Rechercher

Réforme de l’Église, conversion des croyants dans le Pasteur d’Hermas

Jérôme Moreau

Le Pasteur d’Hermas est un texte chrétien du IIe siècle qui a connu rapidement une grande influence, au point que son caractère inspiré et son intégration au canon des Écritures ont pu être longuement discutés, avant d’être définitivement récusés au IVe s. Il se présente comme l’écrit d’un dénommé Hermas que l’on reconnaît traditionnellement comme le frère du pape Pie Ier (vers 140-150). Ce texte, qui opère des références aussi bien aux Écritures et à la littérature apocalyptique qu’à la mystique et aux récits de manifestations divines du paganisme, présente une série de révélations adressées à Hermas, organisées en « visions », puis en « préceptes » et enfin en ce qui est appelé « similitudes », c’est-à-dire de grandes visions symboliques organisées autour d’une image particulière [1]. Le contenu essentiel du texte est un appel pressant à la conversion tant qu’elle est encore possible. Car l’Église est en construction, bientôt elle sera achevée et ceux qui ne se seront pas convertis en resteront exclus.

La multiplicité des visions reçues par Hermas, et dont le Pasteur qui l’accompagne lui donne l’intelligence, repose sur un registre allégorique caractéristique des textes apocalyptiques. L’Église elle-même est notamment présentée à travers deux allégories distinctes, d’inégale importance. La plus étendue, présente à deux reprises, dans les « visions » et dans les « similitudes », est celle d’une tour progressivement édifiée et dont les pierres sont les apôtres, les saints et plus généralement tous ceux qui se sont repentis de leur péché et sont parfaitement purs. Le thème de la pénitence post-baptismale est ici central. La seconde allégorie est celle d’une femme dont l’apparence et surtout l’âge varient selon la pureté du cœur de celui qui la voit.

Ces deux allégories permettent de voir comment, dans la perspective d’Hermas, la réforme de l’Église est à penser non pas comme une refonte de l’institution, mais avant tout comme la conversion personnelle de chacun des chrétiens qui la constituent. Malgré un langage et une pensée certes nourris par l’Écriture, mais encore volontairement ancrés de façon essentielle dans la pensée commune de l’Antiquité païenne, où la personne du Christ se fait étonnamment discrète, ce texte n’est donc pas sans portée pour notre réflexion sur une Église que certains voient comme vieillissante et coupée du monde, personnes dont le seul point d’accord avec les croyants serait sans doute que l’Église demeure semper reformanda, « toujours à réformer », même si le contenu de cette réforme est loin de faire l’unanimité.

La tour

L’allégorie de la tour intervient à deux reprises dans le Pasteur : dans la troisième vision, aux paragraphes 10 à 16, et surtout dans la neuvième « similitude », aux paragraphes 78 à 110. Hermas développe de façon très systématique son allégorie de l’Église comme tour : elle est édifiée en rassemblant des pierres qui sont autant de croyants, avec l’aide de jeunes filles qui représentent les vertus, tandis que d’autres femmes figurent les vices et les mauvais penchants qui écartent les âmes du droit chemin. Enfin, le rocher sur laquelle se fait la construction et la porte qui y donne accès sont une double image du Fils de Dieu, lequel est en même temps aussi le maître de la tour, celui qui vient en examiner la construction (ce passage constitue du reste l’un des seuls où le « Fils de Dieu » est évoqué, dans un texte où le nom de Jésus ou de Christ n’est jamais cité).

Dans la huitième « similitude » (67-77), qui précède immédiatement la reprise de l’allégorie de la tour, Hermas présente une foule de personnes portant chacune un rameau : l’état de celui-ci est déterminé par une série de caractères diversement combinés entre eux (vert ou desséché, totalement ou en partie ; intact, rongé par les vers ou encore fendillé, etc.) pour manifester une multitude d’attitudes spirituelles distinctes énumérées les unes après les autres, de façon systématique. La description ouvre déjà sur la possibilité d’une conversion pour ceux dont le rameau n’est pas accepté la première fois, avec un nouvel examen des fruits portés par leur pénitence.

De même, pour l’édification de la tour, une multitude de cas sont longuement présentés avec un souci d’exhaustivité des plus notables. Sans reprendre la description de la signification de douze montagnes proches de la tour d’où sont pris douze types de pierres, qui désignent douze types de vie spirituelle, diversement orientés et d’une pureté inégale (96-106), ni nous étendre sur tous les éléments de récit et de dialogue qui sont intégrés à la présentation de cette allégorie, nous pouvons relever deux traits essentiels.

Le premier est la hiérarchisation des différentes pierres. Certaines s’adaptent aussitôt dans la construction : ce sont celles qui portent le nom du Fils de Dieu et sont revêtue du nom des jeunes filles, c’est-à-dire des vertus (90). Elles rassemblent les générations de la Création jusqu’au Christ, puis les apôtres et docteurs de l’Évangile. Toutes ces bonnes pierres sortent de l’eau : dans la première évocation de la tour, au début du texte, la tour est même bâtie sur cette eau qui est celle du baptême et confère aux pierres le sceau de Dieu. Il y a aussi des pierres bien blanches, certes, mais rendues trop rondes par leur richesse, et qui sont laissées à l’écart. Certaines pierres encore souffrent de diverses imperfections, jusqu’à celles qui sont noires et sont donc naturellement exclues de l’édifice.

La première évocation de la tour, au début du Pasteur, décrit le détail de ces défauts : les pierres effritées (ceux qui manquent de persévérance), les pierres fêlées (ceux qui gardent de la rancune en leur cœur), les pierres mutilées (ceux en qui subsiste l’iniquité), les pierres jetées au loin, hors des chemins (ceux qui ont abandonné la vérité et s’égarent), celles qui tombent dans le feu (ceux qui se sont écartés à jamais de Dieu sans aucun esprit de repentance), celles qui se rapprochent de l’eau sans y entrer (ceux qui sont attirés par le baptême, mais y renoncent en raison des exigences de la sainteté). Pour toutes ces pierres, le salut et la délivrance par la pénitence sont possibles, mais elles ne seront pas intégrées à la tour elle-même, peut-être seulement à ses remparts ou à des édifices adjacents (15, 6).

Le second trait concerne plus directement la question de la réforme de l’Église, alors que la construction est déjà bien avancée. Le maître de la tour vient la visiter et touche chaque pierre de l’édifice pour l’éprouver. Apparaissent alors des pierres abimées, voire complètement noires, qui sont extraites de l’édifice. Ces pierres désignent ceux qui « ont pris le nom du Fils de Dieu et aussi la puissance des vierges. Accueillant ces esprits, ils en furent affermis et se trouvaient parmi les serviteurs de Dieu ; ils n’avaient qu’un seul esprit, un seul corps et un seul vêtement ; ils pensaient de même et pratiquaient la justice. » (90, 7) [2] Mais ils ont subi les séductions des vices et des mauvais penchants et se sont corrompus même si cela n’apparaissait pas à première vue. Autrement dit, la visite du Fils de Dieu est la mise à l’épreuve par laquelle est reconnue la pureté réelle de ceux qui font partie de l’Église.

Toutefois, pour ceux qui se sont révélés impurs et ont été extraits de l’édifice, « une pause [intervient] dans la construction pour qu’ils puissent, en cas de repentir, rentrer dans la construction de la tour. Mais s’ils ne font pas pénitence, d’autres entreront et eux seront définitivement rejetés. » (91, 2) Ainsi, après l’exclusion « des méchants, des hypocrites, des blasphémateurs, des indécis, des pécheurs de toute sorte », l’Église « sera un seul corps, un seul sentiment, un seul esprit, une seule foi, une seule charité. Alors le Fils de Dieu sera content et il se réjouira au milieu d’eux d’avoir retrouvé son peuple pur. » (95, 3-4)

Cette vision de l’Église peut paraître à nos yeux de modernes comme marquée au sceau d’un certain idéalisme : c’est l’Église terrestre qui semble déjà caractérisée par sa pureté et sa perfection, et non l’Église céleste, la Jérusalem d’en haut. La pause accordée pour permettre la repentance se situe en effet bel et bien dans le temps : il ne paraît pas s’agir de ce qu’on appellera plus tard jugement individuel suivi d’un temps de « Purgatoire » avant le Jugement dernier, puisque tout le Pasteur est présenté comme une exhortation aux contemporains d’Hermas à se convertir sans attendre, avant que la construction ne soit achevée (« Guérissez-vous donc, pendant que la tour est encore en construction » ; 109, 1). L’Église est présentée comme déjà parfaite : « La tour, en effet, était si bien construite qu’en la voyant je désirais y habiter, car elle était bâtie comme d’une seule pierre, sans le moindre joint. Et la pierre paraissait avoir été dégagée du rocher, car elle faisait l’effet d’un monolithe. » (86, 7)

Deux millénaires d’histoire de l’Église et de vicissitudes diverses pourraient inciter à adopter un profil bas et une vision plus « réaliste ». Toutefois, il convient de noter que le contexte spirituel de l’époque du Pasteur est celui d’une réflexion sur l’unique pénitence concédée aux chrétiens pour qu’ils se repentent, s’ils ont fauté après avoir pourtant reçu le baptême qui les a délivrés du péché. Le choix de la repentance est donc presque aussi exigeant et discriminant que l’est le jugement personnel. L’exigence de sainteté est ainsi présentée de façon extrêmement forte, avec une radicalité dont nous avons pu perdre l’habitude.

Cette vision présente encore l’intérêt de faire voir l’Église non pas comme un système, à l’intérieur duquel viendraient s’insérer les chrétiens, mais comme une communion de croyants rachetés par le baptême et vivant dans la sainteté. Si le discernement spirituel peut apparaître plus complexe que la vision qu’en présente Hermas, et si les possibilités de pénitence et de réconciliation sont aujourd’hui plus nombreuses, la vision de l’Église n’a pas changé depuis les premiers textes chrétiens, dont le Pasteur, jusqu’à nous. Le Pasteur présente de façon très tranchée la question de l’appartenance réelle à l’Église, que des pasteurs tels que saint Jean dans sa première Épître (« Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres. S’ils avaient été des nôtres, ils seraient restés avec nous. Mais il fallait que fût démontré que tous n’étaient pas des nôtres » ; 1 Jn 2, 19) ou saint Augustin, dans son commentaire de cette même lettre, ont abordée dans toute sa complexité et sa profondeur théologique.

Dans tous les cas, la réforme de l’Église n’est pas dans le changement institutionnel, elle réside dans l’appel fait à chaque croyant pour qu’il se convertisse et renonce à tout mal afin d’être purifié et d’entrer dans la communion des saints. C’est dans cette perspective que peut se comprendre la lettre récemment envoyée par Benoît XVI à l’Église d’Irlande à la suite des scandales de pédophilie : certains ont voulu lui reprocher un écrit trop « spirituel », alors qu’il fallait à leurs yeux régler des questions pratiques et revoir le système. Or, précisément, l’appel à la prière et à la pénitence est le moyen privilégié par lequel chacun des croyants est conduit à se purifier pour prendre sa place dans un édifice qui s’en trouve sanctifié à l’aune de la sainteté du Christ qui vient le visiter et l’éprouver. Pénitence et sanctification, d’un même mouvement, sont sans doute devenues aux yeux de beaucoup des exigences vaines et vides, conduisant à ne penser la réforme de l’Église qu’en termes de gestion institutionnelle, et non plus de conversion personnelle de chaque croyant au service de la vie de l’Église tout entière.

La femme qui rajeunit

Ce regard porté sur l’Église est précisément l’objet de la deuxième allégorie importante du Pasteur, quoique plus brève : celle d’une femme qui se manifeste à trois reprises à Hermas en paraissant à chaque fois plus jeune.

« Je l’avais vue, frères, dans la première vision de l’année précédente, très âgée et assise dans un fauteuil. Dans la suivante, elle avait l’aspect plus jeune, mais le corps et les cheveux (encore) vieux ; et elle me parlait debout ; elle était plus joyeuse qu’auparavant. Lors de la troisième vision, elle était entièrement jeune et très belle : d’une vieille, elle n’avait plus que les cheveux ; elle fut extrêmement joyeuse et était assise sur un banc. » (18, 3-5)

Or, est-il expliqué à Hermas, ces changements progressifs ne témoignent pas d’un changement dans l’Église elle-même : « dans la première vision, pourquoi t’est-elle apparue âgée et assise dans un fauteuil ? Parce que votre esprit était vieilli, déjà flétri et sans force, de par votre mollesse et vos doutes. Les vieillards, parce qu’ils n’ont plus l’espoir de rajeunir, ne s’attendent plus à rien autre qu’à la mort : de même vous, amollis par les affaires du siècle, vous vous êtes laissés aller à l’abattement et vous ne nous en êtes pas remis de vos soucis au Seigneur ; aussi votre cœur a été brisé et les chagrins vous ont vieilli. » (19, 2) Autrement dit, c’est l’état spirituel de ceux qui voient l’Église qui détermine la forme sous laquelle elle apparaît. Or, Hermas jeûne et fait pénitence entre ses visions, et c’est ce qui le conduit à voir une deuxième fois l’Église comme une femme plus jeune et dotée de plus de vie, à l’image d’un vieil homme qui pourrait rajeunir et retrouver des forces.

Enfin, s’entend dire Hermas : « lors de la troisième vision, tu la vis plus jeune, belle, gaie, d’un physique charmant. Si un affligé reçoit une bonne nouvelle, tout de suite il oublie ses misères antérieures : il n’est plus sensible qu’à cette nouvelle, et il reprend force désormais pour le bien et, par la joie éprouvée, son esprit redevient jeune. Il en va de même pour vous : la vue de ces biens a rajeuni vos esprits. Quant au fait que tu l’as vue assise sur un banc, c’est là une position stable, puisque le banc a quatre pieds et qu’il tient ferme. Le monde aussi est soutenu par quatre éléments. Ceux qui auront fait pénitence seront complètement rajeunis et raffermis – ceux du moins qui du fond du cœur auront fait pénitence. » (21, 1-4)

Le rajeunissement de l’Église à mesure que le regard de ceux qui la contemplent se purifie et rajeunit lui-même est un heureux complément de l’autre allégorie de l’Église comme une tour, ou encore de l’évocation du peuple dont les rameaux manifestent par leur état les œuvres de chacun. Il convient en effet non seulement que chaque chrétien s’interroge sur la pureté de sa foi et se convertisse de nouveau, de façon sans cesse renouvelée (et non pas sans doute une seule fois, comme le désire Hermas, cette conversion devant être définitive, en attendant de paraître devant Jésus à l’heure de notre mort), mais encore qu’il prenne conscience de ce que son jugement sur l’Église dépend directement de sa propre vie spirituelle. Et si cela vaut pour les chrétiens, combien plus cela s’applique-t-il à ceux, extérieurs à l’Église, qui la jugent à l’aune de leurs propres critères, fort mondains, avec un cœur et une intelligence malheureusement insuffisamment purifié.

La réforme de l’Église est sans nul doute une ardente nécessité. Ce que le Pasteur d’Hermas continue de clamer à travers les siècles, c’est qu’elle repose sur une conversion radicale et décisive des chrétiens eux-mêmes et qu’elle ne saurait être évaluée dans sa profondeur qu’à l’aune d’un cœur qui lui-même se convertit au Christ. Cela ne fait pas de l’Église une citadelle coupée du monde et refusant d’entendre les critiques : il s’agit au contraire de poursuivre un mouvement de purification intérieure toujours plus profond en revenant toujours à Dieu.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Le terme grec, parabolê, est utilisé dans les Évangiles pour désigner la « parabole ». Il appartient ici à un registre rhétorique et exprime la notion de comparaison ou d’analogie. On peut parler, en un sens littéraire classique, d’allégorie.

[2] Nous reprenons la traduction de Robert Joly, dans le volume 53 de la collection des Sources chrétiennes.

Réalisation : spyrit.net