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Résurrection, une aventure intellectuelle et spirituelle

P. Michel Gitton

Résurrection vient de fêter un demi-siècle et près de deux cents numéros ; ce n’est qu’une date, mais qui permet de mesurer le chemin parcouru, pour mieux voir la route à suivre pour la suite.

Il m’a été donné d’accompagner l’aventure de Résurrection depuis quarante ans – ce qui n’est pas la totalité de son histoire, mais s’en rapproche ! – d’abord comme étudiant, comme jeune rédacteur, puis comme aumônier et enfin comme directeur (jamais comme rédacteur en chef). Mgr Charles, avant de quitter Montmartre en 1985, avait voulu que je prenne sa suite et devienne le « directeur gérant » de la publication, avec la charge de veiller à sa ligne doctrinale, me transmettant (de quel droit ? je ne le sais toujours pas) la fameuse mention « cum permissu superiorum », qui, depuis les jours du Centre Richelieu, équivalait à une sorte d’imprimatur, confié par l’autorité diocésaine. Le Cardinal Feltin, à l’époque, sans doute lassé de devoir faire examiner chaque numéro, avait confié au sourcilleux chanoine, dont l’orthodoxie ne faisait guère de doute, la charge d’être lui-même censeur de ses propres publications.

De cet observatoire, il m’a été donné de voir se succéder, avec des bonheurs variables, des équipes de rédaction sans cesse en renouvellement, où se sont croisés des centaines de jeunes intelligences, dont bien des noms aujourd’hui célèbres. Luc Perrin a réussi à faire vivre cette histoire en la remettant en perspective avec une autre histoire, celle de l’Église de France dans ces années troublées. Je n’y reviendrai donc pas.

Je voudrais, en ce tournant des cinquante ans, marquer quelques traits durables de cette aventure intellectuelle et spirituelle, comme une physionomie qui détermine, sans l’enfermer, la vie de la revue. Résurrection est née, on le sait, on l’a dit, dans le sillage de ce qu’il est convenu d’appeler la « nouvelle théologie », celle des de Lubac, des Daniélou, des Balthasar et des Bouyer. Jamais la revue n’a renié cet héritage, qui la marque encore aujourd’hui plus qu’on ne le croit. Sa position vis-à-vis de l’histoire a été d’emblée ouverte [1], elle n’a pas vu dans les recherches critiques d’abord une menace pour les données de la foi, mais bien une aide pour percevoir l’essentiel de la Tradition. Elle a suivi le dialogue avec des disciplines universitaires, qui ont marqué le renouveau des recherches patristiques, médiévales, etc. et elle s’en est nourrie.

Si un raidissement s’est fait jour, ce serait plutôt autour des questions bibliques, qui restent encore aujourd’hui un domaine marqué par l’idéologie, où la « science », malgré d’incontestables progrès, semble parfois couvrir des pétitions de principe et des exclusives a priori (qu’on pense aux chassés-croisés sur la datation des livres bibliques, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament). En exégèse, Résurrection a livré quelques combats mémorables, qui sont loin d’être dépassés (sur l’historicité de la Résurrection du Christ, par exemple), elle a souvent plaidé pour une méthode large qui inclut les recherches historiques et textuelles dans une vision compréhensive du texte biblique, saisi dans sa cohérence propre. Jamais, en tout cas, les rédacteurs de la revue ne se sont résignés à une coupure entre la connaissance historique et les affirmations doctrinales : de droit, il ne peut y avoir deux vérités sur le Christ, une au niveau des faits constatables par l’historien et l’autre au sein de l’Église. Cela interdit tout repli frileux sur une lecture fondamentaliste de l’Écriture. Mais, d’un autre côté, il ne s’agit pas de se livrer pieds et poings liés à la dernière théorie en vogue. Les rédacteurs, à cause de leur propre compétence universitaire, savent bien que l’histoire ne se fait pas sans tâtonnements et que l’argument d’autorité n’y a pas vraiment sa place.

La revue Résurrection, malgré son appartenance catholique affirmée sans complexe, n’a jamais prôné un splendide isolement. Elle a grandi au milieu de collaborations croisées où l’orthodoxie jouait son rôle (à travers le P. Le Guillou) et où la référence anglo-saxonne (grâce au P. Bouyer et à Jean Duchesne) était volontiers présente. Elle n’a sans doute pas attendu l’invitation de Jean-Paul II pour essayer de respirer « à deux poumons » : la connivence particulièrement affectionnée avec les Pères grecs et même orientaux allait dans ce sens, et a permis d’éviter certains dessèchements de la théologie occidentale (sur la question de la grâce, ou sur l’ecclésiologie, par exemple). La théologie des religions ne lui a pas été non plus étrangère, même si la réflexion sur le judaïsme peut apparaître, par contraste, plus faible. Un intérêt qui s’est révélé au fil des années pour l’Islam [2] pourrait être prometteur.

Là où Résurrection reste le plus proche de l’option de ses pères fondateurs, c’est sur la question du rapport à la philosophie. La revue est née au moment où de Lubac ébranlait l’édifice construit à l’époque baroque, mais qu’on croyait éternel et qui faisait de la philosophie – d’une certaine philosophie, aristotélico-thomiste – le soubassement nécessaire de la théologie. Cette vision des choses ne pouvait guère survivre à une lecture des Pères (et de saint Thomas lui-même) où l’on repérait une autre organisation des savoirs : là, la théologie se voulait bien plutôt le discriminant, la mesure, qui permettait de discerner la part vraie au milieu des opinions humaines véhiculées par la philosophie. Loin d’un ordre de connaissances à part, le savoir de la foi reprenait, purifiait et élevait les pressentiments du vrai, d’ailleurs fort divers, qui avaient eu cours chez les païens. Du coup, la théologie devenait apte au dialogue avec les penseurs modernes, sans exiger d’eux de se renier au plan philosophique préalablement à leur conversion. Certes les philosophies modernes, nées sur le terreau du christianisme, et généralement en opposition à lui, ne sont pas innocentes, mais les pensées de l’Antiquité païenne ne l’étaient pas non plus, ni Aristote, ni Platon ne sont spontanément accordés à la vérité du Christ.

Mgr Charles avait apprécié Blondel et Bergson, il n’avait pas totalement répudié un amour de jeunesse pour Kant. La génération des refondateurs (après 1968) apporta une sympathie spéciale pour la phénoménologie, qui s’était éveillée, dans la khâgne de Condorcet, au contact de ce maître discuté que fut Jean Bauffret, lequel ouvrit à Jean-Luc Marion et à tant d’autres l’accès à Heidegger. De là un intérêt soutenu pour des thèmes comme l’amour, la donation, l’altérité, etc... Mais on se tromperait si l’on croyait Résurrection monocolore, sur ce point comme sur d’autres. Il y a quelques années un article remarqué faisait entendre que la pensée de Hegel pouvait nous conduire à une vision renouvelée de la transcendance de Dieu [3].

On reste étonné avec le recul de la liberté qu’ont manifestée les rédacteurs de la revue, vis-à-vis des modes intellectuelles qu’ils ont traversées : l’existentialisme des années 50 fut soupesé à l’aune de la foi ; le structuralisme de la décennie suivante, s’il ne fut guère pris au sérieux, permit néanmoins une confrontation avec la linguistique dans une série d’études sur la Bible comme « non texte », parole d’amour [4]. Dans l’éclatement actuel du paysage intellectuel, Résurrection a sans doute moins de baudruches à dégonfler, mais on appréciera que ses rédacteurs croisent le fer, de façon amicale, avec les tenants de l’école anglo-saxonne qu’on rassemble souvent sous le nom de Radical Orthodoxy, dont le projet semble a priori assez proche du sien [5].

Selon les périodes et les générations de rédacteurs, le centre de gravité se déplaça : historiens, littéraires, philosophes, scientifiques, parfois (plus rarement) juristes donnèrent tour à tour le ton à l’ensemble, mais sans réelle discontinuité. Beaucoup, à Résurrection, apprirent à aborder des domaines qu’ils ne maîtrisaient pas jusque là, l’exigence de penser juste, sans concession à la facilité, obligea des praticiens des savoirs positifs à se muer en spéculatifs, et réciproquement, des philosophes durent s’initier aux méandres de l’exégèse et de l’histoire des dogmes. Cette interdisciplinarité vécue de façon libre et stimulante aida à élargir les horizons et à doter certains d’outils qu’ils n’auraient jamais trouvés dans leur discipline de départ.

Mgr Charles joua pour beaucoup d’entre nous le rôle d’un maître à penser, nous poussant à la clarté au nom d’exigences très classiques (« ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement »), nous mettant en garde contre les constructions trop a priori qui ne collaient pas aux faits, nous apprenant aussi la liberté de jugement d’un honnête homme, qui s’informe auprès des spécialistes, mais ne s’inféode pas forcément à leurs conclusions. Après lui, cette tradition s’est maintenue, et rien ne ressemble moins à l’esprit de Résurrection que le cloisonnement des disciplines et le culte de la spécialisation : les amateurs que sont la plupart des rédacteurs n’ont pas peur parfois de faire la leçon aux autorités en place, et souvent leur audace est payante.

La revue n’aurait pas si longtemps perduré et entraîné des équipes chaque fois renouvelées, si la théologie ne s’était pas appuyée sur une expérience de prière partagée au sein d’une réalité ecclésiale plus large. Le Centre Richelieu qui l’a vue naître a pu être caractérisé comme une paroisse missionnaire au sein de laquelle se croisaient des étudiants de tous bords attirés par l’élan spirituel qui leur était communiqué au fil de l’année par des messes, des adorations, des pèlerinages, des retraites innombrables [6]. L’attention aux richesses intérieures du Cœur du Christ, l’adoration du Saint Sacrement, la piété liturgique y étaient particulièrement à l’ordre du jour. Ce n’était pas autre chose que proposa Mgr Charles aux premiers étudiants qui vinrent le rejoindre à Montmartre à partir de 65. Et on peut dire sans exagération que la renaissance de la revue dans les années 67-68 fut nettement le fruit du pèlerinage en Terre Sainte et de l’adoration eucharistique ; plusieurs articles, qui font clairement le lien entre l’expérience de l’adoration et une certaine vision de l’Incarnation, en portent témoignage [7]. Le transfert de Résurrection à Saint Germain l’Auxerrois en 1990, au milieu de la communauté Aïn Karem qui venait de s’y implanter, ne changea pas ces données et développa au contraire la composante liturgique de l’ensemble. Aujourd’hui les conditions sont un peu différentes, à cause d’une situation de diaspora dans la région parisienne, mais l’avenir de la revue passe incontestablement par l’existence d’un pôle de prière commun aux rédacteurs.

Une dernière note caractérise la revue, et d’une certaine manière en explique les autres particularités. Maxime Charles l’avait voulu comme un outil d’apostolat, au service des “missionnaires” laïcs qui étaient chargés, conjointement avec les aumôniers, d’un secteur du monde étudiant à évangéliser. C’est ainsi qu’elle fonctionna quelque temps à Montmartre avec d’autres missionnaires (ceux du mouvement Saint-Jean chargés de répandre l’adoration dans le milieu des jeunes professionnels). Sans doute, pendant un moment, l’allure trop philosophique de certains numéros sembla en limiter l’impact à un étroit public de spécialistes (certaines mauvaises langues disaient même : aux seuls rédacteurs des articles), mais il faut savoir que ces rédacteurs eux-mêmes étaient des apôtres ardents qui entraînaient leurs amis et relations dans une découverte de la foi. Ce lien de la théologie et de l’annonce de la foi est resté au cœur du projet et, aujourd’hui encore, les groupes de recherche, les cours et les conférences du mouvement qui a pris le nom de « Résurrection », le pèlerinage à Vézelay, les retraites profitent des recherches de la revue. L’apostolat de rue, jusque dans les banlieues, se veut un prolongement de la recherche de Résurrection : car pour répondre aux questions du seuil, il faut toute la richesse de la grande Tradition de l’Église et seule la lumière la plus haute peut rendre accessible aux plus simples les vérités de la foi.

Ce va-et-vient entre l’apologétique et la dogmatique n’était pas étranger aux Pères de l’Église qui méditaient sur le contenu de la foi dans un monde où le paganisme était encore présent et virulent. À Résurrection, on pense que la confrontation est utile des deux côtés et que les recherches théologiques, si elles peuvent et doivent inspirer le dialogue avec l’honnête homme d’aujourd’hui, profitent aussi de la provocation que lui apportent les remises en cause venues d’un monde devenu étranger au christianisme. L’apostolat n’est pas seulement le bénéficiaire des travaux de fond menés dans la revue, mais, en retour, il stimule la recherche, empêche de s’en tenir à des solutions verbales, oblige à la clarté et à la lisibilité des résultats, maintient la pensée sans repos jusqu’à ce qu’on ait fourni une réponse à la hauteur du défi.

Œuvrer pour que la lumière, toute la lumière du Christ, parvienne à ses destinataires, n’est-ce pas cela toute l’ambition de Résurrection ?

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Luc Perrin (cf. infra, p.20) repère au contraire une méfiance pour l’histoire, mais je pense qu’il s’agit plutôt de l’historicisme, qui avait encore cours dans l’université d’après guerre, avant que Pierre Irénée Marrou et d’autres ne viennent proposer un renouvellement décisif de la méthode historique.

[2] N° 23-24 de la nouvelle série sur « Islam et christianisme ».

[3] Maxence Caron, « Passion et impassibilité de l’Esprit absolu dans la pensée de Hegel », Résurrection n° 88-89 (n.s.), pp. 95-111.

[4] Michel Costantini, « La Bible n’est pas un texte » (article paru dans un des premiers numéros de Communio I/7, septembre 1976), mais reprenant trois articles parus dans Résurrection dans les mois précédents. On peut désormais le consulter dans Résurrection, n° 60-61 (n.s.), pp. 85-115 où il est reproduit.

[5] Numéro à indiquer : « Théologie et modernité », mois et n°.

[6] Pour comprendre comment le Centre Richelieu a pu devenir à la fois une « centrale de prière » et une « école théologique », on se reportera à l’ouvrage désormais classique de Samuel Pruvot, Monseigneur Charles, aumônier de la Sorbonne, 1944-1959, Cerf, Coll. Histoire/ Biographie, 2002, surtout au chapitre XIII.

[7] Cf. la célèbre conclusion de l’article de Jean Luc Marion « Penser juste ou trahir le mystère » (Résurrection 30, p. 93) : « le concept appelle à la prière ». On lui doit aussi un texte fameux dans ces mêmes années : « Splendeur de la contemplation eucharistique » (Résurrection 31, p. 84-88).

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