lui fait mémoire de la cessation de la stérilité commune à Sara, Rébecca et Rachel. Chacune de ces situations qui décrivent un retournement inattendu est promue en ‘type’ ou figure de la renaissance d’Israël à partir de l’exil. Le troisième texte, quant à lui, apporte un exemple plus radical et plus complet. En effet, le deuil de Rachel est figure du deuil de Sion, en même temps la consolation qui intervient pour Sion est une nouveauté par contraste avec Rachel qui n’est pas consolée. A chaque fois la situation nouvelle est corrélée et parfois mise en tension avec un prototype tiré des traditions patriarcales.

La frontière entre prototype et type se dessine déjà. C’est dans le deuxième Isaïe que la structure se découpe le plus lisiblement :

Ainsi parle YHWH, qui fit une route à travers la mer (...) : ne vous souvenez plus d’autrefois, ne songez plus aux choses passées (...) voici que je vais faire du nouveau, qui déjà paraît. (Is 43, 18s)

Nous trouvons ici l’ère des prototypes et l’expérience vécue des types avec ce qui « paraît déjà » comme prodrome du retour d’exil. Les prototypes sont clairement situés dans l’ancien et les types sont dans le nouveau. En sus, le troisième temps, l’eschaton se profile déjà, dans la mesure où il est suggéré que le nouveau n’a pas fini de paraître. « Le texte est tourné vers une attente qui, très vite, se projettera vers un changement considéré comme définitif » (PLT 249).

On remarque la fermeté de ce texte (qui n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas) à affirmer la spécificité d’une ère qualifiée comme ancienne, une ère des prototypes. Il est dès lors logique de relier ces déclarations du temps de l’exil, avec « le processus littéraire et canonique de la constitution de la Torah comme corpus » (PLT 248). Pour Beauchamp, il y a une liaison intime entre le « moment typologique », qui est le temps d’une nouveauté et la clôture des traditions anciennes sous forme d’une Torah. La frontière entre l’ancien et le nouveau qui se fait jour à travers les événements de l’exil a son équivalent dans les Écritures qui isolent l’ancien prototypique de la Torah et le nouveau figuré par ces prototypes en les relayant en direction de l’horizon final, de l’eschaton.

Par la distinction canonique entre la Loi et les prophètes, la différence entre la figure et l’accomplissement passe dans l’Ancien Testament lui-même avant de passer entre les deux Testaments. Bien que les figures prototypiques de la Torah connaissent des accomplissements partiels dans l’Ancien Testament elles gardent une valeur permanente jusqu’à leur accomplissement définitif. Les accomplissements que les prototypes connaissent dans l’Ancien Testament se succèdent dans l’histoire sans pouvoir correspondre totalement à la promesse radicale de victoire sur la mort et de vie éternelle dont ils sont porteurs. Si l’Ancien Testament désigne un terme, il n’est pas l’accomplissement définitif. Il s’inscrit encore dans le cercle de la répétition, qui est celui des figures.

Après ces considérations Beauchamp remarque que le rapport entre les deux Testaments, rapport entre l’ancien et le nouveau, s’inscrit dans la continuité de l’exégèse typologique vétéro-testamentaire. En ce sens l’exégèse des Pères de l’Église était préparée par la tradition juive. Elle trouve là une nouvelle légitimation et en même temps un correctif à ses faiblesses. En effet, son souci de référer le Christ à tout l’Ancien Testament ne lui a pas toujours permis de voir comment la typologie se déployait au sein même de l’Ancien Testament. Par là-même cette exégèse n’a pas toujours su voir comment la nouveauté se manifestait aussi dans l’Ancien Testament même si elle ne s’éclaire définitivement que dans la nouveauté du Christ par le don de l’Esprit.

Dans la partie suivante, j’aborde l’accomplissement des figures dans l’acte du Christ grâce à une recherche de Beauchamp [7]. C’est l’acte du Christ qui est le novum accomplissant les Écritures. Le Christ n’accomplit pas les figures sans les reprendre. Et cet accomplissement est fin de la répétition et fin des figures. Le Christ entre et fait entrer dans la victoire définitive sur la mort et dans la nouvelle création. Ceci me permet de voir comment dans l’acte du Christ, le paradoxe de la fidélité et de la nouveauté est vraiment tenu dans toute sa tension. Ce paradoxe qui est au cœur de l’accomplissement trouve dans l’expérience humaine une parabole. En effet, l’homme honore le plus ses parents quand il donne la vie. Il leur est d’autant plus fidèle qu’il les quitte pour permettre à du nouveau d’advenir. Ainsi la figure des noces fournit une parabole de l’accomplissement. En son sein, la nouveauté est une fidélité. A partir de là, Beauchamp montre comment cette figure des noces se déploie selon trois couples, les couples homme - femme, Israël - nation, homme - monde. Ces couples autour desquels les figures se cristallisent, forment une clé pour le récit et l’histoire biblique. La Croix du Christ fait tomber le mur qui séparait l’homme de la femme, Israël des nations, l’homme du monde. Par elle l’unité des figures est réalisée comme rencontre du Christ et de l’Église.

III. Continuité et nouveauté

Après les recherches de Fishbane et Beauchamp, il semble difficile de remettre en cause le fait que la frontière entre figure et accomplissement traverse l’Ancien Testament. Ce faisant nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si cette affirmation n’édulcore pas la même frontière entre les deux Testaments. Autrement dit, Beauchamp n’émousse-t-il pas la nouveauté et la radicalité de l’accomplissement dans le Christ en parlant d’accomplissement dès l’Ancien Testament ? Est-il légitime de parler de nouveauté dans l’Ancien Testament alors que le Christ par sa nouveauté rend ancien tout ce qui le préfigure (cf. He 10, 9) ?

En réalité, il convient de remarquer que du point de vue scripturaire, l’Ancien Testament ne rechigne pas à l’usage des termes « nouveau » et « ancien ». De même, nous avons vu que la différence figure - accomplissement traverse l’Ancien Testament avant de traverser les deux Testaments. De fait l’Écriture nous donne des indices forts de continuité. Beauchamp, prenant appuie sur cela, n’édulcore pas cependant la discontinuité radicale entre les deux Testaments. Il me semble d’ailleurs que toute la force de sa réflexion tient à la détermination à tenir le paradoxe de la continuité et de la rupture au sein de la Révélation. Mettre en avant ce paradoxe n’est pas une façon de s’arrêter de réfléchir. Au contraire, il s’agit d’une stimulation pour approfondir la question de la cohérence du dessein divin. Il faut pour Beauchamp maintenir la tension entre les deux termes du paradoxe sans renoncer pour autant à l’unité. Ce paradoxe est celui d’une nouveauté inouï qui pourtant était préfigurée. Le paradoxe doit tenir ensemble des figures qui annoncent le Christ et le connaissent d’une certaine manière et simultanément une nouveauté radicale de l’accomplissement de ce Christ inconnu. Au point d’articulation entre fidélité et nouveauté, continuité et rupture, la croix du Christ vient se planter comme clef de l’unité.

Tout d’abord, pour Beauchamp, il faut affirmer une certaine continuité qui va de la figure à l’accomplissement. La figure, qui déjà est réelle, annonce le réel qui l’accomplira. En tant qu’annonce elle n’est pas totalement extérieure à ce qu’elle annonce. D’une certaine façon il faut dire qu’elle le connaît. L’image qui revient le plus souvent pour parler de l’accomplissement est celle de l’acte de remplir. La figure est remplie du réel qui lui manque. En ce sens la figure ne disparaît pas mais elle accueille une plénitude. Déjà au sein de l’Ancien Testament les figurent connaissent un accomplissement partiel, avant le Christ une certaine continuité se laisse découvrir. Cette cohérence qui relie la figure à son accomplissement et où se dit le dessein de Dieu, n’est pas uniquement gardée dans la conscience de Dieu.

Dès l’Ancien Testament les corrélations typologiques de l’Écriture manifestent la perception par les auteurs bibliques d’une partie du dessein divin. Certes, ce dessein n’est pas révélé en plénitude et ne permet en aucune façon de déduire son accomplissement, mais sa continuité se laisse percevoir et son terme est préfiguré. Autre corollaire important, ce dessein, pour pouvoir être discerné, suppose toujours un acte de lecture, un processus herméneutique. Le dessein n’est pas proposé sans solliciter du lecteur un acte de liberté. A travers cet acte herméneutique, il est possible d’avoir accès à ce que Beauchamp appelle un processus de spiritualisation au sein de l’Ancien Testament. En effet, pour lui, la res de l’Ancien Testament est déjà spirituelle [8] . Rejoindre ce processus de spiritualisation n’équivaut donc pas à s’écarter de la res. Au contraire il s’agit d’une plus grande fidélité à ce dont la res est porteuse et qui se livre moyennant l’acte libre de lecture. Ainsi il ne s’agit pas tant de s’évader de la lettre que de percevoir ce dont elle est porteuse, plus particulièrement à travers les corrélations typologiques.

Néanmoins de façon très explicite pour notre auteur, aller à la rencontre d’une telle spiritualisation ne permet pas d’avoir accès au sens spirituel. Celui-ci est un sens nouveau qui est découvert uniquement sous l’action de l’Esprit donné par le Christ. Ainsi, après avoir souligné la continuité, Beauchamp marque la rupture. Car si les figures annoncent l’accomplissement, celui-ci demeure en excès par rapport à ce qui l’annonce. La nouveauté du Christ n’est pas un point de convergence désigné par les figures qui le précèdent. Elle n’est pas non plus une extrapolation à partir du dessein de Dieu tel qu’il a pu être perçu auparavant. Il s’agit d’une nouveauté inattendue quoique annoncée.

D’ailleurs le Christ, en tant qu’il revêt la figure, n’a pas de figure équivalente dans l’Ancien Testament. Il est la contraction des figures, contraction dont l’homme est par lui-même incapable comme le souligne justement Frye. En ce sens s’il vient emplir les figures de leur plénitude actuelle, la configuration qu’il donne à cette plénitude lui est propre. La nouveauté du Christ, si elle assume les figures, leur confère une plénitude qu’elles n’ont pas et une configuration qui les dépasse. On peut donc parler de transfiguration pour souligner que les figures sont assumées, mais il faut aussi parler d’une mort et d’une résurrection dans le Christ dans la mesure où les figures ne sont pas extérieures au mystère pascal. En effet, la figure se survit à elle-même par les mots, mais elle ne passe pas la limite de la mort. Le Christ, qui par sa mort vient rejoindre toute forme de mort, rejoint la figure pour lui donner sa réalité, sa vie, son accomplissement. La figure n’entre pas par elle-même dans la nouveauté. Celle-ci lui est donnée dans l’accomplissement en plénitude. L’accomplissement dévoile son manque et son ancienneté. Mais simultanément le Christ libère la figure de cette ancienneté. Car la figure qui est du passé se révèle étonnamment actuelle grâce au nouveau qui l’accomplit [9] . En effet, la lumière de l’accomplissement rejaillit sur la figure qui l’annonçait et cette dernière ne reçoit la lumière que pour souligner en retour la grandeur de l’accomplissement.

Le Christ seul permet de tenir le paradoxe de la continuité et de la rupture ; lui seul récapitule les figures qui l’annoncent selon le dessein de Dieu, mais aussi lui seul les excède dans sa nouveauté qui les rend anciennes. S’il en est ainsi, c’est bien parce que les figures sont déjà façonnées par lui quand elles apparaissent dans l’histoire. Nous soulignons que l’on peut voir les figures soit à partir du terme, c’est-à-dire de la rédemption, soit à partir du commencement, c’est-à-dire de la création.

Dans le premier cas, le nouveau est mis en avant et les figures regardées à la lumière de la rédemption. Un tel point de vue est susceptible de ne pas être suffisamment attentif à la continuité des figures de l’Ancien Testament qui préparent et annoncent l’accomplissement dans le Christ. En effet, dans cette optique, le mouvement naturel consiste à référer directement chaque figure à son accomplissement dans le Christ. En revanche la mise en série des figures de l’Ancien Testament apparaît comme simplement complémentaire.

Dans le deuxième cas, la continuité est privilégiée et les figures sont regardées à partir de leur enracinement dans la création. Une telle approche donne tout son poids aux figures de l’Ancien Testament. Elles sont regardées en tant qu’elles s’enchaînent dans une série souvent longue et qui traverse l’Ancien Testament. Suivre le chemin des figures ne revient pas à faire un détour qui éloigne de l’accomplissement. Au contraire, seul ce chemin permet de saisir la continuité du dessein de Dieu depuis la création du monde. De par cette approche le lien entre les figures et le Christ s’appuie sur la cohérence d’une trajectoire . Il n’est pas seulement justifié par la pétition de principe de l’accomplissement dans le Christ de toute figure. Alors que l’approche par le terme donne à la création un rôle second, l’approche par le commencement permet d’honorer pleinement la création. En effet, pour Beauchamp, les figures ont leurs archétypes dans la création et par là elles sont façonnées par le Verbe présent dès le commencement du monde.

Suivre les figures à partir de la création revient donc à découvrir le projet de Dieu qui polarise sa création depuis le commencement et qui par sa croix récapitule tout. La continuité et la consistance des figures ayant été soulignées, une telle approche doit rester attentive à la nouveauté de l’accomplissement des figures. En effet, la rédemption comme nouvelle création n’est pas un simple redoublement de la création, mais une nouveauté radicale qui par contrecoup révèle l’ampleur du projet créateur de Dieu. Les figures portées par la création ne livrent pleinement leur sens qu’à travers leur accomplissement dans le Christ. Ainsi création et rédemption s’articulent à la fois dans la continuité et la rupture. Aucune des deux n’évacue ou n’occulte l’autre et les deux s’éclairent mutuellement. Nous retrouvons là le rapport entre fidélité et nouveauté.

A ce point nous voyons la portée de la réflexion de Beauchamp, qui manifeste l’unité du dessein divin. Cette unité n’est pas seulement au terme avec le Christ, mais elle est aussi à l’origine. Dès le commencement l’unique Origine inscrit dans sa création le désir de l’unité. Cette unité sera donnée dans le Christ qui s’unit à son Église dans une relation sponsale. Par là l’homme entre en communion avec son Origine ce en quoi il réalise pleinement sa personne.

Dans une dernière partie je tente une synthèse sur la typologie en précisant les cinq critères de la figure et les cinq signes de l’accomplissement. La figure se caractérise par sa corporéité, sa répétitivité et sa déficience. Portée par le récit biblique elle sollicite un choix de liberté. Quant à l’accomplissement il réalise la contraction des figures dans un acte unique et fait entrer dans une corporéité invisible. L’accomplissement comme excès dans le Christ coexiste avec l’inachèvement du croyant qui doit entrer dans l’accomplissement déjà acquis pour lui. Le meilleur terme pour nommer la réalité qui accomplit les figures est très certainement le terme mystère dont Paul manifeste l’affinité avec la Sagesse, mystère qui est le lieu de l’union du Christ et de l’Église (Ep 5, 32).

IV. Portée

Grâce à un tel parcours, résumé succinctement, nous pensons que l’exégèse typologique trouve une nouvelle légitimité moyennant une approche herméneutique. Elle apparaît comme un chemin décisif pour redonner son importance à l’articulation entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, et donc pour dégager le sens spirituel des Écritures. En ce sens elle permet d’envisager une meilleure articulation entre l’Écriture et la théologie. Elle donne un élan pour une théologie biblique comme l’œuvre de Beauchamp l’esquisse.

Fishbane, en étudiant la tradition rabbinique et pharisienne plus particulièrement sous son aspect midrashique, a mis fortement en valeur l’affinité de cette tradition avec l’herméneutique biblique de la typologie. Il reste certainement encore beaucoup à faire pour mieux connaître et comprendre ces traditions et entrer dans une meilleure intelligence de la Bible. On voit ici tout l’intérêt à ne pas ignorer ces traditions d’interprétation que le judaïsme véhicule et parfois redécouvre à frais nouveaux.

Nous réalisons aussi l’importance de la typologie pour nos relations avec le judaïsme. En effet, la typologie permet de tenir et de réfléchir la dialectique fidélité et nouveauté sans édulcorer aucun des termes. Il y a là certainement l’occasion de corriger certains travers. Nous pensons en particulier au regard étroit voir négatif des chrétiens sur le judaïsme, mais aussi à la lecture chrétienne de l’Ancien Testament parfois tentée de l’annexer.

Enfin, la typologie, dans la mesure où elle conduit pédagogiquement le lecteur du commencement au terme du récit, de l’Ancien au Nouveau Testament, de la figure à son accomplissement, n’est-elle pas un moyen à considérer pour permettre une découverte renouvelée de la Parole de Dieu, plus particulièrement par les plus simples ?

Nous étions parti du paradoxe pour nous intéresser à la typologie, la typologie nous a fait revenir au paradoxe. En effet, nous avons vu comment la typologie permet de manifester la surabondance de l’accomplissement dans le Christ, accomplissement qui tient le paradoxe de la fidélité et de la rupture, de la promesse et de l’accomplissement. Il y a là, à mon sens, une dimension paradoxale de la typologie qui mériterait d’être approfondie.

P. Gilles de Raucourt, P. Gilles de Raucourt, né en 1961, licencié en Théologie, prêtre depuis 1997 et membre de la Communauté Aïn Karem.

[1] Typologies anciennes et nouvelles ; approches de la typologie dans l’exégèse et la théologie biblique contemporaines, Bruxelles, Institut d’Études Théologiques, 1998, 127 p.

[2] N. Frye, Le Grand Code - La Bible et la littérature, (coll. Poétique), trad. de l’anglais par C. Malamoud, Paris, Seuil, 1984.

[3] M. Fishbane, Biblical Interpretation in Ancient Israel, Oxford, Clarendon Press, 4e éd., 1985.

[4] L’allusion de Is 43, 16-21 à l’Exode comme prototype est confirmée par le fait que l’on retrouve la référence commune à la nation que j’ai créée/sauvée en Is 43, 21 et en Ex 15, 13. 16. De même, la mention de l’eau sortant du rocher en Ex 17, 3-6 suit le récit de l’Exode, on la retrouve aussi en Is 43, 20 ; 48, 20-21 et enfin dans une référence encore plus littérale en 49, 9-11.

[5] Fishbane détecte chez les prophètes des typologies qui manifestent le paradoxe de la nouveauté dans toute sa tension. En même temps, ces typologies en côtoient d’autres où la continuité entre l’ancien et le nouveau l’emporte sur la tension.

[6] P. Beauchamp, Le Pentateuque et la lecture typologique dans Le Pentateuque, Débats et Recherches, 14e congrès de l’ACFEB, (coll. Lectio Divina 151), Paris, Cerf, 1992, p. 241-259 (désormais cité par la mention PLT).

[7] P. Beauchamp, « Accomplir les Écritures - Un chemin de théologie biblique », dans Revue Biblique 99-1 (1992), p. 132-162.

[8] « S’il y a figure, c’est que la res de l’Ancien Testament est déjà spirituelle » (PLT 256).

[9] « Plus radicalement encore qu’au temps de l’exil, l’aujourd’hui ne se tourne vers le passé que pour le délivrer de son ancienneté » (P. Beauchamp, art. « Accomplissement des Écritures », dans Dictionnaire Critique de Théologie, Paris PUF, 1998, p.2).

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