Réflexions sur « l’enracinement historique des évangiles »
Mesdames, messieurs, chers amis,
Je suis très heureux d’avoir été invité à cette soirée, et j’en remercie les organisateurs. [1] J’enseigne, à Oxford, comme j’ai enseigné à Jérusalem jusqu’il y a deux ans, surtout à de tout petits groupes d’étudiants, deux ou trois. Je n’ai donc pas l’habitude de parler à des salles, à des publics aussi nombreux, et je vais essayer d’utiliser de temps en temps les méthodes pédagogiques que j’utilise avec mes élèves, c’est-à-dire les choquer gentiment, un petit peu, pour les éveiller et les intéresser.
J’arrive d’un pays, l’Angleterre, où, l’année dernière, le nom le plus populaire, le nom le plus souvent donné aux nouveaux-nés, était Muhammad. Si c’est vrai en Angleterre, où la population musulmane est moins grande qu’en France ou en Israël, j’imagine que c’est vrai aussi en France ou en Israël. Alors on pourrait se poser la question : pourquoi une réflexion sur Jésus est-elle importante, est-elle justifiée, dans des sociétés qui sont, sinon post-chrétiennes, au moins très déchristianisées. La première des réponses que je peux donner, c’est que le christianisme se porte très bien lorsqu’il est en situation minoritaire, en situation marginale. Les premiers siècles du christianisme, sur lesquels je travaille d’habitude, sont d’après moi les plus passionnants de l’histoire chrétienne, celle du monde occidental en tout cas : en effet, c’est là, dans les premiers siècles de notre ère, que les chrétiens produisent les textes les plus impressionnants, les plus beaux, qu’ils présentent les conduites les plus remarquables, à travers l’histoire. La conversion de Constantin a été pour le moins un cadeau empoisonné pour l’histoire du christianisme.
Une autre raison, peut-être plus importante, pour s’intéresser à Jésus aujourd’hui, c’est que la figure de Jésus n’est pas uniquement une figure chrétienne. C’est aussi une figure exceptionnellement importante dans le Coran : on peut donc dire que Jésus (Issa en arabe) est un prophète musulman. Et Jésus, de façon plus complexe, plus profonde mais plus complexe, et parfois en filigrane, est évidemment aussi un personnage extrêmement important de l’histoire des juifs. Ne serait-ce que par le fait que les juifs ont été très souvent persécutés dans les sociétés chrétiennes. Je dois dire cependant qu’au Moyen Âge, aussi bien à Byzance que dans l’Occident latin, être juif était la seule façon possible, légitime, et plus ou moins tolérée, de ne pas être chrétien orthodoxe. On ne pouvait pas être musulman, on ne pouvait pas être païen, on ne pouvait être que chrétien orthodoxe ou juif. Donc, en un sens, les juifs ont été les seuls tolérés dans l’histoire du christianisme pendant de très longs siècles.
Au Moyen Âge, existait une tradition : la disputatio. Une disputatio c’était très souvent une invitation du roi adressée à un grand sage juif, à un rabbin, de venir au palais royal discuter, face à l’évêque, de la vérité du christianisme et du judaïsme pour voir laquelle des deux religions était la véritable religion. On donnait toujours la parole au juif en premier, l’évêque terminait et, évidemment, gagnait la partie. J’imagine que la même chose se passera ce soir, bien que je ne serai pas très polémique.
Je rappelle que j’ai été professeur à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, et que j’y ai enseigné le copte pendant deux ans. J’y ai été aussi un peu étudiant, et ce n’est pas complètement hors de notre propos car l’École biblique et archéologique française a été créée par un dominicain, le P. Lagrange, vers la fin du XIXe siècle, pour montrer que les catholiques étaient aussi capables que les protestants d’une réflexion historique et philologique sur les textes sacrés. Le problème qu’a l’Église catholique avec la méthode philologico-historique est un problème qui date du XIXe siècle et, à l’École biblique, il semble être un problème du passé.
Je ne parlerai pas, ou très peu, du premier volume du livre de Benoît XVI, parce que le P. Gitton en parlera tout à l’heure. Et ensuite parce que le pape est un excellent théologien, mais pas un historien. Et même quand Benoît XVI fait un effort sérieux pour réfléchir en tant qu’historien sur la figure de Jésus, mon impression est que finalement, il ne réussit pas à être véritablement historien. Il reste théologien, et c’est très bien, mais c’est quelque chose d’autre. Je vous présenterai ensuite dix thèses pour, si vous voulez, exprimer de façon plus concentrée ce que j’ai à dire, et peut-être pour amorcer la discussion.
L’enracinement
Commençons par les mots du titre de ce colloque : l’enracinement historique des évangiles. L’Évangile, c’est quatre textes canoniques, plus une quarantaine d’évangiles apocryphes et ils sont tous enracinés historiquement, comme tous les textes. Ils sont écrits dans une certaine langue : ils ont été, tous ou presque tous, écrits en grec, mais très souvent nous n’avons que des traductions en copte, en syriaque, en arabe. Donc pour retrouver l’enracinement historique des évangiles, il s’agit d’établir le texte de ces textes, c’est-à-dire faire un travail philologique.
À Jérusalem, j’ai fréquenté pendant quelques années le cardinal Martini, un des grands exégètes du Nouveau Testament. Le travail philologique consiste à établir le texte, grâce à des manuscrits, par des méthodes développées depuis la Renaissance, surtout pour les textes classiques, grecs et latins, mais qui peuvent évidemment être utilisées pour d’autres textes, pour les évangiles, la Bible hébraïque. Et puis, une fois que le texte est établi, ce n’est jamais fait totalement, mais quand on a un texte, il faut essayer de se demander à quoi ça ressemble, c’est-à-dire quels sont les parallèles, quels sont la littérature, les textes, les autres corpus littéraires auxquels il faut le comparer, en général des textes de l’époque, et pour finir, essayer de situer le plus précisément possible le milieu dans lequel ces textes ont été écrits. C’est une méthode très complexe dans ses détails mais très simple dans ses principes : la méthode philologico-historique qui est appliquée de la même façon à tous les textes, sacrés ou non.
Dans le cas du Nouveau Testament – je ne suis pas un « néo-testamentaire », j’ai surtout travaillé sur le christianisme ancien, la littérature paléochrétienne, les Pères de l’Église, etc., je ne suis pas spécialiste du Nouveau Testament parce que je trouve que c’est un métier très difficile –, le corpus du Nouveau Testament est petit, mais tellement de choses ont été écrites sur ce corpus, plus que sur tout autre corpus de la même dimension, que c’est un tout monde (j’allais dire un travail de bénédictin, même si ce sont des dominicains qui s’en occupent...).
Finalement, certainement pour un chrétien, mais même pour un non-chrétien, le but suprême de l’étude de l’enracinement historique des évangiles, c’est finalement d’arriver à reconstituer au moins la figure de Jésus, puisque c’est le personnage le plus important, le personnage central dont ces textes nous parlent. Ce n’est pas toujours le cas. Je vais vous raconter une anecdote : dans les années 1950, à l’université hébraïque de Jérusalem, on a trouvé qu’il était temps de commencer à enseigner le Nouveau Testament. C’était une université encore jeune à l’époque, les professeurs venaient surtout d’Europe centrale et orientale, et avaient encore gravé en eux le souvenir très vivace de l’antisémitisme chrétien. Donc ce n’était pas une chose évidente pour eux de se mettre à étudier le Nouveau Testament. Un argument massue a été apporté au conseil de l’université (ça m’a été révélé par un des participants) : c’est que le Nouveau Testament est un texte extrêmement important pour comprendre les rouleaux de la mer Morte ! C’est vrai, mais c’est un peu le monde à l’envers ! J’imagine que pour la plupart des gens, ce sont les rouleaux de la mer Morte qui sont extrêmement importants pour comprendre le Nouveau Testament... Entre parenthèses, un tel renversement des choses n’arrive pas qu’à Jérusalem. Il y a une dizaine d’années, dans un taxi à Philadelphie, le chauffeur me demande ce que je fais. Je lui dis que je m’occupe de christianisme ancien, et il me répond : « is it close to the Dead Sea Scrolls ? », est-ce que c’est proche des rouleaux de la mer Morte ? Pour ce chauffeur de taxi, les rouleaux de la mer Morte, ça c’était un véritable texte. Le christianisme ancien restait pour lui quelque chose de très vague...
Les rouleaux de la mer Morte ne sont pas les seuls textes qui éclairent le Nouveau Testament mais, par mille reflets, ils nous donnent une possibilité d’arriver au milieu qui était certainement celui de Jean-Baptiste, et donc un milieu très proche de Jésus. Nous avons la possibilité grâce à ces rouleaux, qui sont en général écrits en hébreu, et certains en araméen, de retrouver l’enracinement historique des milieux que Jean-Baptiste et Jésus fréquentaient. Ces milieux, à une génération près, sont ceux des évangélistes, des auteurs de ces quatre grands textes qui sont tous écrits avant la fin du Ier siècle. Ce ne sont pas les premiers textes chrétiens – les premiers textes chrétiens sont les lettres de Paul – mais enfin ils sont écrits dans les années 60, 70, 90, donc, à 2000 ans de distance, c’est vraiment très proche. Pour les spécialistes pourtant, c’est déjà très lointain : une génération après la mort de Jésus, que peut-on en savoir de très précis ?
Donc la question qui se pose à propos de l’enracinement historique des évangiles est : est-ce que finalement – je dis ça pour faire honneur au livre du pape – on peut écrire une biographie de Jésus ? Au XIXe siècle, la Vie de Jésus de Renan a été le livre, je crois, qui, dans l’histoire, a eu le plus fort tirage, mais il y avait eu d’autres biographies avant et après. Je crois donc qu’on peut écrire une biographie de Jésus. Ce n’est pas absurde, c’est un travail légitime, faisable, avec des points d’interrogation ici ou là, car on ne sait pas tout évidemment. Il y aura des discussions, certains auteurs insisteront plutôt sur un aspect, d’autres sur un autre. De la même façon qu’on peut écrire une vie de Mahomet, ou qu’on peut écrire la vie d’Apollonios de Tyane. C’était un saint païen, néo-pythagoricien, du Ier siècle, un philosophe faiseur de miracles, donc un maître de sagesse charismatique, ou un maître de sagesse charismatique, bref quelqu’un d’assez proche de ce qu’on peut imaginer de Jésus, et dont Philostrate d’Athènes, un historien, païen aussi évidemment, du IIe ou IIIe siècle, a écrit la vie. On pouvait donc déjà écrire une vie de quelqu’un qui ressemble, mutatis mutandis, à Jésus. De même, on peut écrire une vie de Mahomet, il s’en publie tous les jours, certaines sont moins convaincantes que d’autres. Les plus convaincantes sont celles qui gardent de grands points d’interrogation. En effet, nous ne savons pas tout, nous n’avons pas d’enregistrements, ni de Jésus, ni de Mahomet.
Les titres de Jésus
Quels noms donne-t-on à Jésus dans le Nouveau Testament ? On l’appelle « Seigneur », on l’appelle « Messie », on l’appelle « Fils de l’Homme », « Fils de Dieu », c’est un maître, c’est un guérisseur, c’est un prophète. Il est toutes ces choses à la fois. On peut étudier de façon très précise, et on l’a fait mille fois, chacun de ces concepts : Seigneur, Messie, Fils de l’Homme, Fils de Dieu. Pour moi le meilleur historien actuel de Jésus est un collègue, retraité maintenant, de l’université d’Oxford, Geza Vermes, qui est lui-même un homme à la biographie intéressante : c’est un juif de Budapest, il s’est caché dans un couvent pendant la guerre, il s’est converti au christianisme, puis est devenu prêtre et dominicain ; il a vécu en France pendant quelques années, puis il a fini sa carrière comme professeur de judaïsme ancien à Oxford ; mais en fait, sa spécialité était l’enracinement historique des évangiles, surtout dans le contexte des rouleaux de la mer Morte. Et d’après moi, Vermes est de loin le meilleur chercheur contemporain dans sa discipline. J’ai été moi-même son élève pendant quelques années à Jérusalem, et c’est comme cela que j’ai commencé à lire les évangiles, grâce à un autre maître qui a écrit un très beau livre sur Jésus, écrit en allemand et par la suite traduit en français mais qu’on ne peut probablement plus trouver en librairie. Il s’agit de David Flusser, un juif d’origine tchèque. Dans cette biographie, il dit tout simplement ce qu’on peut savoir et ce qu’on ne peut pas savoir sur Jésus. Pour tous ces termes désignant Jésus, qui sont, je le rappelle : Seigneur, Messie, Fils de l’Homme, Fils de Dieu, nous avons de nombreux parallèles, ce sont des concepts communs dans la littérature juive de l’époque. « Fils de Dieu » est évidemment métaphorique mais « Seigneur » est encore aujourd’hui en hébreu moderne le mot utilisé pour dire « monsieur », Adon, « seigneur ».
La littérature rabbinique
Et donc nous pouvons identifier cet enracinement des évangiles dans l’histoire du judaïsme palestinien du Ier siècle. À part les rouleaux de la mer Morte, nous avons très peu de littérature hébraïque du Ier siècle, donc de littérature contemporaine des évangiles.
Nous avons une littérature hébraïque et rabbinique, parfois en araméen, en hébreu mélangé d’araméen, un peu plus tardive : la Mishna, puis le Talmud. Se pose la question : dans quelle mesure est-il légitime pour un historien de lire un texte du Ier siècle à la lumière de textes plus tardifs ? Cela semble paradoxal. Pour comprendre l’enracinement historique d’un texte, d’un corpus, on ne peut que le comparer à des textes de la même époque ou d’époques antérieures. Seulement, dans le monde ancien, de très nombreuses traditions restaient orales et n’étaient pas mises par écrit. Par exemple les paraboles de Jésus : leurs parallèles les plus proches sont des textes rabbiniques des IIIe, IVe, Ve siècles, que nous retrouvons dans le Midrash. Alors on peut dire, les comparer, c’est une méthode pseudo-scientifique, une méthode où on ne doit pas se risquer : ces textes sont plus tardifs, donc je ne les regarde pas. Et cette attitude permet de faire du Nouveau Testament sans faire l’effort d’apprendre l’hébreu, ce qui est peut-être un avantage. En réalité, nous savons que ces traditions étaient conservées oralement pendant plusieurs générations, jusqu’à 1000 ans : chez les Iraniens, les textes de l’Avesta ont été conservés oralement et de façon extrêmement précise pendant un millénaire avant d’être mis par écrit. Il n’est pas possible de le démontrer maintenant, mais enfin c’est un fait, nous le savons. Donc je crois qu’il est tout à fait possible, qu’il est même légitime de lire des textes du Midrash pour les comparer aux paraboles de Jésus dans les évangiles synoptiques. Quand nous parlons des évangiles pour essayer d’arriver à la figure de Jésus, c’est évidemment aux évangiles synoptiques qu’il faut s’adresser. L’évangile de Jean est extrêmement intéressant, mais il représente déjà une transformation théologique assez radicale.
De plus, nous trouvons dans les textes rabbiniques, non seulement des parallèles aux paraboles, le Midrash, mais des figures rabbiniques, parfois du Ier siècle, parfois du IIe ou du IIIe siècle qui semblent assez similaires, par certains côtés, à Jésus. Par exemple, des rabbins charismatiques, des tsadiqim, des justes. « Juste » est un mot extrêmement important, pour caractériser la figure de Jésus, c’est un des termes les plus fréquemment utilisés pour le désigner dans les textes paléochrétiens. Le juste, c’est le tsadiq (tsedaqah, la justice), et le juste est appelé fils de Dieu. Par ailleurs, Honi, le faiseur de cercles, ou le magicien si vous voulez, du Ier siècle, est lui aussi une des figures qui par certains côtés ressemblent à Jésus, par le côté, disons, charismatique ou miraculeux.
Mais Jésus n’est pas qu’un faiseur de miracles. Jésus est un personnage extrêmement riche, qui est aussi un maître de sagesse, qui est donc aussi un rabbin. On peut démontrer que chacune des paroles de Jésus, ou presque, et chacun des caractères de Jésus, et chacun des actes de Jésus, a un parallèle ici ou là. Ce qu’on ne trouve pas, c’est une autre figure qui ait tous ces caractères réunis. On peut même admettre, sans faire de Jésus une figure divine, qu’il y a chez lui une véritable révolution : c’est un faiseur de miracles, c’est un guérisseur, c’est un prophète, c’est un maître, mais il fait un ensemble de choses qui ne se retrouvent pas toutes ensemble ailleurs.
Quelle est la révolution de Jésus ?
Pour un historien, la révolution de Jésus, c’est d’abord une interprétation radicale du commandement d’amour. Le commandement d’amour existe dans la Bible hébraïque, il est répété par les rabbins, il n’y a rien de nouveau, mais chez Jésus, il a une force qu’on ne trouve pas ailleurs.
Le deuxième caractère révolutionnaire de Jésus, c’est sa nouvelle morale. Une morale nouvelle qui saisit de façon plus juste qu’ailleurs, d’après moi, la révolution tranquille qui s’était faite dans le judaïsme au Ier siècle avant l’ère chrétienne et au Ier siècle de l’ère chrétienne. Je ne peux pas entrer dans les détails, mais nous voyons apparaître à cette époque un nouveau milieu, un nouveau judaïsme, une nouvelle sensibilité religieuse, et une sensibilité morale, une insistance sur le fait que la religion est avant tout la morale, l’éthique, qu’on ne retrouve pas ailleurs. Donc c’est aussi un caractère révolutionnaire de Jésus.
Le troisième caractère révolutionnaire de Jésus, c’est son apocalyptique. Nous avons une abondante littérature apocalyptique juive avant et après Jésus, mais son insistance sur le fait que le Royaume des cieux est ici, que nous y sommes presque, qu’il s’ouvre à nous, cette insistance est typique de Jésus, et on ne la retrouve pas ailleurs dans de tels termes et réunie avec l’amour et l’éthique. Donc c’est quelque chose que je ne retrouve pas ailleurs que chez Jésus. Et c’est un mélange radical et explosif, qui permet d’expliquer comment ce personnage plutôt qu’un autre a été à l’origine d’une nouvelle religion, religion qui a perduré assez longtemps.
Le manichéisme s’est lui aussi maintenu longtemps, pendant mille ans. Mani était le prophète de la lumière du IIIe siècle, une figure elle aussi remarquable, et une religion qui interdit les rapports sexuels et qui tient le coup pendant 1000 ans, c’est remarquable aussi ! Mais il n’y a plus de manichéens autour de nous que de façon métaphorique.
Mes thèses
Je vais maintenant vous exposer mes thèses pour étayer la discussion.
1) Jésus n’était pas chrétien : Jésus était juif. Il était un rabbin charismatique, ou un prophète et un maître, mais ce n’était pas un chrétien.
Entre ces deux religions fraternelles, nous avons des relations de réciprocité et des relations dialectiques. Les chrétiens savent que leur enracinement historique est un enracinement dans le judaïsme, ils doivent le savoir. Les juifs ne savent pas en général, mais ils devraient le savoir, qu’ils ne peuvent se comprendre, identitairement et culturellement, qu’à travers les relations dialectiques que le judaïsme a eu à travers les âges, avec le christianisme et avec l’Islam.
Donc nous constatons – c’est l’évidence, mais elle est trop souvent oubliée – des relations théologiques, culturelles et historiques complexes entre ces trois religions, qu’on appelle aujourd’hui les « religions abrahamiques ».
J’arrive à Paris aujourd’hui, j’achète Le Monde des religions, je lis : Abraham, je regarde à côté, Historia, titre lui aussi : Abraham ; c’est the deal of the week, semble-t-il.
J’ai déjà répondu que oui, à condition que les principes sur lesquels on se fonde pour écrire cette histoire, cette biographie de Jésus, soient les mêmes pour tous. Qu’on soit juif, musulman, païen, bouddhiste, athée, on doit être capable en principe d’utiliser les mêmes arguments, de la même façon qu’on peut écrire une biographie d’un personnage moins sympathique que Jésus, disons Napoléon. On peut être anglais, néo-zélandais, russe ou français, et on devrait être capable d’écrire la même biographie de Napoléon, peut-être avec des angles différents, mais les faits devraient être les mêmes, en principe.
C’est surtout depuis la création de l’État d’Israël que les juifs ont commencé à se libérer d’une attitude apologétique traditionnelle, et à étudier de façon non polémique le christianisme en général, et Jésus en particulier.
Alors ce que je propose, en tant que juif, c’est d’opposer à cette conception chrétienne de verus Israël une conception juive de verus Jesus. Il est temps que les juifs récupèrent Jésus qui était, plus que Freud, plus qu’Einstein, un très grand juif.
Je vous remercie.
Guy G. Stroumsa, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, titulaire de la chaire « Martin Buber » d’histoire des religions. Directeur du Centre d’études du christianisme.
[1] Ce texte préserve l’aspect oral de la conférence, et n’a aucune prétention scientifique. Je tiens à remercier le P. Gitton pour son invitation et son aide précieuse pour la préparation de ce texte.
[2] On appelle docètes des chrétiens qui tiennent que, la matière étant mauvaise, Jésus n’a fait que se mêler « en apparence » avec les réalités de la naissance et de la mort (du grec dokeïn, sembler, paraître).
[3] Schäfer, P., Die Geburt des Judentums aus dem Geist des Christentums, Mohr Siebeck, 2010.