Rechercher

Quand la Croix nous ouvre le secret de la Trinité

Fr. Emmanuel Durand-Bottex

Nous abordons ici l’aporie de la souffrance de Dieu à partir de la divergence d’option christologique qui sépare deux théologiens catholiques du XXème siècle, K. Rahner et H.U. von Balthasar ; cette problématique illustre deux types d’articulation possible entre le mystère du Christ et le mystère de la Trinité, l’une se fondant plutôt sur l’Incarnation, l’autre sur la Croix. Nous relirons cette approche contemporaine à la lumière d’un principe traditionnel d’interprétation du mystère du Christ : celui de la communication des idiomes.

Le propos rahnérien d’articuler la théologie du mystère trinitaire à l’Économie du salut, selon un passage de ce qu’il nomme « l’historique catégorial » [1] à son fondement éternel et transcendant, n’a pas été suffisamment déployé par son auteur dans le champ des mystères singuliers de la vie du Christ, comme on pouvait l’attendre. Cela étonne, car il est clair que la dimension explicitement trinitaire de l’Économie du Salut s’intensifie de mystère en mystère tout au long de la vie de Jésus : la Conception virginale, le Baptême, tout le ministère — en vertu de l’envoi par le Père et sous la mouvance de l’Esprit —, la Transfiguration, la Passion, la Croix / Exaltation ; de telle sorte que la révélation trinitaire culmine manifestement, même en clair-obscur, dans le mystère pascal. De fait, Rahner s’est principalement concentré sur la christologie comme théologie de l’union hypostatique et de ses conséquences anthropologiques, mais la visée ascendante de l’axiome fondamental [2] de sa théologie trinitaire s’offre pourtant de soi à un usage qui chercherait à décrypter la portée éternelle exprimée dans la singularité des mystères vécus par le Verbe dans une chair de condition passible. Si Balthasar n’a pas reçu comme tel le Grundaxiom rahnérien, il a pourtant mené une recherche qui relève pertinemment d’une lecture ascendante de l’Économie du Salut en Jésus-Christ, telle qu’elle fait précisément défaut à l’œuvre trinitaire de Rahner. Nous prendrons donc quelques appuis dans la Dramatique de Balthasar, afin de proposer une lecture théologique de la Croix du Christ qui reçoive ce sommet de l’Economie du Salut comme le point de départ néo-testamentaire le plus propice à l’intelligence de la foi trinitaire.

1. La Croix, lieu de la Révélation trinitaire

Alors que Rahner affecte la considération de l’ontologie du Christ d’un primat déconcertant par rapport au détail des mystères de sa vie, Balthasar veut faire droit à une réception plus complète de l’Économie de la révélation dans ces mystères. Il accorde donc spécialement à la Croix une vertu révélatrice des relations trinitaires éternelles :

C’est au Calvaire et dans la déréliction de Jésus sur la croix que la distance entre le Fils et le Père devient pour la première fois tout à fait manifeste ; et même l’Esprit, qui les unit tous deux en formant leur “nous”, apparaît, précisément dans le dévoilement de l’unité, comme pure distance. Le Fils portant le péché, c’est-à-dire ce qui constitue l’écart pur et simple par rapport à Dieu, semble avoir perdu le Père au milieu de son abandon ; ainsi tout se passe comme si cette révélation de la Trinité au plan de l’économie faisait aboutir à son dernier achèvement toute la gravité de ce qu’implique la Trinité immanente [3].

Outre la proposition balthasarienne de lire l’« abandon économique » de Jésus, dans le silence du Père à l’Agonie et à la Croix, comme une révélation de la distinction transcendante du Père et du Fils, il faut retenir la tentative de décrypter la Passion comme le dévoilement en clair-obscur de la Trinité immanente. Nous sommes ainsi renvoyés de nouveau à la problématique du Grundaxiom rahnérien ; mais Balthasar écarte dos-à-dos la résolution de Rahner et celle de Moltmann :

Il faut donc trouver une interprétation de la Trinité immanente comme fondement du devenir du monde (jusques et y compris la crucifixion) qui ne soit ni un simple rythme formel d’automédiation de Dieu, comme chez Rahner, ni son implication matérielle dans le processus du monde, ainsi que le fait Moltmann. La Trinité doit bien plutôt être comprise comme le don de soi éternel et absolu qui fait apparaître Dieu, en lui-même déjà, comme l’amour absolu ; et c’est de là ensuite que l’on arrive à faire comprendre le libre don de soi au monde comme un acte d’amour, sans que Dieu ait la moindre nécessité, pour devenir lui-même (pour son “automédiation”), de s’engager dans le processus du déroulement du monde et de la croix [4].

Le terme éternel de l’intelligence de la foi trinitaire, proposé ici par Balthasar, sera donc d’emblée l’Agapè absolue dont relève le don de soi intra-divin. Nous tenons déjà la détermination du corrélat éternel (en Dieu) auquel renvoie la passion dans le chair. Cela nous situe dans la problématique de la communication des idiomes [5], qui peut connaître deux traitements : l’un descendant, au sens où une propriété de la nature divine est attribuée au Christ homme ; l’autre ascendant, au sens où une propriété de la nature humaine est attribuée au Verbe considéré selon sa nature divine.

Dans le sens descendant, le Christ affirme par exemple qu’il pardonne les péchés, ce qui relève proprement de la nature divine, au même titre que guérir miraculeusement. De telles attributions se justifient par l’unité de « suppôt » (sujet ontologique qui fonde l’attribution) dans le Christ qui fonde la commutation des propriétés respectives de la nature divine et de la nature humaine. Ces propriétés déterminent l’agir du Christ. La tradition théologique a tenté d’expliciter par la notion d’instrumentalité l’unité d’opération dont témoignent de telles attributions des actes de la nature humaine au Verbe. Il y a bien une distinction entre les opérations de la nature divine et celles de la nature humaine, « chacune des deux formes accomplit sa tâche propre dans la communion avec l’autre, le Verbe opérant ce qui est du Verbe, la chair effectuant ce qui est de la chair [6] », mais il faut aussi expliciter la « communion » des deux natures dans l’opération « théandrique » [7]. Le recours à l’instrumentalité permet alors de combiner et d’ordonner les deux types d’opérations : les opérations humaines du Christ — telles toucher, pleurer, parler, aimer…—, selon leur vertu propre, sont assumées par la vertu divine impliquée dans les opérations proprement divines qui les régissent — telles guérir, révéler…

Rahner critique la notion de pur instrument [8], afin de sauvegarder une certaine autonomie de la nature humaine du Christ par rapport au Logos [9]. Le propos dénoncerait un monophysisme latent dû à un primat trop lourd de l’opération divine par rapport à l’opération humaine, conçu surtout dans l’ordre de la passivité. Sans toucher à l’unité ontologique du Christ, Rahner tente malgré tout de réhabiliter une certaine autonomie morale, voire psychologique, de Jésus posé face au Logos. Une telle voie est problématique dans la mesure où elle semble partir de la dualité des natures, pour en sonder les conséquences internes dans l’âme du Christ ; le risque est de projeter de façon indue les modalités de notre propre rapport à Dieu sur l’homme Jésus, alors qu’en lui, l’union ontologique est principe de tout le déploiement de sa vie humaine consciente, selon des modalités internes qui nous échappent. Par exemple, la connaissance immédiate de vision qu’il a de son Père dès l’origine est le rejaillissement, au plan de l’esprit, de l’union ontologique entre sa nature humaine et le Verbe ; cette connaissance est pour le Christ une illumination fondée dans son hypostase même, ce qu’elle ne sera jamais pour nous dans la vision.

Dans sa propre christologie, Rahner tend à substituer à la fonction d’instrument celle d’expression. En fait, ces deux approches se recoupent, puisque la fonction révélatrice se greffe en quelque sorte sur l’agir du Christ. La fonction d’instrument a été pérennisée dans la tradition, malgré ses usages monophysites ou nestoriens, précisément afin de sauvegarder les opérations propres de la nature humaine du Christ — paroles ou actions humaines —, tout en les comprenant dans leur relation à la mission divine du Logos. La fonction expressive souligne toutefois davantage la portée révélatrice de l’humanité du Christ, alors que l’instrumentalité, ainsi pondérée, indique le type de synergie qui s’opère dans l’efficacité salvifique de la vie humaine de Jésus.

Pour un usage précis, il faut toutefois affiner, plus que ne le fait Rahner, les notions d’instrument et d’expression. A cet égard un détour par la tradition théologique s’avère fructueux ; il permet de mesurer la portée de ces deux catégories en christologie, et de prendre en compte, au lieu de l’écarter trop vite, les amendements apposés à la fonction d’instrumentalité pour éviter d’une part le monophysisme et d’autre part le nestorianisme.

2. Fondements de l’instrumentalité descendante et de l’expressivité ascendante, chez saint Cyrille d’Alexandrie et saint Maxime le Confesseur

Sans nous appesantir ici sur les accusations trop connues opposées à la christologie cyrillienne, nous parcourons son dialogue Sur l’Incarnation [10], en retenant simplement ce qui peut garder une validité pour toute christologie postérieure, vue sa pérennité dans la tradition. Se posant en champion de la tradition alexandrine, saint Cyrille formule sa christologie à partir du schème Verbe/chair (Logos/sarx). Le Verbe assume la chair, c’est-à-dire s’approprie une nature humaine. Cette appropriation christologique (oïkeïôsis) aboutit à une union ontologique : « entre des natures inégales et dissemblables se sont opérés un rapprochement et un concours ineffables jusqu’à l’union » [11].

L’appropriation de la nature humaine au Verbe divin peut trouver une comparaison dans le rapport entre l’âme et le corps, où le corps est bien le propre de l’âme, sans que l’unité supprime la différence :

le Fils co-éternel à Celui qui l’a engendré et antérieur à tous les siècles, lorsqu’il descendit dans la nature humaine, sans laisser échapper sa qualité de Dieu, mais en y ajoutant l’élément humain, peut légitimement être conçu comme issu de la semence de David et ayant une naissance humaine toute récente. Car ce qu’il s’est adjoint ne lui est pas étranger, mais véritablement propre ; aussi est-ce compté pour un avec lui, exactement comme on pourrait considérer le cas d’un composé humain : celui-ci est tissé en effet d’éléments inégaux par nature, j’entends l’âme et la corps, et pourtant la combinaison des deux est conçue comme un homme unique. De même que la seule chair donne parfois son nom au vivant tout entier et qu’en nommant l’âme, on pense à l’ensemble, de la même façon en usons-nous pour le Christ. [12]

Cette comparaison est assurément limitée [13], mais elle a l’avantage d’illustrer de façon très parlante l’appropriation christologique, qui désigne en quelque sorte un avoir aboutissant à l’être :

Alors comment cette chair pourrait-elle être lui, si on n’entend pas cela en fonction de l’union, en tant qu’il est lui-même ce qu’il s’est approprié ? Il en serait exactement de même dans notre cas à nous : ce ne serait pas donner une indication fragmentaire et incomplète sur l’homme que nous sommes, l’homme composé d’une âme et d’un corps, que de le désigner seulement par sa chair. [14]

En vertu de cette appropriation constituant une union ontologique, saint Cyrille formule de façon parfaite la communication des idiomes : « d’un côté il octroie à sa chair la gloire d’opérer de manière divine, tandis que d’un autre côté il s’approprie ce qui est de la chair et d’une certaine façon, en vertu de l’union voulue par l’économie, l’attribue à sa propre nature » [15]. Cette formulation suggère une distinction pertinente : d’une part, l’appropriation attribue à la nature divine du Verbe les propriétés de la nature humaine ; alors que d’autre part, au plan des opérations, la nature humaine est intégrée en quelque sorte à l’opération divine.

Dans ce registre de l’opération, saint Cyrille précise même par la catégorie d’instrumentalité la manière dont la nature humaine, âme et corps, est assumée, non seulement en ses propriétés mais aussi en ses opérations propres :

Nous affirmons donc que le Verbe tout entier s’est uni à l’homme tout entier. Impossible en effet qu’il n’ait pas fait cas de ce qu’il y a de meilleur en nous, l’âme, réservant à la chair toutes les peines prises lors de sa venue parmi nous. Le mystère de l’économie s’est accompli harmonieusement aux deux plans :
— [le Verbe] s’est servi de sa chair, d’une part, comme d’un instrument en vue des opérations de la chair, des faiblesses physiques, et en tout ce qui n’était pas blâmable ;
— de son âme, d’autre part, pour toutes les passions propres à l’homme et non coupables. Il est dit en effet qu’il a eu faim, qu’il a supporté les fatigues des longues marches, l’abattement, la crainte, le chagrin, l’agonie et la mort sur la Croix. Sans y être contraint par personne, de lui-même, il a livré pour nous sa propre âme, “afin de régner sur les morts comme sur les vivants”.
De sa propre chair, il a payé pour la chair de tous une rançon véritablement équitable ; de son âme, il a fait la rédemption de toutes les âmes, même s’il a repris vie parce que, comme Dieu, il était vie par nature. [16]

Le traitement par saint Cyrille de la communication des idiomes est ainsi descendant ; la notion d’instrument lui sert à préciser le type de concours des deux natures considérées en leurs opérations propres. L’instrumentalité mise en lumière n’est pas de pure passivité ; elle est à l’évidence celle d’un instrument animé. Une telle instrumentalité, caractérisant la coopération entre la nature humaine et la nature divine, ne tombe ni dans la tendance monophysite, comme elle se rencontre spécialement chez Eusèbe de Césarée, ni dans la vision nestorienne d’une instrumentalité extrinsèque. En effet, d’une part, l’instrumentalité mise en lumière par saint Cyrille est clairement celle d’une chair animée, et, d’autre part, elle présuppose l’appropriation aboutissant à l’union ; de telle sorte que l’analogie d’une instrumentalité de la nature humaine est ainsi adéquatement régulée. Dans cette même ligne, la reprise de la notion d’instrument par saint Thomas d’Aquin [17] s’accompagne de deux correctifs : dans l’union hypostatique, la nature humaine peut être pensée comme un instrument animé [18] et conjoint [19] de l’hypostase (la personne) du Verbe.

La lecture descendante de la communication des idiomes laisse peu explicitée sa signification ascendante, au sens où le Christ en la singularité de sa nature humaine concrète est l’icône de son hypostase propre. C. von Schönborn [20] a pourtant montré que, déjà dans la théologie de saint Cyrille, une portée iconique revient à la chair du Christ en vertu de la véracité même de son appropriation par le Verbe. Il revint toutefois à saint Maxime de donner la clé d’intelligibilité d’une telle lecture ascendante.

Cette avancée menée par le Confesseur dépend de son analyse précise du rapport entre nature et hypostase ; « [l’hypostase] est ce qui distingue deux êtres d’une même nature ; l’hypostase consiste dans les caractères distinctifs de chaque être » [21]. De là, saint Maxime accède à une formulation de l’union hypostatique qui souligne admirablement les propriétés distinctives de la chair et du Verbe :

La chair n’a pas gardé la différence envers le Verbe par les particularités qui la distinguent des autres hommes ; elle n’a pas non plus été distinguée de nous par les particularités qui la rende différente du Verbe ; mais elle a sauvegardé l’union ou l’identité hypostatique avec le Verbe par les particularités qui la distinguent de nous, de même qu’elle a gardé la différence essentielle avec le Verbe par ce par quoi elle nous est unie naturellement.
Le Verbe, d’autre part, a sauvegardé l’union ou l’identité hypostatique avec la chair par les particularités qui le distinguent, comme Fils et Verbe, de ce qui est commun dans la divinité [22].

Selon cette analyse, c’est précisément par ce qui le distingue du Père et de l’Esprit que le Verbe s’est uni la chair précisément en ce qui la distingue de nous. Une telle correspondance des propriétés distinctives dans l’union hypostatique fonde la possibilité pour la nature humaine concrète du Christ d’être adéquatement expressive de l’hypostase du Verbe. Rapprochant plusieurs textes de saint Maxime, C. von Schönborn montre que cette expressivité se réalise au niveau de l’agir du Christ : « Dans l’hypostase du Christ, les opérations naturelles entrent dans un échange (antidosis), dans une compénétration (périchôrèsis), non pas naturelle, mais hypostatique, personnelle, qui confère à l’agir humain du Christ son mode unique, nouveau, divino-humain. Ainsi dans cet échange, l’agir humain du Christ a pu devenir le lieu d’expression de son agir divin. » [23] C’est l’agir divin du Fils dans sa modalité hypostatique propre — de soi relative au Père et à l’Esprit —, que révèle l’agir humain du Christ. En effet, comme le montre Maxime [24], l’opération appartient à l’hypostase comme à son quod — c’est-à-dire le principe subsistant qui permet le passage de la puissance à l’acte dans l’opération —, et ne relève de la nature que comme un principe quo — c’est-à-dire la forme du sujet qui détermine, corrélativement à son objet, la nature de l’opération —, de telle sorte que si la forme d’une opération manifeste sa nature humaine ou sa nature divine, le mode de l’agir humain du Christ révèle le propre de sa personne divine qui agit toujours dans son élan filial vers le Père, élan d’amour dont procède l’Esprit. La révélation de l’hypostase du Fils est nécessairement trinitaire.

Ce passage par deux grands théologiens de la tradition christologique atteste que l’instrumentalité et l’expressivité ne forment pas une alternative christologique à trancher, mais bien plutôt un équilibre. L’instrumentalité de la nature humaine permet de penser l’efficacité divine de l’agir du Christ, alors que l’expressivité ouvre à la perception de son mystère filial éternel à travers la modalité propre qu’unifie hypostatiquement son acte. Selon ces deux clés de lecture, la passion du Christ sera vue d’une part dans sa vertu salvifique, et d’autre part dans sa vertu révélatrice de l’être filial.

3. De la Croix à l’Amour : Balthasar et Maritain

A l’aide des outils conceptuels affinés par saint Maxime, on peut tenter de remédier au peu de prise en compte de la Croix du Christ, qui affaiblit la théologie rahnérienne. Nous voulons ainsi proposer une exploitation ascendante du Grundaxiom appliqué précisément à l’événement de la Croix. Le fondement traditionnel d’une telle lecture se trouve dans la communication des idiomes utilisée dans le sens ascendant. Dans cette tentative nous recoupons celle de Balthasar et celle de Maritain, sur lesquels nous prendrons appui pour avancer finalement un décryptage trinitaire de la Croix qui respecte l’impassibilité divine, au titre d’instance métaphysique critique.

Dans le sens ascendant, la communication des idiomes pose plus de problèmes que dans une lecture simplement descendante : il faut par exemple affirmer que « le Verbe de Dieu a souffert dans la chair » [25], mais sans reporter purement et simplement en Dieu les modalités kénotiques [26] de la mission du Christ. Balthasar formule ainsi ce cheminement ascendant à partir de la Croix, et le recours à une instance négative qui commence par écarter de Dieu toute modalité kénotique mondaine :

Il faut prendre comme point de départ ce qui relève de la kénose de Dieu dans la théologie de l’alliance — pour en arriver jusqu’à la croix — et tâcher d’atteindre à partir de là le mystère de l’Absolu selon une théologie négative : celle-ci, d’une part, écartera de Dieu toute expérience et toute souffrance qui le compromettrait avec le monde ; mais, d’autre part, elle posera en Dieu les conditions de possibilités de cette expérience et de cette souffrance, de manière à fonder une christologie avec toutes ses implications trinitaires  [27].

En soi, ces deux moments de théologie négative emportent aisément l’adhésion, mais le succès du projet dépend de la mise en œuvre de leur tension paradoxale : il s’agit de formuler en Dieu la condition de possibilité de la souffrance sur la Croix, sans toutefois projeter en lui les modalités qui la caractérisent dans le champ de la création.

Quant au premier moment, celui d’un discernement métaphysique, le critère décisif fut pour la tradition [28] et la confession de foi ecclésiale [29] le maintien ou le rejet de l’impassibilité divine jusques et y compris dans l’Incarnation du Verbe. Balthasar propose, au tome IV de La Dramatique divine [30], un parcours de la tradition patristique dans ses nuances. Pour ce qui est de l’apatheïa, l’auteur formule ainsi l’équilibre patristique :

Dans une doctrine où la nature divine possède comme propriété inaliénable l’apatheia, la souffrance du Christ ne saurait être placée que dans sa nature humaine (ainsi les Antiochiens) ; mais on sera en droit d’ajouter que la nature divine s’approprie cette souffrance (ainsi font Cyrille d’Alexandrie et les Alexandrins en général) [31].

Distinguant ensuite les diverses nuances dont les Pères revêtaient la notion de pathos, Balthasar réhabilite l’attribution par Origène d’un certain pathos à Dieu en tant qu’il est impliqué à notre égard dans l’Économie du Salut [32]. Suite à un passage par les modernes [33], où Balthasar souligne de façon plus favorable les esquisses de solution apportées par K. Barth et Jean Galot, l’auteur s’inspire finalement des réflexions — originales au sein du thomisme — de J. Maritain [34].

Il convient de restituer à grands traits l’approche de ce dernier, afin de mieux situer son intuition par rapport à la solution qu’elle inspire à Balthasar. Maritain écarte dès l’abord une mécompréhension de l’impassibilité divine, qui en ferait un défaut ou une indifférence [35]. Par ailleurs, étant donné, d’une part, la noblesse et la délicatesse que la souffrance peut révéler du cœur humain, et, d’autre part, la place de la compassion divine dans le Nouveau Testament [36] comme dans l’Ancien, il faut avouer qu’affirmer simplement avec saint Thomas : « la miséricorde est souverainement attribuable à Dieu : tamen secundum effectum, non secundum passionis affectum, selon l’effet qu’elle produit, et non pas, évidemment, selon la passion soufferte » [37], ne saurait suffire à rendre compte de la Révélation. Et pourtant, afin de sauvegarder l’immutabilité divine et ainsi la transcendance ontologique de Dieu, Maritain maintient avec le saint Docteur que « la relation des créatures à Dieu est réelle en elles, non en lui » [38], de telle sorte que le péché de sa créature est compris comme une privation « qui n’affecte nullement son être [l’être de Dieu], mais seulement la relation de la créature à lui » [39]. Sans invalider ce niveau d’intelligibilité, celui de l’ontologie divine visée par nos « analogies propres », Maritain recours à une intuition de Raïssa [40], formulée par elle dans le langage métaphorique issu de la parole de Dieu, pour mettre en lumière l’offense à l’amour divin impliquée par le péché ; cette offense est alors présentée comme le corrélat en Dieu de la souffrance assumée par le Fils, dans une page admirable et convaincante :

Comment ne pas se demander si parmi toutes les perfections divines ne se trouve pas — d’une manière dont la connaissance par analogie ne peut nous donner absolument aucune idée […] —, comment ne pas se demander si en Dieu ne se trouve pas quelque suréminente correspondance de cette réalité impliquant en notre actuelle existence manque et imperfection, mais riche aussi de trésors, qui se nomme ici-bas la souffrance, et que le Fils de Dieu s’est fait homme pour assumer ? Dieu a pour la liberté de l’homme un respect inouï, stupéfiant ; et par la liberté l’homme peut se soustraire à l’amour de Dieu, il passe son temps à s’y soustraire. et quand l’amour est trahi n’y a-t-il pas dans celui qui aime une souffrance d’autant plus grande que son amour est plus grand ? Et Dieu est l’Amour même. Et nous trahissons constamment cet amour. Qu’est-ce que signifie le mot « offense de Dieu », sinon que nos trahisons atteignent au cœur l’Amour même subsistant ? [41]

Un tel propos est clairement homogène à la visée de Balthasar, qui cherche, tout en écartant de Dieu « toute souffrance qui le compromettrait avec le monde », à poser en Dieu « les conditions de possibilités de cette souffrance ». De fait, l’auteur affirme qu’ « il suffit de transposer l’intuition de Maritain du plan de la philosophie à la vie trinitaire, pour voir se concrétiser le “fondement” dont nous parlions » [42]. Ce faisant, il raccroche à l’intuition de Maritain sa propre théologie de la « distance » et du « renoncement » intra-trinitaire :

La distance entre les Personnes est infinie au sein de la dynamique du processus divin, et cela à un point tel que tout événement contingent ne saurait avoir lieu qu’au sein de cette dynamique enveloppante. Il faut toujours avoir sous les yeux que l’acte générateur du Père est la sortie du Fils dans l’égalité de l’être absolue et la liberté absolue ; et l’acquiescement plein de gratitude du Fils ne s’adresse pas à un Père qui aurait gardé pour lui quoi que ce soit, car le Père s’est donné intégralement, si bien que le don total réciproque s’épuise dans le Nous commun qu’est l’Esprit, lui-même à la fois liberté, amour et don absolu, se faisant à son tour « renoncement », pure expression de l’unité du Père et du Fils. Dans cet épanchement réciproque de Dieu, qui est comme sa circulation vitale, réside aussi, comme on l’a dit au début, le fondement de la possibilité de la mort de Dieu. [43]

De toute évidence, le langage de la distance, de la perte de soi dans l’autre ou du renoncement, demeure là encore métaphorique ; mais l’audace de l’auteur est de poser un fondement trinitaire à la Croix au-delà et même indépendamment du péché.

En revenant au double principe de l’opération, comme nous l’avons vu analysé chez saint Maxime, l’on peut recevoir avec discernement le langage de Balthasar. En effet, l’opération « théandrique » du Christ relève à la fois de l’hypostase du Verbe — au titre de principe quod —, et des deux natures — au titre de principe quo. En conséquence, la nature humaine marque d’une modalité spécifiquement humaine l’agir du Christ. De telle sorte que, par exemple, la modalité kénotique que revêt l’obéissance ne doit pas se transposer telle qu’elle dans la Trinité immanente, alors qu’elle exprime pourtant la relation d’origine du Fils à l’égard du Père ainsi que sa réciproque [44]. De même, la modalité d’intersubjectivité que revêt l’interpellation par Jésus de son Père ne doit pas être reçue comme impliquant une dualité au plan de la divine conscience de soi, alors qu’elle exprime véritablement la distinction réelle du Père et du Fils ainsi que leur amour mutuel.

4. L’impassibilité divine, condition ontologique de l’Agapè

Sans nous engager plus avant dans la voie de Balthasar, l’on peut reprendre l’intuition de Maritain, et sans doute proposer une compréhension de l’impassibilité divine qui s’harmonise mieux avec la vulnérabilité de l’Amour divin offensé. Pour ne pas s’en tenir à une simple tension paradoxale entre l’impassibilité et la compassion de l’Amour, il est possible de hiérarchiser ces deux vérités en considérant leur niveau respectif d’intelligibilité. En effet, nous n’avons accès à la simplicité divine qu’à travers une multiplicité de lignes d’approches, dont certaines sont proprement analogiques et d’autres métaphoriques. Or, selon l’expérience la plus profonde de l’amour, celui-ci se décrit plus qu’il n’est analysable, et son langage direct sera symbolique. Ce niveau d’intelligibilité n’exclut pas celui de l’être, où le discernement métaphysique de ce qui est proprement attribuable à Dieu demeure fondamental pour la régulation de tout langage théologique. Ces deux registres, celui de la théologie en sa visée mystique et celui de la théologie dans sa portée spéculative ou « scientifique », ne sont pas inconciliables, il faut bien au contraire les articuler.

Dans le cas précis qui nous occupe, l’impassibilité divine serait alors à concevoir comme la condition ontologique permettant l’Agapè comme amour absolument pur [45]. L’impassibilité est la négation de toute dépendance ontologique de Dieu à notre égard, ce qui est à maintenir pour affirmer le caractère totalement gratuit et transcendant de son amour pour nous. Dieu est le seul être qui soit sa béatitude parfaite, en vertu de l’identité entre son être et ses opérations [46]. Il ne faut pas confondre une telle autarkeïa divine, avec une indifférence à l’égard de notre libre réponse. Nos refus offensent effectivement la gratuité de l’amour divin, dont l’impassibilité ontologique est la condition de possibilité fondamentale. « La colère de Jésus, qui éclate si souvent, s’enflamme chaque fois que ceux qui résistent à sa mission et aux exigences qui en découlent, offensent le Père révélé en lui, et l’Esprit d’amour trinitaire. » [47]

Cette offense à l’amour divin ne peut pas être exprimée en propositions formelles [48], régulées par le rôle critique des attributs divins, dont l’immutabilité ; elle est pourtant dévoilée par l’Ancien Testament comme la colère ou la jalousie de Dieu, et comme la détresse et la miséricorde de l’Époux bafoué dans son amour. L’Économie de la nouvelle alliance amène cette révélation à son paroxysme dans la Croix du Christ : la passion est le lieu du don de l’Esprit à la première Église (parédôken to Pneuma, Jn 19,30) [49]. Le corrélat éternel, selon la communication ascendante des idiomes, de la passion du Verbe dans la chair serait ainsi l’Agapè trinitaire : l’amour du Père, manifesté dans le Fils livré pour nous, qui s’intériorise en nous par le don de l’Esprit ; amour totalement gratuit offert à la libre réponse de l’homme dans la proposition d’une alliance sponsale.

Fr. Emmanuel Durand-Bottex, Fr. Emmanuel Durand-Bottex, prêtre de la communauté Saint Jean. Prépare une thèse de théologie à l’Institut Catholique de Paris.

[1] Le « catégorial » désigne chez K. Rahner le domaine des affirmations positives qui caractérisent la doctrine chrétienne, les articles de foi qui engagent des faits (ex : « il a souffert sous Ponce Pilate »).

[2] Ce Grundaxiom se formule ainsi : « La Trinité qui se manifeste dans l’Economie du salut est la Trinité immanente, et réciproquement. »

[3] H.U. von Balthasar, La dramatique divine, III. L’action, p. 296.

[4] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 299.

[5] DS 273 (formule d’union entre Cyrille d’Alexandrie et les évêques de l’Église d’Antioche, printemps 433) : « Quant aux expressions des évangiles et des apôtres au sujet du Seigneur, nous savons que les théologiens appliquent les unes indifféremment, parce qu’elles visent l’unique personne, mais qu’ils distinguent les autres parce qu’elles visent les deux natures, et qu’ils attribuent à la divinité du Christ celles qui conviennent à Dieu, et à son humanité celles qui marquent son abaissement. »

[6] DS 294 (Tome de S. Léon 1er à Flavien)

[7] DS 515 (Concile du Latran, de 649, canon 15) : » Si quelqu’un, selon les hérétiques impies, considère dans sa folie l’opération théandrique comme une seule, mais ne la confesse pas, selon les saints Pères, comme double, c’est-à-dire divine et humaine, ou considère que cette nouvelle appellation “théandrique” désigne une seule opération, mais ne signifie pas l’union admirable et surnaturelle des deux, qu’il soit condamné. » ; cf. Thomas d’Aquin, III, q. 19, a. 1, ad 1.

[8] Cf. Cyrille d’Alexandrie, Lettres I (aux moines d’Égypte), PG 77, 32b-36b ; cité par C. von Schönborn, L’icône du Christ, Fondements théologiques élaborés entre le Ier et le IIe Concile de Nicée (325-787), Éditions Universitaires de Fribourg Suisse, 1976, p. 101 ; Thomas d’Aquin, III, q. 2, a. 6, ad 4.

[9] Cf. K. Rahner, « Problèmes actuels de christologie », dans Écrits Théologiques 1, p. 124-132.

[10] Cyrille d’Alexandrie, Deux dialogues christologiques, Sources Chrétiennes n°97, Paris, Cerf, 1964 ; le De Incarnatione est abrégé en DI, le Quod unus sit Christus en QUX.

[11] DI, 688d ; 694d-e : « de même qu’il est complet en sa divinité, ainsi est-il complet en son humanité, constitué en un seul Christ, Seigneur et Fils non pas seulement par une juxtaposition de la divinité et d’une chair, mais par la liaison paradoxale de deux éléments complets, savoir une humanité et une divinité, en un seul et même être. » ; cf. 713c ; QUX, 725b ; 733a ; 734a ; 735b-d ; 736a.

[12] DI, 696b-c ; cf. Commentaire sur Isaïe, IV, 2, 973b : le Verbe habite dans la chair « comme l’âme dans le corps humain » ; et surtout Commentaire sur saint. Jean (X, 344b/863e et XII, 737d/1112c), qui utilise nettement la comparaison anthropologique contre la doctrine nestorienne des deux fils.

[13] Cf. Thomas d’Aquin, III, q. 2, a. 1, ad 2.

[14] DI, 704a ; cf. QUX, 736a ; 759d-e ; H.M. Diepen, La théologie de l’Emmanuel, Les lignes maîtresses d’une Christologie, Textes et études théologiques, DDB, 1960, p. 3-10 ; l’auteur montre aussi la continuité entre l’appropriation cyrillienne et la christologie de saint Thomas d’Aquin, via le De Fide Orthodoxa de saint Jean Damascène, traduit en latin au XIIème siècle.

[15] DI, 707b ; cf. 700b ; 711b ; QUX, 722e-723b ; 777d-e.

[16] DI, 692b-d.

[17] Cf. Thomas d’Aquin, III, q. 19, a. 1.

[18] Cf. Thomas d’Aquin, III, q. 7, a. 1, ad 3 ; q. 18, a. 1, ad 2.

[19] Cf. Thomas d’Aquin, III, q. 62, a. 5, sol. ; q. 64, a. 3 ; sol.

[20] C. von Schönborn, L’icône du Christ, Fondements théologiques élaborés entre le Ier et le IIe Concile de Nicée (325-787), Éditions Universitaires de Fribourg Suisse, 1976, p. 87-99.

[21] C. von Schönborn, op. cit., p. 110.

[22] Maxime le Confesseur, Lettres XV (au diacre Cosmas), 557a-c, citée par C. von Schönborn, op. cit., p. 112-113 ; cf. P. Piret, Le Christ et la Trinité selon Maxime le Confesseur, Théologie historique 69, Paris, Beauchesne, 1983, p. 125 ; 136 ; 187.

[23] C. von Schönborn, op. cit., p. 123.

[24] Maxime le Confesseur, Opuscula Theologica et Polemica 10, PG 91, 137a ; cité dans C. von Schönborn, op. cit., p. 123-124 : « Chacun de nous opère, non en tant qu’il est quelqu’un (tis) mais en tant qu’il est quelque chose, c’est-à-dire homme. Mais en tant qu’il est quelqu’un, Pierre ou Paul, il donne forme au mode de l’opération par relâchement ou par progrès, le marquant de telle ou telle manière, selon son libre arbitre. Ainsi on reconnaît dans le mode (tropos) [de l’opération] la différence des personnes selon l’agir ; et dans la raison essentielle (logos) on reconnaît que l’opération naturelle est la même [pour tous les hommes]. » ; cf. Thomas d’Aquin, I Sent., d. 5, q. 1, a. 1, sol.

[25] DS 263 (anathèmes joints à la troisième lettre de Cyrille d’Alexandrie à Nestorius) : « Si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans la chair (cf. DS 401), qu’il a été crucifié dans la chair, qu’il a goûté la mort dans la chair et qu’il a été le premier-né d’entre les morts, en tant qu’il est la vie et vivifiant comme Dieu, qu’il soit anathème. » ; DS 432 (Concile de Constantinople II) : « Si quelqu’un ne confesse pas que celui qui a été crucifié dans la chair, notre Seigneur Jésus Christ, est vrai Dieu, Seigneur de la gloire et l’un de la Trinité, qu’un tel homme soit anathème. »

[26] Kénose : nom tiré du verbe qui, chez saint Paul (Ph 2, 7), désigne l’abaissement du Fils dans son Incarnation et sa Passion.

[27] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 300.

[28] Déjà avant Nicée, Hippolyte de Rome, Contre Noët, 15 ; éd. Nautin, p. 258 : « [Ap 19, 11-13] le vêtement teint de sang désignait symboliquement la chair, en laquelle le Verbe impassible de Dieu s’est soumis à la souffrance ».

[29] DS 294 : « Dieu impassible, il n’a pas dédaigné d’être homme passible, immortel, de se soumettre aux lois de la mort » ; cf. DS 358-359.

[30] H.U. von Balthasar, La Dramatique divine, IV, p. 195-201.

[31] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 196.

[32] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 200 : « Partant de l’aptitude de l’homme à être touché par la détresse d’autrui, l’Alexandrin voit le pathos de la compassion comme un attribut du Fils éternel ; s’il ne l’avait pas ressentie de toute éternité à l’égard de notre misère, il ne serait pas devenu homme et ne se serait pas laissé crucifier : “D’abord il a souffert, ensuite il est descendu. En quoi consiste ce pathos qu’il a enduré pour nous ? C’est un pathos de charité”. Et en remontant du Fils au Père, Origène conclut : n’est-il pas lui aussi le longanime, le miséricordieux “et à sa manière quelqu’un qui souffre ? Dans sa providence, il doit souffrir que les hommes souffrent (passionem patitur humanam), de même que le Fils éprouve les passions qui sont les nôtres. Le Père en lui-même n’est pas impassible. Si on le presse, s’il éprouve pitié et compassion, il est touché par un pathos d’amour. Il se met à la place de ceux en qui la grandeur de sa nature l’empêche d’exister et, en notre faveur, il supporte nos humaines passions” [Origène, In Ez hom., 6, 6]. Ces derniers mots démontrent qu’Origène saisit très exactement la dialectique qui se déroule entre l’apatheïa de Dieu en lui-même et les sentiments qu’il éprouve dans l’économie du salut. » Il ne faut toutefois pas oublier qu’Origène affirme par ailleurs l’immutabilité divine ; Origène, Contre Celse, VI, 62 ; SC 147, p. 334 : « Les attributs de Dieu sont supérieurs à tout ce que connaît non seulement la nature de l’homme, mais encore celle des êtres qui la dépassent. Mais si [Celse] avait lu les paroles des prophètes, de David : “mais toi, tu es toujours le même” (Ps 101 [102], 28), et de Malachie, je crois : “je ne change jamais” (Mal 3, 6), il aurait vu qu’aucun d’entre nous ne dit qu’il y a du changement en Dieu, ni en action, ni en pensée. C’est en restant “le même” qu’il gouverne les choses qui changent, selon leur nature, et comme la raison elle-même exige qu’elles soient gouvernées. »

[33] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 202-220.

[34] Cf. J. Maritain, « Approches sans entraves », dans Œuvres complètes, tome XIII, p. 837-857 ; 1093-1096.

[35] J. Maritain, op. cit., p. 838 : « Dolor, notait saint Augustin, vaut mieux que stupor, et met plus près de la condition divine, autrement dit, l’impassibilité telle qu’elle nous apparaît dans les choses d’ici-bas (tel le stupidus, qui amisit sensum doloris, et tel le sage des stoïciens) est aussi éloignée que possible de l’impassibilité propre à Dieu. »

[36] J. Maritain, op. cit., p. 841-842 : « la miséricorde humaine de Jésus n’était-elle pas l’image vivante et pleinement véridique ne nous montrant pas seulement que ce que Jésus fait, le Père le fait aussi, mais que tout ce qui est dans le cœur de Jésus sous mode humain — en particulier sa merveilleuse compassion — est aussi dans le Père sous mode divin ? »

[37] J. Maritain, op. cit., p. 840 ; citant Somme Théologique Ia, q. 21, a. 3.

[38] J. Maritain, op. cit., p. 845 ; renvoyant à Somme Théologique Ia, q. 13, a. 7.

[39] J. Maritain, op. cit., p. 846.

[40] J. Maritain, op. cit., p. 848-849 (citant le Journal de Raïssa, p. 35) : « L’Humanité tout entière du Christ, écrivait Raïssa, est le Mystère de l’amour. Jésus crucifié est l’image du Père offensé par le péché ; couronné d’épines par le mépris de sa volonté… Les pieds percés de Jésus signifient que le Père céleste était empêché de courir à notre aide — Jésus dont le cœur percé signifie que ce que nous avions offensé était l’Amour même. »

[41] J. Maritain, op. cit., p. 1095 ; ces pages de Maritain se retrouvent en arrière-fond du n°39 de la Lettre Encyclique Dominum et Vivificantem de Jean-Paul II.

[42] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 221.

[43] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 223.

[44] Cf. J.-N. Dol, « L’inversion trinitaire chez Hans Urs von Balthasar », dans Revue Thomiste, Avril-Juin 2000, p. 230-237.

[45] Cf. J.M. Garrigues, Dieu sans idée du mal, Desclée, 1990, p. 114-122.

[46] Thomas d’Aquin, Somme Théologique Ia, q. 62, a. 4, sol. : « La béatitude parfaite est naturelle à Dieu seul, car en lui la béatitude et l’existence sont identiques. Pour la créature, la béatitude n’est pas naturelle, mais représente sa fin ultime. Or toute chose parvient à sa fin par le moyen de son opération. Cette opération conduisant au terme est soit productrice de la fin quand celle-ci n’excède pas la puissance de l’agent, comme le remède produit la santé ; soit méritoire à l’égard de la fin, quand la réalisation de celle-ci dépasse le pouvoir de l’agent, qui ne peut alors l’attendre que d’un autre. Nous avons montré que la béatitude ultime dépasse le pouvoir de la nature angélique et humaine. Il appartient donc à l’homme, comme à l’ange, de mériter sa béatitude. » ; cf. Somme I-II, q. 5, a. 7, sol.

[47] H.U. von Balthasar, op. cit., p. 316.

[48] Cf. J.M. Garrigues, op. cit., p. 114-122 ; p. 168-191 (à la suite de J. Maritain) ; cf. J.H. Nicolas, « La volonté divine de salut frustrée par le péché », Revue Thomiste, 1992, p. 195-196.

[49] Cf. chapitre suivant.

Réalisation : spyrit.net