Rechercher

Remarques sur un livre du P. Varillon

Michel Emmanuel

En 1975, le R.P. François Varillon (1905-1978), de la Compagnie de Jésus, fit paraître un ouvrage intitulé La Souffrance de Dieu [1]. Il semble nécessaire de relire cet ouvrage qui a marqué toute une génération, pour appréhender le problème abordé par ce livre vingt-cinq ans après sa parution, tant les idées qu’ils contient sont encore présentes aujourd’hui dans bien des esprits, car aussi bien le P. Varillon tente de dresser un portrait de Dieu qui concilierait à la fois la toute-puissance et le partage de la souffrance propre aux hommes. Un Dieu qui souffrirait en quelque sorte.

Pourquoi ce livre ?

C’est d’une citation d’Origène, disant : le Père lui-même n’est pas impassible, que le P. Varillon s’inspire pour développer sa réflexion sur le sujet éminemment délicat qui consiste à déterminer dans quelle mesure l’on peut dire que « Dieu souffre ». Que veut-il démontrer ?

Il part du constat suivant : il estime que, dans l’inconscient collectif, l’image d’un Dieu impassible qui surplombe du haut de sa gloire le mal et la souffrance du monde est aujourd’hui plus que jamais présente et que, pour l’homme de la rue, si rien n’affecte jamais l’éternelle sérénité divine, Dieu est finalement indifférent et insensible au drame des humains. Comment croire que Dieu est Amour, s’il faut penser que notre souffrance ne l’atteint pas dans son être éternel ? En d’autres termes, si Dieu est impassible, tout-puissant, il ne peut être Amour. Cette image d’un Père impassible se juxtapose, non sans susciter une sourde révolte, à la réalité historique d’un Christ fraternel qui a souffert et qui est mort sur une croix. La souffrance du Christ, loin d’atténuer le scandale de l’impassibilité du Père et de l’Esprit, semblerait plutôt l’accroître. [2]Pour bien des gens, le soupçon plane sur le Père.

Par ailleurs, le P. Varillon fait remarquer que Jacques Maritain avait déjà noté que si les gens savaient… que Dieu « souffre » avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre, bien des choses changeraient sans doute, et bien des âmes seraient libérées. [3] Il évoquait ce « désespoir spirituel » qui affecte jusqu’aux chrétiens et les pousse d’une certaine manière à la révolte contre Dieu.

Que l’on ne s’y trompe pas : la démarche du P. Varillon ne consiste donc pas à vouloir réconcilier l’impassibilité et l’Amour en Dieu en tentant de démontrer théologiquement que Dieu est affecté jusqu’en lui-même par la souffrance des hommes. En fait, il ne réconcilie rien. Il écarte l’impassibilité, ou plutôt la réinterprète pour la faire coïncider avec la vulnérabilité. Cependant, on peut se demander dans quelle mesure il ne risque pas de dresser un portrait de Dieu qui corresponde plus aux attentes des hommes qu’à ce qu’Il est vraiment.

Éloge du paradoxe

Pourtant, le P. Varillon est bien conscient de la délicatesse de son entreprise, et c’est sur la notion de paradoxe qu’il s’appuie d’abord pour justifier sa démarche. Selon lui, il y a une coïncidence des contraires en Dieu : la joie est ainsi très proche de la souffrance de Dieu, et il est presque impossible d’évoquer l’une sans évoquer l’autre. La plus haute béatitude - celle de Dieu, donc celle que nous espérons - loin d’exclure la souffrance, l’implique mystérieusement [4]. L’auteur reconnaît volontiers qu’il faut oser ce paradoxe dans la mesure où, comme il l’écrit non sans malice, quand il s’agit de Dieu, ce qui n’est d’aucune façon paradoxal peut être tenu pour suspect [5]. Un théologien comme le P. de Lubac a choisi ce terme pour intituler un de ses ouvrages les plus forts, y analysant le caractère paradoxal de ce terme même : paradoxes dont fourmillent les Évangiles, paradoxe que l’homme vivant constitue lui-même, l’Incarnation constituant pour les Pères de l’Église le paradoxe suprême, Paradoxos paradoxôn. Et s’il y a des paradoxes d’expression, de ces exagérations que l’on utilise pour mieux faire ressortir ce que l’on veut exprimer, il est des paradoxes réels, qui supposent une antinomie radicale, une vérité qui heurte, qui ne sont pas équilibrés, et dont Jésus ou saint Paul font usage [6].

Fort de ces remarques du P. de Lubac, le P. Varillon inscrit la souffrance de Dieu au cœur d’un paradoxe, au cœur de sa Gloire. Et il va au bout de son hypothèse : si Dieu souffre, ce ne peut être d’une émotion vague, en quelque sorte marginale, ou qui effleure sans étreindre. Rien n’est accidentel en Dieu. Si Dieu souffre, sa souffrance a la même dimension que son être et que sa joie. [7]

On ne peut vouloir ni même désirer faire l’expérience d’une participation à la souffrance de Dieu, qui ne peut être qu’une théopathie. Il y a quelque chose d’indicible dans le fait de parler de la souffrance, a fortiori de celle de Dieu. Le P. Varillon s’entoure donc d’un luxe de précautions pour aborder son sujet.

Ce paradoxe constitue une réplique à la conception non moins paradoxale que nos contemporains se font de Dieu, Dieu impassible qui surplombe dans une olympienne sérénité le mal et le malheur du monde… Le malentendu repose en partie sur le vocabulaire, car bien des gens sont tentés d’identifier par un glissement sémantique le terme « impassible » à celui « d’insensible » et donc « indifférent ».

On se trouve donc là au cœur de contradictions qu’il faut tenter de tirer au clair. Une chose est certaine cependant : Dieu s’est aventuré, il a risqué dans son œuvre créatrice en ouvrant pour les hommes un chemin de liberté parsemé de périls.

L’impassibilité comme anthropomorphisme déguisé

Le P. Varillon n’ignore pas les arguments des adversaires de sa théorie et qui lui reprochent, en parlant de la souffrance de Dieu, de commettre un anthropomorphisme blasphématoire. Il riposte en leur retournant la critique : l’impassibilité divine que ses contradicteurs défendent n’est-elle pas justement un anthropomorphisme qui ne veut pas dire son nom ? La conception que se font de Dieu les défenseurs de son immutabilité n’est-elle pas faussée par une conception trop humaine justement de celle-ci ? Dans un souci de défendre son immutabilité, ils prêtent à Dieu quelque chose d’au moins aussi monstrueux que ce qu’ils reprochent au P. Varillon.

Il est en théologie des nettoyages qui salissent [8] par excès de négativité, par refus d’anthropomorphismes, par le remplacement d’un anthropomorphisme par un autre dont on ne discerne pas qu’il peut conduire au pire. Un Dieu impassible ? Un Dieu qui souffre ? De quel côté l’anthropomorphisme est-il le plus redoutable ? [9]

Plus loin, le P. Varillon, utilisant à son tour un anthropomorphisme, évoque la tendresse du Père pour oser parler de la souffrance de Dieu, et conclut en écrivant : croire en un Dieu qui souffre, c’est rendre le mystère plus mystérieux, mais de façon plus lumineuse. C’est chasser de fausses clartés pour lui substituer d’éclatantes ténèbres . [10]

La réflexion du P. Varillon sur les anthropomorphismes semble ici tout à fait pertinente : pour tenter d’exprimer le mystère incompréhensible du Dieu vivant, les concepts ont leurs limites. Mais ne sont-ce pas d’autres concepts inavoués que l’on réinjecte après avoir critiqué les anciens ?

Que dit l’Écriture ?

Pour conforter sa conviction, le P. Varillon s’appuie tout d’abord sur l’Écriture.

La lecture juive comme la lecture chrétienne de la Bible dessinent, selon lui, l’image d’un Dieu pathétique. Dès la première page de la Genèse, le Créateur est en quête de ses créatures : Adam, où es-tu  ? interroge Dieu dans le jardin après la faute. Il existe ici un écart douloureux entre l’intention divine et son échec. Ce sont là pour notre auteur les conditions de l’espérance authentique. La ruah [11] de Dieu est également pathétique en tant qu’elle est émotion vitale. Autre terme biblique, le hesed, mot qui signifie fidélité, générosité, loyauté, confiance : Dieu accorde son hesed à Israël et attend que le peuple donne en retour le sien. A bien des égards, cette notion se rapproche de la pietas latine. Autre terme biblique encore : Rahamim, terme qui se réfère à un aspect plus charnel du lien de réciprocité : Rehem désigne le sein maternel. Cela évoque la voix du sang avec ce que cela implique d’émotion, de bouleversement intérieur, comme lorsque Joseph retrouve ses frères, ou encore le bouleversement du père au retour du fils prodigue.

Le mot n’exprime pas précisément la souffrance, mais la chaude intimité dont il est le signe ne peut l’exclure. [12]

Autres exemples vétérotestamentaires : celui de la douleur d’Osée, celui de Jérémie 13, 17. :

Je pleurerai en secret votre orgueil ; mes yeux verseront des larmes, ….

Pour le P. Varillon, ce Dieu en larmes est saint [13] On est au seuil du silence obligé et, de fait, il semble bien que l’Ancien Testament contienne un certain nombre d’éléments qui montrent que Dieu est véritablement peiné par les péchés des hommes [14]. On ne peut ainsi expliquer un certain nombre de passages [15] comme étant de simples anthropomorphismes. Il y a quelque chose en plus.

De la Croix à la Trinité

Puis l’auteur passe à une analyse de ce que Jésus lui-même peut nous apprendre sur le sujet à partir d’une citation de saint Jean : Qui m’a vu a vu le Père (14, 9). Ici, l’unité de Dieu et de l’homme en Jésus manifeste temporellement l’unité éternelle du Père, du Fils et du Saint-Esprit. La voix du Fils est la voix du Père. Ainsi, dans le christianisme, Dieu est ce que le Christ dit, montre et fait. Un connaissance intime de la souffrance de Jésus doit donc précéder la réflexion théologique sur la souffrance de Dieu. L’entendre, c’est entendre le Père. Hans Urs von Balthasar explique que le croyant saisit cette voix comme une stéréophonie [16]. De plus, Jésus passe sa vie dans les régions les plus douloureuses de notre humanité [17], il est médecin, avocat. Ailleurs, le père du fils prodigue est ému de compassion [18], ses entrailles frémissent véritablement, et il y a là quelque chose de l’expérience divine. Jésus lui aussi a les entrailles remuées quand on porte en terre le fils unique d’une veuve [19], il pleure lors de la mort de Lazare, c’est-à-dire sur un ami, mais aussi parce que Dieu même est ici face à face avec sa propre mort [20]. Ses larmes sont le commencement de l’agonie de Jésus.

Dieu n’a pas refusé son propre Fils, mais l’a livré pour nous [21]. Le terme livré exprime le paroxysme d’un déchirement, un cri fulgurant au cœur de la Trinité. Car la miséricorde… est une passion [22].

Il ne sera pas donné aux hommes d’image plus parfaite de Dieu, tel qu’il est en lui-même, que l’homme Jésus agonisant, outragé, crucifié [23]. La souffrance de Jésus est une souffrance en communion. Il ne sait plus que son Père souffre avec lui (« Mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? »). Il souffre seul. Donc davantage. C’est le point limite. La kénose. C’est, dans la privation de communion, la plus intime communion. L’Esprit est le lien.

La relation entre Dieu et les hommes est-elle symétrique ?

Que faut-il penser de tout ce dossier scripturaire ? Il est certain qu’à travers telle ou telle attitude du Christ, on peut lire la manière dont Dieu se comporte. Mais malgré les apparences d’objectivité, le P. Varillon a certains présupposés qui orientent son interprétation des sources. De la Genèse à la kénose, le regard du P. Varillon est bien celui d’un théologien qui interprète l’Écriture en fonction du présupposé de la mixité : tout ce qui est attribué en propre à Dieu est interprété comme le reflet d’une expérience humaine.

Tout est imprégné de l’idée que la relation entre Dieu et les hommes se caractérise par la symétrie, en particulier par le biais de l’humanité du Christ. Le P. Varillon estime que l’amour, par exemple, supposant l’égalité, l’affect est des deux côtés, aussi bien du côté de Dieu que du côté des hommes. Ce qui est vrai de l’amour l’est aussi de la souffrance. En particulier, on va presque jusqu’à voir dans la création un premier anéantissement de Dieu. Par là, Dieu est en quelque sorte lié à la liberté de sa créature. Plus, il se trouve comme obligé de livrer son Fils, et cet acte cause à Dieu une souffrance plus profonde encore que toute souffrance de l’ordre créé.

Il nous semble que cette conception des relations entre Dieu et le créé est fausse et dangereuse : Dieu n’a pas besoin de la création pour être potentiellement créateur, il n’a pas besoin d’avoir à exercer sa Providence à l’égard des hommes pour être « Providence », etc. Au final, il faut tenir que c’est la créature qui est affectée et non l’inverse. L’affect n’est pas des deux côtés. On ne peut se servir de l’humanité du Christ pour poser une égalité de relations entre Dieu et les hommes : si le Christ renouvelle toute chose, il ne détruit pas pour autant l’acquis de la réflexion de l’Ancien Testament qui consistait à voir Dieu dans son asymétrie fondamentale par rapport à nous.

Que dit la Tradition ?

Le P. Varillon entreprend ensuite un parcours de la Tradition et, à ce sujet également, quelques remarques sont nécessaires.

Il admet initialement que parler de la souffrance de Dieu dépasse les bornes de la provocation à des oreilles chrétiennes, parce que ce sont les attributs essentiels de l’Etre qui sont ici en cause, qu’il s’agisse de sa perfection, de son éternité, de son caractère immuable, inaltérable, invulnérable. On est donc tenté de ne pas admettre que Dieu puisse souffrir. D’ailleurs, des Pères comme saint Hyppolyte ou encore Tertullien ont lutté contre les patripassiens, lesquels admettaient une « passion » du Père. [24]

Une autre tentation est celle du fidéisme, qui refuse le dialogue entre la foi et la philosophie. Dans ce cadre, l’homme est tenté de ne plus adorer que ses émotions. Paresse de l’esprit sans doute, il devient toujours à plus ou moins long terme le fossoyeur de la foi.

Dieu devient ? Dieu ne devient pas, il est ? Il faut donc tenir à la fois la transcendance de Dieu tout en faisant droit aux requêtes de la raison, fille de Dieu, explique le P. Varillon. La critique des anthropomorphismes religieux remonte en Occident à Xénophane, aux Éléates, à Parménide et à Zénon, auxquels ils proposaient comme alternative le dogme fondamental de l’immutabilité de l’Etre. A l’opposé, Héraclite insiste sur le devenir dans l’être, sur le mouvement.

Dans la philosophie des siècles suivants, c’est la première conception qui s’est imposée et que l’on retrouve à travers l’Idée de Platon, le Moteur immobile d’Aristote ou le Un primitif de Plotin. Cependant, nos contemporains ont remis les conceptions d’Héraclite au goût du jour. Dans l’intervalle, les apologistes chrétiens n’ont pas cru devoir récuser ces concepts. S’ils croyaient en un devenir-homme de Dieu, ils n’affirmaient pas que

Cependant, on peut lire chez Origène, dans son homélie sur Ezéchiel :

Le Sauveur est descendu sur terre par pitié pour le genre humain. Il a subi nos passions avant de souffrir la croix, avant même qu’il eut daigné prendre notre chair : car s’il ne les avait d’abord subies, il ne serait pas venu participer à notre vie humaine.
Quelle est cette passion qu’il a d’abord subie pour nous ? C’est la passion de l’amour.
Mais le Père lui-même, Dieu de l’univers, lui qui est plein de longanimité, de miséricorde et de pitié, est-ce qu’il ne souffre pas en quelque sorte ? Ou bien ignores-tu que, lorsqu’il s’occupe des choses humaines, il souffre une passion humaine ? « Car le Seigneur ton Dieu a pris sur lui tes mœurs, comme celui qui prend sur lui son enfant » (Dt 1, 31). Dieu prend donc sur lui nos mœurs, comme le Fils de Dieu prend nos passions. Le Père lui-même n’est pas impassible ! Si on le prie, il a pitié et compassion. Il souffre une passion d’amour. [25]

Il faut voir l’audace de ce texte, qui tient dans l’expression paradoxale le Père lui même n’est pas impassible  ! Qu’a voulu dire Origène ? Il faut tenir compte du fait que, dans le contexte de l’époque, le terme pathè avait un sens extrêmement péjoratif dans le langage philosophique. Ici Origène transforme profondément le sens de ce terme : il ne peut s’agir que de la souffrance d’aimer [26] écrit le P. Varillon.

Grégoire le Thaumaturge, lui-même disciple d’Origène, tente dans un traité [27] de concilier l’impassibilité de Dieu avec son amour souffrant en Jésus-Christ. Il y dit que c’est dans la passion même et dans la mort du Fils que l’immutabilité de l’essence divine est manifestée. Dieu compatit sans pâtir.

On retrouve de tels accents chez saint Bernard : Si Dieu est impassible, il n’est pas dénué de compassion… [28]

Clément d’Alexandrie quant à lui distingue la passion, qui comporte un élément de douleur sensible, de la miséricorde, qui n’est pas douleur en elle-même. Aussi rien ne s’oppose à ce que l’être parfait connaisse cette miséricorde.

Saint Thomas propose une distinction analogue : La miséricorde est souverainement attribuable à Dieu, mais selon l’effet qu’elle produit, non selon la passion soufferte [29]. Cependant, si la démonstration tient, cela laisse l’esprit insatisfait au regard de plusieurs épisodes évangéliques. Jacques Maritain insiste sur le fait que non seulement ce que Jésus fait, le Père le fait aussi, mais encore que ce que Jésus est, le Père l’est également. Pour lui, la miséricorde, comme l’amour, se trouve en Dieu, et pour cet état de perfection il n’y a pas de nom. Cela est innommable et inconnaissable par aucun de nos concepts. C’est une splendeur.

Le thème de la compassion sans passion a été repris à l’époque du modernisme. Cela a conduit certains penseurs à retirer à Dieu toute vie émotionnelle. Il manque encore une phénoménologie de la sensibilité fine pour leur répondre, car nous manquons tout à fait de mots pour désigner les nuances de notre esprit.

En guise de conclusion intermédiaire, le P. Varillon se contente de répéter que s’il y a anthropomorphisme à penser que Dieu souffre, il y en a encore plus à penser qu’il ne souffre pas. [30]

Le P. Varillon souligne ensuite la tentation contemporaine de vouloir se débarrasser de l’impassibilité divine selon son entière extension grecque, patristique et médiévale. De plus, il regrette dans ce domaine un certain unilatéralisme de la tradition occidentale en ce qu’elle est menacée d’être supplantée par un unilatéralisme opposé. C’est pourquoi il pense nécessaire de conserver les concepts de nature et d’essence : « ce n’est pas parce que Dieu ne subit pas sa nature qu’il est sans nature » [31]. A propos de l’indépendance souveraine de Dieu, il s’appuie sur les travaux du P. Martelet commentant la pensée de Teilhard de Chardin : « Dieu n’est immuable qu’en étant, comme Père, un passage éternel à l’altérité de son Fils dans l’Unicité de l’Esprit » [32]. Il cite ensuite Grégoire Palamas, qui distingue en Dieu l’essence, ou sur-essence, inaccessible, et les énergies participables. Au moyen de cette distinction, il peut dire que la création laisse immuable l’essence divine et dire, citant Olivier Clément, que

l’essence et les énergies sont donc les deux modalités antinomiques du Vivant absolu qui se donne totalement en restant toujours autre… La distinction de l’essence et des énergies prolonge la grande antinomie trinitaire de l’essence et des hypostases, source de toute communion. Ainsi Dieu peut-il sortir de son inaccessibilité, de son impassibilité, pour aller jusqu’au bout de son amour sacrificiel. [33]

Enfin, il cite Hans Urs von Balthasar :

la dernière présupposition de la kénose est « l’oubli de soi » des personnes (en tant que relations pures) dans la vie intratrinitaire de l’amour… (Il y a) un état durable supra-temporel de l’Agneau, non seulement tel que l’a présenté l’Ecole française, comme la continuation d’un « état sacrificiel » du ressuscité, mais comme un état du Fils coextensif à toute la création et affectant ainsi en quelque manière son être divin. [34]

Il convient de poser un regard critique sur ce parcours de la Tradition qui prend son bien où il le trouve, au gré des citations, sans tenir compte de toute la pensée des auteurs et d’une synthèse qui va au-delà de son propos. Il est certain que le P. Varillon a raison de souligner que la Tradition a plus insisté sur l’immutabilité que sur la compassion. Une ouverture, ou du moins un rééquilibrage est possible, mais il ne faut cependant pas tomber dans l’excès inverse. Les Pères soulignent l’apathéia divine, l’impassibilité, tout en admettant sa compassion pour la souffrance du monde. La christologie de l’Église ne saurait admettre que Jésus-Christ serait passible selon sa divinité, car si loin qu’aille la « communication des idiomes », Jésus ne nous communique le contact avec Dieu que « sans confusion ». Bien plus encore dit le concile de Chalcédoine, en précisant que les propriétés de l’une et l’autre nature sont d’autant mieux préservées.

De plus, on ne saurait couper la citation d’Origène, pour ne retenir qu’elle, de l’ensemble de sa pensée sans la trahir : cet auteur affirme clairement dans son œuvre l’immutabilité et l’impassibilité divine [35]. Toute la Tradition exclut de l’essence divine la mutabilité, la passivité qui permettraient un passage de la puissance à l’acte. En réalité, il faut trouver un équilibre délicat à la façon d’Augustin quand il écrit : La réaction saine de la souffrance est plus proche de l’immortalité que l’engourdissement d’un sujet insensible. [36]

L’influence hégélienne

A ce stade de la lecture et de la réflexion, on peut se demander pourquoi le P. Varillon parvient à des conclusions quelque peu différentes de celles de la Tradition catholique. Il semble que ce soit une grande fascination pour la philosophie hégélienne qui en constitue l’origine. Il consacre à cet auteur plusieurs page pour légitimer l’apport de la philosophie moderne à son raisonnement. Certes, la fascination du P. Varillon pour la philosophie moderne, en particulier pour Hegel, est datée, et elle va de pair avec une redécouverte de l’histoire en réaction au fixisme doctrinal et à l’immobilité métaphysique du néo-thomisme. Hegel, pour la génération d’après-guerre, c’est « le monstre dont on a appris à ne plus avoir peur ».

Or, il faut savoir que pour Hegel, l’idée de Dieu, pour avoir tout son contenu, doit inclure « la souffrance du négatif », voire la « dureté » de la déréliction [37]. L’ambiguïté de Hegel réside dans le fait de déterminer si Dieu a réellement ou non besoin de l’effort d’évolution du monde. Déjà, un certain nombre de théologiens protestants dits « staurocentriques » affirmant que la passion du Fils affectait de diverses manières toute la Trinité. Selon eux, la passion manifeste la souffrance du Père quand il abandonne son Fils et celle de l’Esprit-Saint qui saisit alors la « distance » entre le Père et le Fils. On voit donc à quel point l’influence des idées de Hegel conditionne tout un courant théologique auquel se rattache en partie le P. Varillon et qui inscrit le thème de la souffrance de Dieu dans une théologie de la Croix.

Pour le P. Varillon en effet, la souffrance trinitaire a son fondement dans l’essence divine elle-même. Ainsi se fait jour l’idée que le rôle principal du Crucifié consiste à manifester la souffrance du Père.

Après ce parcours, que peut-on dire de la spécificité de la pensée du P. Varillon ? Si on peut reconnaître bien des qualités à son travail, il faut cependant souligner un certain nombre de présupposés qui affectent son étude.

Il est inutile de revenir sur l’univocité des relations entre Dieu et les hommes ni sur une certaine lecture de l’Écriture et de la Tradition. Il est d’autres points importants à mettre en valeur dans sa pensée.

Pour le P. Varillon, le nom divin de l’Amour est le nom le plus propre de Dieu, si bien que tous les autres attributs (éternité, justice, ...) doivent être pensés en rapport avec lui. « Dieu éternel » veut dire que son amour est éternel, etc... Mais, ce faisant, on oublie qu’aucun nom divin (fût-ce l’Amour), ne convient adéquatement à Dieu, et que l’Écriture donne l’exemple d’une coexistence des noms divins qui se corrigent l’un l’autre (tendresse, colère, ...), en direction du Dieu toujours plus grand. À ramener toute la pensée sur Dieu à une unité de type psychologique autour d’une donnée, certes centrale, mais encore humaine, on compromet le mystère et on prépare son évacuation par la critique. Il faut cependant tenter d’aller plus loin, par exemple en intégrant la colère divine, si souvent évoquée dans l’Écriture, à ce même Amour, et maintenir la périchorèse des noms divins. Or ce travail, le père Varillon ne l’entreprend pas, ce qui a des conséquences fâcheuses sur sa démonstration.

Dans l’ouvrage du P. Varillon, et c’est sans doute là le défaut le plus fondamental, on constate une absence de l’analogie. Tout se déploie selon une stricte univocité où Dieu endosse les sentiments de la « Belle âme ».

Conclusion

Au total, on peut reprocher au P. Varillon, quelles que soient ses bonnes intentions, d’opérer une transposition psychologique sur Dieu pour le rendre plus acceptable à ses contemporains. Dieu devient ainsi en quelque sorte « l’idole des grands sentiments humains ». Sa démarche est trop empreinte de subjectivité.

A sa démarche, on peut mettre en regard la réflexion de saint Louis-Marie Grignon de Montfort écrivant que quand je souffre, je pense que Jésus et Marie sont heureux, ultime paradoxe, mais non le moins éclairant dans ce problème difficile.

Michel Emmanuel, né en 1969, marié, 5 enfants, professeur au Collège Stanislas à Paris, membre de la communauté apostolique Aïn Karem, auteur d’une thèse Devenir prêtre dans l’entre-deux guerres, Les années de formation de Mgr Maxime Charles, qui vient d’être publiée sous le titre La Vie cachée de l’abbé Charles, Parole et Silence 2018.

[1] François Varillon, La souffrance de Dieu, Le Centurion, 1992 (première édition en 1975), 118 pages.

[2] La souffrance de Dieu, p. 14.

[3] Revue thomiste, 1969, I.

[4] La souffrance de Dieu, p. 10.

[5] La souffrance de Dieu, p. 11.

[6] On peut remarquer qu’il y a des paradoxes « faits de main d’homme » et d’autres qui jaillissent d’une donnée incontournable de la Révélation.

[7] La souffrance de Dieu, p. 12.

[8] La souffrance de Dieu, p. 17.

[9] La souffrance de Dieu, page 18.

[10] La souffrance de Dieu, page 23.

[11] Toute la Tradition reconnaît l’Esprit Saint dans la ruah de Gn 1, 2.

[12] La souffrance de Dieu, p. 31.

[13] La souffrance de Dieu, p. 32.

[14] Le lecteur pourra consulter les passages suivants : Gn 6, 6 ; Dt 4, 25 ; Ps 78, 41 ; Is 7, 13 ; Is 63, 10 ; Jr 12, 7 ; Jr 31, 20 ; Os 4, 6 ; Os 6, 4 ; Os 11, 8s.

[15] Il ne faut pas oublier qu’un certain nombre d’écrits, par exemple Jérémie, montrent que le péché frappe l’homme lui-même (2, 19 ou 5, 25 par exemple).

[16] Axes, février-mars 1975, p 9.

[17] Jacques Guillet, Jésus-Christ dans notre monde, DDB, 1974, p 63.

[18] Lc 15, 20.

[19] Lc 7, 12.

[20] La souffrance de Dieu, p. 38.

[21] Rm 8, 32.

[22] Claudel, Cinq grandes Odes, La maison fermée.

[23] La souffrance de Dieu, p. 39.

[24] Le patripassianisme est une forme de modalisme dans la mesure où le Verbe y est présenté comme étant un autre nom du Père. Ainsi, dans cette hérésie, c’est le Père qui s’est incarné et a souffert.

[25] Homélies sur Ézéchiel, 6, 6.

[26] La souffrance de Dieu, p. 48.

[27] De passibili et impassibili in Deo.

[28] Sur le Cantique des Cantiques, sermon 26, n°5.

[29] Somme Théologique, I a, q. 21, art. 3.

[30] La souffrance de Dieu, p. 53.

[31] La souffrance de Dieu, p. 54.

[32] Fondation et Association Teilhard de Chardin, cahier VII, Sens humain et sens divin, Seuil, 1971, p. 95-97.

[33] Olivier Clément, préface à C. Yannaras, De l’absence et de l’inconnaissance de Dieu, le Cerf, 1971, p. 25.

[34] H. Urs von Balthasar, Le mystère pascal, cité par le P. Varillon, p. 57.

[35] Voir par exemple Contre Celse IV, 4.

[36] Saint Augustin, Commentaire sur le psaume 56.

[37] On s’inspire ici d’un document de la Commission Théologique Internationale : Théologie, Christologie et anthropologie, 1981, in Commission Théologique Internationale, textes et documents, (1969-1985), Cerf, 1988, 462 pages. Voir les pages 257-261.

Réalisation : spyrit.net