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Que dit l’Eglise en matière de bioéthique ?

Pierre Protot

Que dit l’Église en matière de bioéthique ? Le sujet est immense, et c’est pourquoi il y aura six points à mon propos, pour en marquer l’imperfection.

1) L’Église s’intéresse aux questions bioéthiques aujourd’hui comme hier

Si historiquement la bioéthique commence dans les années soixante-dix, avec l’américain Potter qui a inventé ce néologisme de bioéthique, les questions d’éthique médicale commencent avec la pratique médicale. L’Eglise au cours de son histoire a cherché à suivre l’exemple du Christ : partout où il passait, il faisait le bien, nous disent les Actes des Apôtres ; il guérissait les malades, nous disent les Évangiles, et l’Église, à la suite de son Seigneur, s’est préoccupée d’être présente auprès des malades. Ainsi l’éthique médicale occidentale a-t-elle été imprégnée de christianisme, mais elle a aussi accueilli le principe de bienfaisance énoncé par Hippocrate quatre siècles avant Jésus-Christ. Le christianisme ne s’est pas non plus limité à réserver un bon accueil à l’éthique hippocratique, mais il a introduit de nouvelles valeurs par le biais de son enseignement et de sa praxis de bienfaisance. On retrouve ses contributions avant tout dans le fondement définitif du concept de personne humaine, comme dépassement de la dualité corps et âme : pas seulement l’âme, mais tout l’homme est créature de Dieu. Ses contributions se situent aussi dans la conception théologique et nouvelle de l’aide aux malades, de la profession médicale même. Enfin sa contribution est aussi d’avoir défini de façon juste et définitive, à l’issue de l’affaire Galilée, le rapport entre foi et raison scientifique.

Suite à la parabole du Bon Samaritain, pendant dix-sept siècles, l’Église catholique et la communauté chrétienne vont se charger de la santé publique et la considéreront comme un devoir de fraternité et un moyen de vivre l’authenticité du message évangélique. Et même après la Révolution Française, quand s’imposeront le concept d’hôpital civil et le droit du citoyen à l’assistance, l’Église gardera toujours le droit et le devoir de ne pas abandonner l’aide aux malades, non seulement comme suppléance à la société civile dans les pays en voie de développement, mais surtout comme témoignage de la fraternité voulue par le Christ envers ceux qui souffrent. C’est au nom de la théologie, qui voyait le Christ dans le plus petit, que l’Église a développé une morale proclamant le caractère sacré et l’inviolabilité de la vie de chaque créature humaine, condamnant ainsi l’avortement, l’euthanasie, l’infanticide, les mutilations.

Plus près de nous, le pontificat de Pie XII a été favorable à l’énoncé de la morale médicale dans la sphère catholique, avec une ampleur remarquable, par de nombreux discours et par les influences que cet enseignement a exercées dans le monde médical. Pie XII répondait à l’époque à deux provocations : à la fois la présence des crimes nazis perpétrés dans les camps de concentration par des médecins, et l’avènement d’un progrès technologique qui pointait déjà comme une menace pour l’homme.

Après le concile, c’est bien sûr le document Humanae Vitae de Paul VI, promulgué en 1968, qui a constitué un événement important dans la vie de l’Église : dans ce document de nature morale, qui touche à la théologie morale familiale, l’avis négatif de Paul VI en tant que pape sur la contraception a marqué une rupture entre le magistère romain et une partie des fidèles de l’Église catholique. Dans un premier temps, des conférences épiscopales se sont prononcées dans trois axes différents, ensuite un bon nombre de théologiens, et enfin une fraction non négligeable du peuple de Dieu. Il faut citer aussi, sous le pontificat de Paul VI, les publications de la Congrégation de la doctrine de la foi sur l’avortement en 1974, et sur l’euthanasie en 1980.

Sous le pontificat de Jean-Paul II, les textes sont innombrables, avec deux textes majeurs, j’y reviendrai ; mais il est à noter aussi dans l’Église de France un certain nombre de publications, notamment dans les années 2000-2001, au cours desquelles sont parus sept textes de la conférence des évêques de France, signés soit collectivement, soit par le cardinal Billé. Ces textes, pour la plupart remarquables, étaient très souvent liés à l’actualité et répondaient à des décisions gouvernementales, des promulgations de lois, ou des publications du Comité Consultatif National d’Éthique de France. L’Église parle non seulement aux catholiques, mais elle parle aussi dans les instances internationales, comme les grandes conférences de l’ONU. On pourrait donner en exemple une information parue récemment dans les médias catholiques. On pouvait lire en effet, sur le numéro de Zenit de la fin septembre 2002, que le Saint-Siège a rappelé à la tribune des Nations-Unies par l’intermédiaire de Monseigneur Martino, observateur permanent du Vatican aux Nations-Unies, qu’il soutient et réclame l’interdiction absolue mondiale du clonage des embryons humains à des fins reproductives ou scientifiques. S’appuyant sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, il rappelle le caractère sacré de toute vie humaine et souligne qu’il est illicite de tuer un innocent, y compris lorsqu’il s’agit d’en tirer un bienfait pour la société. Le Saint-Siège dénonce enfin la tentation d’eugénisme, qui conduirait à l’élaboration d’une soi-disant « race supérieure ». Pour conclure, il rappelle son soutien aux recherches sur les cellules souches adultes.

Cet exemple manifeste bien que l’actualité en termes de bioéthique, y compris dans la vie de l’Église, est sans cesse renouvelée. Pour se tenir au courant, il faut toujours être vigilant. Autre exemple : les changements intervenus dans la composition du Conseil Supérieur pour l’Information Sexuelle, le CSIS, dont les nouveaux membres ont été nommés par un arrêté du 29 juillet dernier. La CADAC, Coordination Nationale des Associations pour le Droit à l’Avortement et à la Contraception, n’apparaît plus en tant que telle dans la nouvelle liste : elle est remplacée par la Fédération Nationale Familles de France ; et puis une autre association de parents et futurs parents gays et lesbiens n’apparaît plus non plus, mais est remplacée par les Associations Familiales Catholiques. Libération apporte des précisions dans son édition du 14 septembre 2002 : un membre influent du CSIS explique qu’ils ont cédé aux pressions de plusieurs parlementaires, la voix des personnalités n’étant que consultative, Familles de France et les AFC avaient été écartées par le gouvernement précédent. Il faut comprendre que les deux responsables de la CADAC et de cette association des parents et futurs parents gays et lesbiens ont été placés parmi les personnalités qualifiées, pour que tout le monde soit content, mais en même temps, ils n’ont plus que voix consultative. Donc, vous voyez qu’il y a des équilibres qui bougent : ce sont les Associations Familiales Catholiques qui représentent ici l’Église, car les laïcs, c’est aussi l’Église, il n’y a pas que le magistère. On peut prendre ces deux exemples pour montrer le fourmillement d’initiatives, de changements, et le monde bioéthique est en pleine évolution. Cela pour illustrer le fait que l’Église s’intéresse aux questions bioéthiques, aujourd’hui comme hier.

2) Pourquoi l’Eglise se prononce-t-elle sur des sujets qui ne touchent pas directement la foi ?

L’Église, a dit Paul VI, est experte en humanité, et pour dire les choses très simplement, c’est à cause du Christ, qui a été homme, qui sait ce qu’il y a dans l’homme, et qui révèle l’homme à lui-même, selon l’expression du concile de Vatican II. Quand Jésus a envoyé ses disciples enseigner ses commandements à toutes les nations, nous dit Paul VI dans Humanae Vitae, il les a constitués gardiens et interprètes authentiques de toute la loi morale, non seulement de la loi évangélique, mais encore de la loi naturelle, expression elle aussi de la volonté de Dieu, et dont l’observation fidèle est également nécessaire au salut.

Jean-Paul II reprendra l’expression de Pie XII dans sa Lettre apostolique Familiaris Consortio (§33) : l’Église est Mater et Magistra, elle est mère et elle enseigne sur ces questions-là aussi. Et Jean-Paul II, dans tout son ministère, à travers ses catéchèses sur l’homme et la femme, et à l’issue du Synode sur la famille, reconstitue les fondements anthropologiques et bibliques qui permettent de rendre raison de ce que Paul VI, dans son intuition profonde et sa prière, avait discerné au sujet de la contraception. Jean-Paul II va prolonger cela à travers deux ouvrages majeurs : La splendeur de la vérité, première encyclique dédiée uniquement à la morale (1993), et puis ce qu’il considère, d’après son entourage, comme un des ouvrages majeurs de son pontificat, son autre encyclique L’Évangile de la vie (1995). Le pape publie ces documents face à un certain nombre de théologies qui, dans le milieu catholique, ne sont plus catholiques, et vis-à-vis desquels il faut redonner un enseignement qui fasse autorité. Dans les paragraphes 106 à 108 de Veritatis Splendor, il est intéressant de noter que l’évangélisation — et donc la nouvelle évangélisation, nous dit Jean Paul II — comporte également l’annonce et la proposition de la morale. Donc la morale fait partie de l’évangélisation et même de la nouvelle évangélisation. Car de fait, il y a une crise des valeurs morales à l’intérieur de l’Église et en dehors de l’Église. Par une pente naturelle, avec la perte du sens de Dieu, il y a une éclipse du sens de l’homme et de la vie, et il y a aussi ces dérives de la démocratie qui menacent l’homme, en particulier aux deux extrémités de sa vie.

3) Quels sont la méthode et le point de vue éthique général de l’Eglise ?

La méthode d’analyse de l’Église est bien sûr théologique, c’est-à-dire qu’elle est guidée par la Révélation, et donc l’enseignement qu’elle nous propose se fonde toujours sur l’Écriture Sainte, comme âme de la théologie, sur la tradition de l’Église et sur l’autorité du magistère. Celui-ci se prononce de façon solennelle comme magistère de l’Église, ou comme magistère ordinaire, par exemple à travers des définitions quasi-dogmatiques, ainsi dans Evangelium Vitae, comme on va le voir tout à l’heure. Certains théologiens ne seraient pas d’accord avec ce que je viens de dire.

Alors cet enseignement a un caractère certain, car il est lié à la connaissance de la foi. Il y a une connaissance de la foi, qui est certaine. Pourquoi ? En raison du caractère absolument véridique de Celui qui révèle et se révèle ; mais la foi n’est bien sûr pas une démarche qui nie la raison, au contraire, elle demande que son objet soit compris avec l’aide de la raison humaine puisqu’elle est une démarche de la fides quaerens intellectum : la foi qui cherche l’intelligence et l’intelligence qui cherche la foi, ainsi foi et raison sont les deux ailes qui permettent à l’esprit humain, y compris dans l’Eglise, de s’élever vers la contemplation de la vérité : c’est ce que l’on trouve dans l’introduction à l’encyclique du pape sur la question philosophique.

Ainsi le document de référence pour l’éthique générale, c’est Veritatis Splendor, et pour la bioéthique, c’est Evangelium Vitae.

Quelques éléments nécessaires à l’analyse du positionnement de l’Église, qui, comme je l’ai dit à travers ce qui s’est passé autour d’Humanae Vitae, semble en décalage, rétrograde, je dirais inadapté, y compris dans le langage : défendre la nature, la loi naturelle, est-ce encore quelque chose d’acceptable, s’appuyer sur saint Thomas d’Aquin, est-ce encore un langage que l’on peut écouter aujourd’hui dans le débat contemporain ?

Premier point fondamental. Quand on lit par exemple quelque chose comme Donum Vitae, Le don de la vie, document de 1987 donnant l’avis du magistère, par la Congrégation de la doctrine de la foi, sur les procréations médicalement assistées, même des catholiques qui aiment l’Église et qui étaient concernés par ce type de message ont été refroidis à la lecture de ce texte, parce que quand on souffre, on s’attend à un langage de compréhension, de compassion, à quelque chose qui parle au cœur. Or, un langage comme celui de Donum Vitae est un langage éthique et donc technique. Voilà déjà une grille de lecture importante pour ne pas être déçu au-delà de ce qui est juste.

Il est vrai que l’Église exprime souvent son amour des personnes à travers le langage pastoral ; on sait bien que beaucoup d’évêques et beaucoup de prêtres sont sensibles, ainsi que beaucoup de laïcs engagés dans la pastorale familiale, à la souffrance des personnes qu’elles croisent, et c’est évident que le Seigneur nous attend là. Mais en même temps, quand il s’agit de raisonner sur des questions qui relèvent de la raison, de l’intelligence, on ne peut pas sans cesse passer d’un niveau affectif ou pastoral à la question rationnelle.

Deuxième point fondamental. L’Église porte des jugements ; mais, comment se permet-elle de juger, l’Église, quand il y a la pédophilie dans son sein, quand il y a eu l’Inquisition — bref, tous les procès que l’on peut nous faire et pour lequel le pape, vous le savez, a fait repentance sur un certain nombre de points. Alors l’argument très important, qui peut aussi permettre dans les discussions de gagner une certaine liberté d’écoute et une certaine qualité d’écoute, c’est que le jugement des personnes n’appartient qu’à Dieu, tandis que le jugement des actes appartient à tout homme. On ne peut pas ne pas juger les actes. Notre conscience, voilà une définition de la conscience, procède par des actes de jugement de la raison pratique. Autrement dit, la raison essaie de comprendre si c’est bien ou si c’est mal. Donc juger fait partie de notre nature la plus profonde, de notre dignité humaine, et pour vivre de façon humaine, nous sommes obligés de juger — mais seulement les actes et non pas les personnes. Quand l’Église par exemple « condamne » les pratiques homosexuelles, elle ne condamne pas les homosexuels : si vous lisez les paragraphes du Catéchisme de l’Église Catholique sur l’homosexualité, c’est d’une infinie douceur et d’une infinie compréhension. Allez-y ! Lisez le paragraphe 99 de Evangelium Vitae où le pape s’adresse à des femmes qui ont subi l’avortement, — moi je le fais lire à chacune des femmes qui sont venues jusqu’à moi, et aucune ne m’a jamais dit : « le pape est un salaud ». Au contraire, c’est plutôt un silence reconnaissant qui accueille les paroles du pape.

Troisième point, celui de la cohérence de l’enseignement de l’Église. La cohérence de l’enseignement de l’Église est une de ses grandes forces. Cette cohérence réside d’abord dans toute la tradition séculaire sur le respect de la vie naissante et au respect de la fin de vie : il y a là une constante de l’enseignement de l’Église, que le pape reprend d’ailleurs dans Evangelium Vitae, pour appuyer justement ces paroles très fortes qu’il prononce concernant l’avortement et l’euthanasie que je vous lirai tout à l’heure. Quelqu’un comme Jean-Claude Guillebaud [1], qui ne s’affirme pas comme chrétien, reconnaît lui aussi, même s’il n’y adhère pas, la cohérence de l’Église sur ces questions bioéthiques. Cette cohérence réside aussi dans l’ensemble de la doctrine morale : entre les domaines sexuel, familial, mais aussi social, politique, il y a une cohérence à respecter la promotion de la justice et de la paix ; il y a une cohérence dans l’éthique du travail, dans l’éthique des problèmes internationaux, car pour l’Église, c’est toujours la personne qui est au centre. Et puis la défense des plus petits : c’est ce que le cardinal Bernardin appelait la tunique sans couture de l’enseignement de l’Église.

Cela nous conduit, puisque j’ai parlé du primat de la personne, à un quatrième point dans ce qui permet d’analyser la position éthique générale de l’Église : pour l’Église, il y a une hiérarchie des valeurs. Je m’explique : l’Église, dans son approche, qui est rationnelle, a une philosophie, une anthropologie, qui est le modèle personnaliste. Elle n’est pas seule d’ailleurs à avoir ce modèle personnaliste comme référence, il y a en particulier les partisans d’une méta-éthique, celle des droits de l’homme, qui ont une portée universelle. Et donc ce modèle est fondé sur les valeurs attachées à la personne comprise, soit de façon métaphysique, ontologique, la personne dans son unité corps et esprit, soit simplement comme être humain porteur par son existence de droits liés à sa dignité de personne humaine, sans nécessairement de référence à une métaphysique. Alors si on reprend les grands points de vue philosophiques en présence dans le débat bioéthique, et ce serait utile de les approfondir, il y a en gros cinq approches — c’est un peu arbitraire, mais on peut présenter les choses comme cela — : l’approche scientiste, avec tout l’évolutionnisme biologique et le « socio-biologisme » ; les approches de l’autonomie, qu’elles soient d’inspiration kantienne ou relativiste, avec le subjectivisme, le primat de l’individu ; les philosophies pragmatico-utilitaristes : qu’est-ce qui est utile, le meilleur bénéfice, le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes ? puis les éthiques plus procédurales, contractuelles, et enfin, cinquième point de vue, les éthiques personnalistes.

Chacune de ces approches met en valeur un certain domaine, soit la science, soit l’individu, soit l’utilité pour la société, soit le point de vue communautaire, soit le point de vue de la personne. Et les cinq points de vue ont une valeur en soi, principe que nous enseignaient nos bons pères jésuites : toute erreur séduit par la part de vérité qu’elle contient. Si nous ne sommes pas insensibles à certaines philosophies qui traînent, c’est précisément à cause de cela. Donc pour l’Église, il y a une hiérarchie des valeurs, il y a un principe premier qui est le respect de la vie physique de l’individu : la vie physique est le fondement de l’existence de la personne humaine. On pourrait dire aussi que le premier droit de l’homme est le droit à la vie, avant le droit à la liberté ; d’ailleurs dans l’ordre de la Déclaration des droits de l’homme, il en est ainsi. Le droit à la vie précède le droit à la liberté, puisque la liberté suppose la vie. Et cette liberté signifie pour l’homme responsabilité : c’est pour nous le second principe — lié à l’autonomie de l’individu —, celui qui est mis en avant aujourd’hui dans les grands débats. Quand vous avez, comme dit le philosophe chrétien Henri Hude, le joker de la liberté dans le débat sur la bioéthique, vous avez gagné. La société bien sûr doit se concerter, il y a l’idée de contrat, mais sans nuire à la personne dans son bien véritable : c’est le rapport entre bien commun et bien des personnes, c’est aussi le principe de socialité-subsidiarité. Le principe de socialité engage chaque personne à se réaliser elle-même, mais en pensant également au bien commun. Le principe de subsidiarité, c’est que la communauté doit assister et garantir l’existence de structures de santé, sans se substituer aux initiatives privées. Donc hiérarchie des valeurs, avec le primat de la personne et d’abord de son existence physique, même si la vie physique n’est pas la valeur ultime de l’homme puisque, dans une perspective chrétienne, le martyre est signe de la prééminence de la fidélité à Dieu, quitte à en perdre la vie.

4) Les positions de l’Église sur des questions bioéthiques particulières (le début et la fin de la vie humaine)

Le débat concernant le début de la vie recouvre de nombreux problèmes éthiques : brevetabilité du génome, diagnostic préimplantatoire, diagnostic prénatal, assistance médicale à la procréation, recherche sur l’embryon, clonage reproductif ou thérapeutique, préjudice d’être né handicapé, sans oublier l’avortement. Certes, chaque question est spécifique, avec des problèmes spécifiques, mais si on considère l’embryon comme une personne, et qu’on le respecte comme une personne, la plupart des questions sont résolues, sauf celle de la brevetabilité du génome. En effet, le diagnostic prénatal aura alors simplement pour but d’informer les parents sur la santé de leur enfant, ou de pouvoir le traiter s’il est atteint d’une maladie curable : plus d’interruption dite thérapeutique de grossesse pour supprimer un enfant handicapé. Le diagnostic préimplantatoire, qui est un tri d’embryons — c’est vrai que le téléthon nous présente cela comme une victoire alors que c’est une défaite —, ce diagnostic devient alors inacceptable puisqu’il constitue une discrimination entre les embryons, dont on élimine certains. L’AMP, l’assistance médicale à la procréation, chaque fois qu’elle utilise la réduction embryonnaire et la congélation d’embryons qui ne seront plus implantés, est inacceptable : la recherche sur l’embryon sera autorisée si elle ne nuit pas à l’embryon, considéré comme tout autre malade. Le clonage thérapeutique, qui par définition détruit des embryons en supprimant des cellules souches embryonnaires, est inacceptable. Quant au clonage reproductif, il est condamné unanimement, en dehors de la résolution du statut de l’embryon. Et l’avortement retrouverait bien sûr son caractère éthiquement inacceptable, quelles que soient les circonstances des détresses, la mort délibérée d’un innocent ne pouvant pas être l’objet d’un droit ou d’une liberté.

Si on comprend bien que l’embryon doit être considéré comme une personne, ainsi que le dit Donum Vitae, un certain nombre de questions sont résolues sans même que soit prononcé le nom de Dieu. Ce n’est pas d’abord une question de foi, c’est une question de raison, de respect de l’homme dans son commencement. C’est fondamental : n’argumentez pas en disant que la vie de Dieu, la vie que Dieu nous a donnée, est sacrée. Non, ce n’est pas cela l’argument. L’embryon, pour toutes les raisons que vous avez entendues, doit être considéré comme une personne et être respecté comme toute personne, même si elle est potentielle, c’est-à-dire en puissance de se développer totalement.

Je voudrais maintenant approfondir la question des problèmes éthiques soulevés par les procréations médicales assistées. Les problèmes éthiques sont d’abord ceux qui relèvent des risques médicaux et psychologiques liés à ces techniques, risques dont un certains nombre de médecins et psychologues sont conscients, et même des hommes politiques : par exemple Yvette Roudy, qui n’est pas du côté du pape, député socialiste tout à fait pro-avortement, a mis en garde contre l’instrumentalisation des femmes dans les procréations médicales assistées. On aurait pu signer ses paroles Jean-Paul II. C’est intéressant de voir que par la raison, on peut arriver à des conclusions semblables à celles de la foi. Donc, les équipes médicales essaient en principe de réduire tous ces risques, qui ont un aspect éthique, et de les présenter aux couples, dans la perspective indispensable de favoriser leur consentement éclairé. Or, que sont-ils, ces risques ? Essentiellement ceux des grossesses multiples, des grandes prématurités, avec souvent des séquelles neurologiques graves chez ces enfants issus de PMA. Il y a aussi les risques, propres à la femme, d’une maladie ovarienne causée par l’hyperstimulation souvent nécessaire pour mettre en route une ovulation satisfaisante.

Mais il y a d’autres aspects éthiques mis entre parenthèses ou carrément niés par les médecins, par les chercheurs et aussi parfois par les couples, dont le désir d’enfant est si légitime qu’il obscurcit certains paramètres humains et éthiques. Commençons par l’insémination artificielle. Telle qu’elle est pratiquée en France, elle nécessite, vous le savez, pour l’étude du sperme, la masturbation du mari, et cela est souvent psychologiquement mal vécu par le mari, d’autant qu’on propose habituellement de l’aider en mettant dans la salle de prélèvement des revues à caractère pornographique. Ainsi, la situation est loin de ressembler à une étreinte amoureuse avec son épouse. Cela peut encore être plus mal vécu quand on considère à juste titre que dans cette technique, il n’y a pas d’union qui aboutisse à la venue de cet enfant pourtant tant désiré. L’enfant va être conçu, qu’on le veuille ou non, d’un acte de masturbation et d’un acte médical, et pas d’une union des époux. Même si l’intention générale est bien un acte d’amour des époux, même si tout le protocole médical correspond à cette volonté de donner la vie, l’acte en lui-même à l’origine de la fécondation n’est pas l’union conjugale, et le jugement de l’Église sur cet acte n’est pas bon en tant que tel, on verra pourquoi.

Est-ce que l’on peut faire autrement ? Voilà la réaction qui nous vient à l’esprit : « On est bien obligé de passer par là, mon père, c’est vrai ce que vous dites, ça a été très pénible pour nous ». Eh bien en France oui, mais pas dans tous les pays. Aux États-Unis, en Italie, en Australie par exemple, on utilise une technique simple, et Monseigneur Screccia indique, dans son livre qui n’existe pas en France en dehors de la Communauté de l’Emmanuel et d’une association pro-vie [2], qu’il y a plusieurs techniques, dont une qui permet de respecter l’union conjugale, par l’utilisation d’un préservatif perforé pendant l’union. Cela permet à la fois l’union et aussi la récolte du sperme, pour ensuite le préparer et l’inséminer. Dans ces conditions, l’insémination artificielle après union conjugale est licite aux yeux de l’Église — il faut relire là Donum Vitae (Partie II, paragraphe 6) —, puisque l’acte conjugal, selon la formule de Pie XII, est ainsi facilité et non substitué. Ce paragraphe de Donum Vitae, avant de l’avoir lu moi-même et de m’être posé la question, je n’avais entendu aucun théologien français en parler. Donc cela veut dire aussi que l’on ne sait pas toujours lire les documents pontificaux, et que pour une fois qu’il y avait quelque chose qui pouvait être licite, on n’a pas réussi à le mettre en pratique : aujourd’hui, aucun laboratoire français n’est, à ma connaissance, capable de proposer ce genre de technique, simplement parce que l’on ignore que l’on peut faire autrement, et que l’on ne cherche pas autre chose qu’une solution de facilité.

La FIV (Fécondation In Vitro) et l’ICSI (Intra-Cytoplasmic Sperm Injection) sont les deux techniques aujourd’hui principalement utilisées : il y a eu, comme disait Testart, un capharnaüm de techniques, mais aujourd’hui on s’est réduit à deux ou trois techniques, l’insémination, la FIV et l’ICSI. Bien sûr, la difficulté éthique, nous l’avons vu, est celle des avortements précoces, la réduction embryonnaire, mais c’est aussi la congélation des embryons dont le regretté professeur Lejeune aimait à dire le nom qu’ils portent en anglais : concentration can. C’est comme cela que cela s’appelle : phonétiquement, camp de concentration. Alors, un principe éthique simple, de bon sens, nous dit que la fin ne justifie pas les moyens, c’est-à-dire que pour arriver à ce que l’on veut, on ne peut pas prendre des moyens qui ne sont pas bons : là le moyen pour donner la vie, c’est de supprimer ou de congeler d’autres vies potentielles, d’autres personnes humaines potentielles, selon cette formule ambivalente, mais tout de même suggestive du Comité national d’éthique.

Cependant, il subsiste un autre problème, même si ces FIV, comme en Allemagne, ont été purifiées. Le problème qui demeure, c’est que ce sont des procréations médicalement substituées et non pas assistées, car le couple fournit des gamètes comme des matériaux, en dehors de l’acte naturel, et c’est donc l’équipe médicale, et non pas les époux, qui va concevoir l’enfant ou les enfants dans une éprouvette. Donc c’est le lien entre union et procréation, le lien entre l’amour et la vie, qui est brisé, et cela constitue une faille anthropologique qui porte atteinte à la nature de la personne humaine, tant celle des époux que celle de l’enfant à naître. La procréation humaine doit être le fruit et le terme d’un acte d’amour des époux, et l’enfant a le droit d’être conçu d’un acte d’amour de ses parents, répète Donum Vitae.

Il faut faire là une longue parenthèse sur ce qu’est cette nature : il ne s’agit pas de la nature biologique, mais bien de la nature de la personne humaine. Il ne s’agit pas non plus d’opposer nature et culture, parce que la culture, c’est aussi la nature humaine qui s’exerce à travers la raison qui se déploie. Par exemple, me faire un piercing ou un tatouage, c’est ajouter à la nature de mon corps un élément culturel qui prend un sens pour moi, mais qui ne modifie pas de manière structurelle mon corps et ma nature de personne humaine. Il modifie seulement l’apparence, et signifie la personnalité que je veux me donner. Donc il y a ici une modification extérieure du corps, qui est d’origine culturelle, sans que ma nature humaine soit changée. Prenons un autre exemple : mettre une prothèse en remplacement d’un col du fémur fracturé, ou faire une greffe d’organe, sont des gestes médicaux qui cherchent à conserver la fonction vitale de l’organe. Le corps est ainsi modifié par la culture médicale sans que la personne en soit atteinte dans sa nature humaine, même si au plan biologique elle va être différente. Donc, là il y a une modification interne du corps, une modification biologique, sans qu’il y ait modification de la nature humaine.

Dans le cas de la plupart des PMA au contraire, le langage du corps, comme dit Jean-Paul II, comme signe de la nature humaine, est profondément altéré. Il y a une manipulation qui transforme la signification profonde de la procréation, coupée de son enracinement naturel dans l’acte sexuel. Ici, enracinement naturel renvoie à la loi naturelle, c’est-à-dire au fait que la raison découvre — la loi naturelle, c’est une loi de la raison — que la nature humaine s’exprime à travers ce lien entre union et procréation, et que l’homme ne peut transgresser cette loi de sa nature sans perdre quelque chose de capital pour son identité et sans aller contre l’intention du Créateur. Il y a donc deux aspects : atteinte à l’identité de la personne et révolte contre l’intention du créateur.

Pour toutes ces raisons l’Église, qui est favorable à la recherche et au progrès médical, n’a pas pu donner un avis positif à ces techniques de procréation médicale assistée. Mais l’Église n’est pas opposée à ce qui est artificiel quand ce qui est artificiel, comme je viens de le dire, est l’œuvre de l’homme et donc conforme à sa nature, et elle comprend infiniment la détresse de ces couples désirant accomplir leur mission d’accueillir la vie. Ainsi, pour la technique qu’on appelle le GIFT (Gamet Intra-Fallopian Transfer), qui semble contourner cette difficulté éthique, au dire de Monseigneur Screccia, le magistère de l’Église ne s’est pas encore prononcé. Or cette technique est prometteuse, car elle contourne ces deux obstacles : il y a d’une part union conjugale, et d’autre part fécondation in vivo et non pas in vitro.

J’ai évoqué, à travers l’exemple des PMA que j’ai approfondi, un autre principe éthique fondamental, que j’avais laissé de côté, et qui est l’analyse de l’acte moral. L’analyse de l’acte moral est donc développée dans la seconde partie de Veritatis Splendor, où Jean-Paul II reprend pour l’essentiel la doctrine de saint Thomas d’Aquin, de la Somme Théologique sur les actes humains, dans la Prima Secundae. Pour qu’un acte soit bon sur le plan éthique, d’après saint Thomas et donc Jean-Paul II qui confirme cet enseignement, il faut considérer trois choses, car il y a trois sources à l’acte moral : l’intention, les circonstances, et ce que l’on appelle l’objet moral. Pour qu’un acte soit bon, il faut que les trois sources soient bonnes. Autrement dit, pour qu’un acte soit mauvais, il suffit qu’une des conditions manquent. Par exemple, je peux donner deux euros à un clochard, en soi, ce n’est pas mauvais, mais si je fais cela pour me débarrasser de lui, vous comprenez que c’est un acte qui n’est pas moralement bon car mon intention n’est pas bonne. Dans notre cas précis, celui de ces couples qui veulent donner la vie, l’intention est bonne, car c’est leur mission naturelle et surnaturelle. Les circonstances, quelles sont-elles ? C’est une grande détresse, faute de pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes à cet enfant que nous désirons de toutes nos fibres et de toute notre âme. Et souvent, dans tous les débats éthiques, nous nous laissons atteindre, parce que précisément on nous présente toujours soit les circonstances dramatiques, soit l’intention générale, comme le disait la maman d’Amandine à l’occasion du vingtième anniversaire de sa fille : « Si vous croyez que ce n’est pas de l’amour tout ce que l’on a dû subir ! ».

C’est vrai, au niveau de l’intention, c’est totalement vrai. Mais Veritatis Splendor a été écrit précisément pour que l’on comprenne qu’il y a des actes qu’aucune intention ni aucune circonstance ne peuvent rendre bons, et qu’il n’est donc jamais permis de faire, ce que l’on appelle les actes intrinsèquement illicites. Il a fallu du courage à Paul VI pour pouvoir dire que la contraception, c’est séparer, par l’initiative de l’homme, le lien entre l’amour et la vie, et il a fallu du courage à Jean-Paul II pour signer ce que Donum Vitae énonce : rompre le lien entre époux par une vie coupée de l’enracinement dans l’union, nous pensons que cet acte-là en soi n’est pas bon. Cela a dû être terrible, Paul VI en tout cas l’a exprimé d’une façon très touchante quand il a expliqué sa démarche. Il a dit que cela a été pour lui la chose la plus difficile de son pontificat que de publier Humanae Vitae, parce qu’il avait bien conscience de la difficulté du message.

A propos du GIFT, — j’aurais pu évoquer aussi la question du préservatif —, il y a des zones qui, du point de vue du magistère, ne sont pas encore définies éthiquement, des zones grises, des zones indéfinies, où les théologiens moralistes, y compris les plus proches du pape, ne sont pas d’accord entre eux. Il faut le savoir, pour que nous ne prononcions pas des anathèmes les uns contre les autres, tout en essayant d’ajuster notre pensée et d’adhérer à l’enseignement ferme du magistère, surtout quand il y a un jugement sûr, et c’est le cas sur l’avortement et sur l’euthanasie. Dans Evangelium Vitae, au paragraphe 62, voilà ce que dit le pape Jean-Paul II, après avoir décrit toute la démarche de la tradition :

Devant une pareille unanimité de la tradition doctrinale et disciplinaire de l’Église, Paul VI a pu déclarer que cet enseignement n’a jamais changé et est immuable. C’est pourquoi, avec l’autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses successeurs, en communion avec les évêques qui ont condamné l’avortement à différentes reprises et qui en réponse à la consultation mentionnée, même dispersés dans le monde, ont exprimé unanimement leur accord avec cette doctrine, je déclare que l’avortement direct – c’est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen – constitue toujours un désordre moral grave en tant que meurtre délibéré d’un innocent. Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la parole de Dieu écrite, elle est transmise par la Tradition de l’Église, et enseignée par le magistère ordinaire et universel.

C’est le poids d’une définition forte sur cette question, qui ne changera pas. Donc il n’y a pas d’exception concernant l’avortement, il n’y a pas d’exception concernant l’euthanasie.

Sur les questions de fin de vie, voilà la définition de Jean-Paul II dans Evangelium Vitae, au paragraphe 65 : « Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. » Vous voyez aussi que l’intention est bonne : supprimer toute douleur, mais que le moyen, c’est de donner la mort. Donc l’euthanasie se situe au niveau d’une intention et des procédés employés. Le père Verspieren a donné une autre définition, qui est plutôt retenue par les juristes : « L’euthanasie consiste dans le fait de donner sciemment et volontairement la mort. Est euthanasique le geste ou l’omission qui provoque délibérément la mort du patient, dans le but de mettre fin à ses souffrances. » Le pape emploie pour l’euthanasie une formule semblable à celle de l’avortement, mais qui est moins forte : « En conformité avec le magistère de mes prédécesseurs et en communion avec les évêques de l’Église catholique, je confirme que l’euthanasie est une grave violation de la loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d’une personne humaine. »

Cela dit, il me paraît nécessaire de ne pas en rester simplement à une définition froide. Comme je le disais tout à l’heure, le pape nuance quant à la responsabilité de celui qui pourrait poser un geste, que ce soit celui de l’avortement, ou celui de l’euthanasie, et donc il y a toujours la miséricorde de l’Église pour les personnes, comme je l’ai dit. Voilà ce qui est énoncé au § 18 :

Les choix contre la vie sont parfois suggérés par des situations difficiles ou même dramatiques de souffrance profonde, de solitude, d’impossibilité d’espérer une amélioration économique, de dépression et d’angoisse pour l’avenir. De telles circonstances peuvent atténuer, même considérablement, la responsabilité personnelle et la culpabilité qui en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix, eux-mêmes criminels.

Donc, le comportement concret choisi est un crime, mais la personne n’est pas une criminelle, la personne est quelqu’un qui a soit une conscience affaiblie, soit une liberté diminuée. A ce propos — c’est encore un élément d’analyse que je n’avais pas donné —, pour nous, catholiques, quand nous parlons de péché mortel, il y a trois critères : la matière grave de l’acte, et dans ces questions c’est toujours grave ; la pleine conscience et la pleine liberté. Vous voyez bien que dans la plupart de ces situations, il n’y a pas pleine conscience, par exemple pour les couples qui utilisent les PMA. Et pour les questions de l’avortement, il y a rarement pleine liberté, la femme le fait souvent sous la pression : pression de l’homme, pression économique, pression de la famille, et donc elle n’est pas libre. Bien sûr, ce qui est dramatique, c’est la mort d’un homme, c’est la mort d’un futur homme, mais en même temps, « telle circonstance peut atténuer, même considérablement, la responsabilité personnelle et la culpabilité qui en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix, en eux-mêmes criminels. »

La réponse à l’euthanasie, ce sont les soins palliatifs, vous le savez, y compris pour l’Église. C’est ce qu’énonce le paragraphe 2279 du Catéchisme de l’Église Catholique : « Les soins palliatifs constituent une forme privilégiée de la charité désintéressée. A ce titre, ils doivent être encouragés. » Alors il y a bien sûr refus de l’acharnement thérapeutique, avec parfois, entre l’abstention thérapeutique et l’euthanasie passive, des limites qui ne sont pas si faciles à définir. En tout cas, sur l’acharnement thérapeutique, la déclaration sur l’euthanasie de 1980 donne quatre critères, qui sont intéressants, si on veut réfléchir sur ces questions.

5) La parole de l’Église est-elle influente ?

En reprenant les dires du nouvel archevêque de Lyon, Monseigneur Barbarin, qui est responsable, pour un second mandat, de la Commission des évêques de France pour la santé, une position comme celle du cardinal Billé à propos de la stérilisation des personnes handicapées, qui est passée dans la loi sans que personne ne bronche, a pourtant fait du bruit. En effet, l’Église de France, par la plume du cardinal Billé, a sorti un petit communiqué qui s’intitule « Va-t-on avoir le droit de mutiler ? ». Il paraît que ça a beaucoup remué le gouvernement. Donc il y a une influence, c’est certain, mais elle n’est pas suffisante, puisque les législations vont sans cesse dans le sens d’une aggravation, même si aujourd’hui au niveau européen tout est encore à discuter et qu’on est en plein débat, même si le recul qui a suivi l’arrêt Perruche est une formidable espérance que la lutte pour la vie va gagner face à cette culture de mort. La parole de l’Église est comme cette graine semée par un semeur, comme dit l’Évangile, et parfois le semeur est bien maladroit, comme moi, soit pour dire la parole de l’Église telle qu’elle est, soit pour la donner dans un langage approprié, soit parce que nous ne sommes pas assez formés les uns et les autres pour transmettre cette graine, cette parole, soit parce que la terre qui la reçoit est sèche, soit enfin parce que cette terre est atteinte par la séduction des richesses, l’esprit du monde, les soucis, la détresse, toutes ces circonstances qui font que nous ne pouvons pas recevoir cette parole avec toute sa perspective de fruits de vie et de bonheur pour l’homme. Je ne développe pas davantage.

6) « Pour une nouvelle culture de la vie humaine » (Evangelium Vitae, chapitre IV)

Ce que nous propose le pape dans cette encyclique, c’est un tournant culturel. Autrement dit, il n’est pas défaitiste. Le tournant culturel ? : vivre en enfants de lumière. Pas seulement un changement des conceptions, mais vivre. Que les chrétiens, comme ils l’ont été tout au long de l’histoire, soient les témoins de cette bonne nouvelle qui est la vie, de cette bonne nouvelle qu’est toute vie humaine. Et tous nous sommes invités à nous y engager. Pourquoi ? c’est simple : parce que le Christ lui-même et l’Église, qui tient son autorité uniquement du Christ et de l’Esprit qui l’habitent, nous y invitent, parce qu’il n’y a pas de neutralité possible en la matière, parce que le monde en a besoin, parce que les plus petits n’ont d’autre voix que celle que nous leur prêterons. J’ajouterai : parce que c’est possible, parce qu’il est possible d’entrer dans cette démarche, en sachant que nous avons des frères et des sœurs qui nous ont précédés et qui se sont battus dans le combat pour la vie, le combat de la charité tout simplement. Dans l’Épître à Diognète, on nous rappelle qu’on a commencé par recueillir les enfants au lieu de les abandonner, par les élever au lieu de les avorter, par garder et honorer les vieillards au lieu de les mettre à mort. Et ce qui a fait la différence, ce sont des saint Vincent de Paul, ce sont des Mère François-Xavier Cabrini aux États-Unis, ce sont des Mère Térésa, qui sera vraisemblablement l’apôtre de la véritable compassion par rapport aux personnes en fin de vie, dans des conditions où l’analgésie n’est pas présente, mais où l’amour est là. Eh bien, ce sont tous ceux-là qui, dans cette longue cohorte de témoins de la charité, nous disent : oui, c’est possible, Seigneur, tu nous le demandes, et nous savons que tu nous donnes ta grâce, pour que nous puissions réaliser à notre époque notre propre mission. On voit bien qu’aux États-Unis, où le mouvement pro-life est beaucoup plus fort et beaucoup plus puissant qu’en Europe, les historiens constatent des changements en termes législatifs, en termes pratiques aussi. « L’Église, dit le pape, est le peuple de la vie et pour la vie », et chaque chrétien a reçu le jour de son baptême la mission d’être prêtre, prophète et roi. Prophète, pour annoncer l’évangile de la vie, prêtre pour célébrer l’évangile de la vie, roi pour servir l’évangile de la vie. Annoncer, célébrer, servir l’évangile de la vie, voilà le programme.

La question qui pourra se poser à nous, personnellement ou en communauté, c’est : comment garder l’équilibre entre ces trois tâches, ces trois directions, pour instaurer une nouvelle culture de la vie humaine ? Dans l’aspect prophétique, qui est plutôt de l’ordre du message, et conceptuel, il y a une formation et une information, et même une proposition à faire passer. D’un autre côté, dans l’ordre de la célébration, on est dans l’ordre du symbolique, de ce qui est vécu en communauté et en espérance, célébration de ce que Dieu fait déjà au milieu de nous, lui qui est le Dieu de la vie. Et puis, troisième point, on est plutôt dans l’ordre de l’inscription de la réalité dans la vie, la vie professionnelle, en manifestant que la vérité est le caractère réalisable du dessein originel de Dieu sur l’homme, quelles que soient ses conditions et quelles que soient ses croyances.

Jean-Paul II, dans le paragraphe 95 d’Evangelium Vitae, nous dit : « Il est urgent de se livrer à une mobilisation générale des consciences, et à un effort commun d’ordre éthique, pour mettre en œuvre une grande stratégie pour le service de la vie. » Il s’agit donc d’agir au niveau des consciences, de parler aux consciences de nos interlocuteurs. C’est là qu’est le sanctuaire, rappelons-le nous, c’est là que Dieu peut parler, même s’ils ne le reconnaissent pas. On doit aussi apprendre à écouter ce que disent les autres, sans se laisser toucher par l’agressivité qui est souvent fréquente, mais en décodant, en se rendant compte qu’il y a des dénis, qu’il y a des justifications, mais qu’en même temps derrière cela il y a des interrogations et des possibilités de rejoindre l’autre.

Deux petits exemples d’actions accomplies, par exemple aux États-Unis pour le jubilé. D’abord une opération à travers des publicités sur les bus, dans le métro, sur les panneaux le long des autoroutes, disant : there is hope after abortion, « il y a de l’espoir après l’avortement », avec un numéro de téléphone gratuit et un site internet. Il y avait à ce numéro et à ce site des gens prêts à écouter, des conseillers prêts à accueillir les personnes qui appelaient, qui étaient de toutes religions, de tous âges. Autre exemple : on s’est aperçu que la plupart des femmes qui avortaient aux États-Unis étaient des femmes qui étaient au collège, à l’université, ou qui commençaient leur vie professionnelle, et donc pour qui c’était une catastrophe de se retrouver enceintes. Alors les chrétiens se sont dit : il ne suffit pas de proposer, de dire : ce serait bien que vous gardiez votre enfant, ou même de les aider matériellement, il faut leur donner la possibilité de continuer leurs études et, si elles ont déjà une profession, de continuer leur carrière. Une dame s’est aperçue de cela, elle était diplômée de Harvard et vice-présidente d’une très grosse société : elle a créé un réseau qui s’appelle Nursery network, et qui a pour but précisément de mettre en réseau des chefs d’entreprises, des lieux de formation, qui sont prêts à accepter d’intégrer des femmes dans cette situation. Cela fonctionne. Vous voyez, la charité se fait inventive.

En conclusion, je crois qu’il nous faut demander à l’Esprit de nous conduire chacun vers la vérité tout entière, et c’est un chemin à parcourir, un chemin de conversion personnelle et ecclésiale ; il faut demander aussi à l’Esprit de nous inspirer cette charité, ces actes, ces actions, que nous pourrons mener ensemble, pour que nous aussi, à notre mesure, à notre pleine mesure, nous puissions annoncer, célébrer et servir l’évangile de la vie.

Pierre Protot, P. Pierre Protot, né en 1960, docteur en médecine en 1988, ordonné prêtre à Paris en 1996, membre de la communauté de l’Emmanuel, licencié en théologie morale de l’Institut Jean-Paul II à Rome, titulaire du diplôme de l’Université de Paris VI « Ethique de la santé, morales et droits de l’homme ».

[1] Cf. Jean-Claude Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, éd. du Seuil, 2001.

[2] Cf. Elio Sgreccia, Manuel de bioéthique (éd. Wilson et Lafleur, Canada, 1999), disponible en France aux éditions de l’Emmanuel, Paris, rue de l’Abbé Grégoire, ou chez « Oui à la vie diffusion », Strasbourg.

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