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Retour sur un calendrier

Roland Hureaux

Les bonnes âmes qui, avec une incommensurable naïveté, ont toujours pensé que le projet européen, enfant du vénéré (sinon encore vénérable) Robert Schuman et auréolé de la couronne d’étoiles de la Femme de l’Apocalypse, est un projet « au fond » chrétien, ont dû être bien gênées par l’invraisemblable publication, sous les auspices de la Commission européenne, d’un calendrier à l’usage des écoles, produit à plusieurs millions d’exemplaires et mentionnant les fêtes religieuses juives, musulmanes, sikhes, hindoues, mais pas les fêtes chrétiennes !

Ces bonnes âmes se sont vite consolées quand on leur a dit qu’il s’agissait d’une erreur et que le Commission avait retiré le calendrier avec des excuses.

On peut certes admettre que Barroso n’était pas au courant (mais quel piètre patron fait-il alors !), encore moins van Rompuy, qui est un authentique homme de foi. Mais quelle naïveté d’imaginer que le service de communication qui a produit ce calendrier a tout simplement « oublié » les fêtes chrétiennes, comme cela, par erreur, par l’étourderie d’une secrétaire !

On ne saurait mettre cet oubli sur le compte du simple laïcisme, notre bon laïcisme à la française qui aurait fait des émules à Bruxelles. Si tel était le cas, le calendrier n’aurait mentionné aucune fête religieuse [1]. Non, regardons les choses en face : il exprime un antichristianisme radical.

Il ne nous revient pas de faire une enquête approfondie sur les processus décisionnels qui ont abouti à une telle production. Il est étonnant d’ailleurs que la presse, d’ordinaire si curieuse, ne nous ait guère renseignés sur ce sujet.

Il nous est permis en revanche de tenter de comprendre le mécanisme idéologique qui a abouti à cette occultation. Nous comprendrons par là même que l’attitude antichrétienne qui est exprimée par ce calendrier est, n’en déplaise aux bonnes âmes que nous évoquions, intrinsèque au processus européen.

Le caractère idéologique de la construction européenne

Notre hypothèse est que la construction européenne, conçue non point comme un simple renforcement de la coopération entre les nations d’Europe mais comme un projet de les fusionner à terme en une seule entité étatique, fédérale ou pas, est un projet idéologique.

Les penseurs libéraux qui ont analysé le communisme et le nazisme : Souvarine, Orwell, Arendt, Aron, Papaïoannou, Besançon, Bæchler, Popper, Hayek, etc., nous ont instruits sur ce qu’avait de spécifique le phénomène idéologique, dans sa version totalitaire, à l’origine des tyrannies et des crimes que nous savons.

Retenons en deux définitions : « l’utopie (notion proche de l’idéologie) se caractérise par la volonté d’organiser les activités sociales jusque dans leur détail à partir d’un principe unique » (Jean Bæchler) ; « les idéologies sont des ismes qui peuvent tout expliquer en le déduisant d’une seule prémisse » (Hannah Arendt). Ces prémisses, ce sont par exemple l’universalité de la lutte des classes, la suppression de la propriété privée et de la religion, le primat de la race, etc. Hannah Arendt dit aussi que l’idéologie est la « logique d’une idée », le fait de partir d’une idée et d’en tirer toutes les conséquences, sans plus se préoccuper de la réalité.

Cette idée simple qui inspire la politique idéologique est généralement la négation d’une constante anthropologique forte, comme la propriété ou la religion. L’échec lamentable du communisme a confirmé, s’il en était besoin, que l’entreprise était contre nature.

Même si elle ne comporte ni goulag, ni terreur de masse, la construction européenne est fondée sur une négation : celle du fait national, à tout le moins de l’idée d’État-nation telle qu’elle prévaut en Europe depuis le Moyen Âge.

Et cette négation, idée simple elle aussi, inspire la plupart des politiques menées depuis cinquante ans au nom de l’Europe : marché unique, uniformisation des normes de toutes sortes, libre circulation des hommes, centralisation de plus en plus grande des pouvoirs à Bruxelles et bien entendu monnaie unique.

Elle est fondée sur une analyse également simplifiée de l’histoire européenne récente. L’expérience de la Seconde Guerre mondiale a laissé croire à une partie des élites européennes, persuadée à juste titre que la cause de la guerre était l’idéologie nazie, que le nazisme n’était qu’une forme exacerbée du fascisme, ce qui est déjà en partie faux, que le fascisme était une forme exagérée du nationalisme, le nationalisme, une hypertrophie de l’esprit national et donc du patriotisme. Un raisonnement dont le pape Jean-Paul II a pris l’exact contre-pied en disant en 1995 : « Cinquante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il importait de rappeler que ce conflit a eu lieu à cause de la violation du droit des nations. » Charles de Gaulle ne dit pas autre chose : « La nation n’est pas source de conflits. En revanche, la négation de la nation est à l’origine de toutes les guerres. »

C’est pourtant sur la base de ce raisonnement, dont à peu près tous les maillons sont contestables, qu’a été entreprise la construction européenne.

L’idéologie ne fausse pas seulement le rapport au réel, elle fausse aussi le rapport au temps. Cette idée simple que personne n’avait eu jusque-là, abolir la propriété hier, abolir les nations aujourd’hui, est si neuve qu’elle semble révolutionnaire. L’histoire se divise désormais entre l’avant – où l’Europe n’avait pas encore saisi l’idée géniale et simplificatrice qui doit faire son bonheur – et l’après qui s’organisera sur la base de cette idée. Karl Marx disait qu’avec le socialisme, l’humanité sortirait de la préhistoire pour entrer dans la véritable histoire. Un rapport au temps que Rémi Brague [2] assimile à la gnose de Marcion pour qui le Nouveau Testament abolissait entièrement l’Ancien.

Ce n’est pas seulement tel ou tel trait du passé qui, dans le mode de pensée idéologique, se trouve disqualifié, c’est le passé en général. À partir du moment où elle prétend organiser l’Europe en gommant le fait national, la démarche européenne tend à considérer les siècles où les nations existaient comme des siècles barbares, où presque tout était mauvais : des siècles de guerre, d’obscurantisme, de haine, marqués par la traite des nègres, le racisme, mais aussi l’intolérance religieuse. C’est pourquoi la mémoire ou les racines – en particulier les racines chrétiennes – sont, du point de vue de l’idéologie, disqualifiées puisque elles renvoient à un âge de fer que l’on pense avoir dépassé.

Pour les porteurs de l’idéologie européiste – ou du mondialisme qui en est difficilement séparable –, aimer sa patrie, un sentiment qui, dans toutes les civilisations est, ainsi que le rappelle Leo Strauss, le plus naturel qui soit, c’est être nationaliste, donc fasciste, donc nazi, donc, en puissance, kapo dans un camp de concentration. A fortiori si on souhaite que son pays demeure indépendant, ce qui est pourtant bien normal. D’où la haine qui anime ces gens-là vis-à-vis de toute affirmation identitaire, pour timide qu’elle soit.

Cette affirmation identitaire vouée aux gémonies, ce n’est pas seulement celle des différentes composantes nationales de l’Europe, c’est aussi celle de l’Europe elle-même et en particulier celle de son identité chrétienne dont les idéologues redoutent toujours qu’elle porte en germe le racisme ou la xénophobie, sentiments aussi condamnables entre Européens qu’à l’égard des non-Européens. D’une certaine manière, ce ne sont pas les seules racines chrétiennes qui se trouvent récusées, ce sont toutes les formes de racines.

Et comme ces forces que l’on veut combattre, hier la propriété privée ou la religion, aujourd’hui le sentiment national et celui d’une identité européenne, quelque part résistent , puisque elles sont dans l’ordre de la nature, les idéologues se sentent investis d’une mission d’éducation pour les éradiquer, en venir à bout. Mission d’éducation et même de « rééducation » avec tout ce que ce mot implique d’inquiétant.

Ne doutons pas que les communicants qui ont fait le calendrier de la commission ne se soient sentis investis d’une telle mission. Tout sentiment identitaire doit être banni en Europe et donc en premier lieu celui d’une identité chrétienne, puisque il est porteur de racisme, de xénophobie et – et pourquoi pas ? – du retour des nationalismes. Diffusons un calendrier dont toute fête chrétienne sera exclue, pour que les enfants des écoles comprennent bien ce qu’ont de relatifs les repères identitaires chrétiens sur lesquels ils se fondaient jusque-là. Inculquons-leur l’idée de la relativité de leur culture vis-à-vis des autres cultures du monde.

Cette démarche nous instruit d’une autre dimension de l’idéologie : son universalisme. Puisque elle se veut une rupture radicale avec le passé, fondée sur des concepts nouveaux, il n’y a aucune raison que ses recettes ne soient valables que pour un pays ou un groupe de pays. Elles sont valables pour le monde entier. « La Communauté (européenne) n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » (Jean Monnet) Cette propension à l’universalité mine la construction européenne depuis son commencement. L’union douanière s’est fondue dans l’espace de libre-échange mondial voulu par l’O.M.C., la préférence communautaire, fondement de la Politique agricole commune est, elle aussi, en voie de dilution, le programme Erasmus, excellente chose au départ, a été élargi à l’Asie, les valeurs qui définissent l’Europe, dit-on, si on exclut l’héritage judéo-chrétien ou gréco-latin, ce sont la démocratie, les droits de l’homme, la bonne gouvernance, l’antiracisme, toutes choses dont on ne voit pas ce qu’elles ont, aujourd’hui, de spécifiquement européen.

Armé de ces « valeurs », la diplomatie européenne ne sait plus que donner des leçons au monde entier, comme elle le fait à ses propres peuples. Et comment ferait-elle autrement puisque, faute de s’aimer elle-même, elle n’a plus d’intérêts propres à défendre ?

On n’aurait en effet pas fait le tour des effets de l’idéologie si on ne faisait sa part à la haine de soi. Celui qui s’accommode du monde tel qu’il est et que, à bien des égards, il a toujours été, n’éprouve nullement le besoin de trouver une clef qui en permettra la transformation radicale. Cette philosophie simpliste qui doit permettre de transformer le monde existant en un monde meilleur implique au contraire un regard largement négatif sur le monde tel qu’il est et, dans le cas d’espèce, sur l’Europe telle qu’elle est.

C’est pourquoi l’Europe, dans la seule guerre qu’elle ait entreprise, a fait le choix des Kosovars musulmans contre les Serbes chrétiens, qu’elle préfère à l’évidence la Turquie, longtemps choyée par Bruxelles, à la Grèce très mal considérée (l’héritage grec est aussi peu considéré que l’héritage chrétien). Les attitudes qui tendent à donner, d’un bout à l’autre de l’Europe, au motif de protéger les minorités, un privilège culturel à l’islam ou à d’autres confessions étrangères à l’héritage européen sont ouvertement encouragées par l’Union européenne. C’est ainsi qu’une conception dévoyée du dépassement des nations conduit à la « préférence pour l’autre » systématique. Les transgressions de l’héritage moral judéo-chrétien, telles l’avortement plus facile ou la promotion de l’homosexualité, ouvertement encouragés par Bruxelles, vont dans le même sens.

Toutes les idéologies sont antichrétiennes

Enfin, pour qui douterait encore du caractère idéologique de la construction européenne, l’antichristianisme qui l’anime devrait en être un symptôme décisif. Toutes les idéologies sont antichrétiennes. La haine du marxisme-léninisme à l’égard de toutes les religions, mais particulièrement du christianisme, pourchassé pendant 70 ans, n’est que trop connue. La haine du nazisme pour les juifs a fait passer au second plan sa haine tout aussi profonde, selon les confidences d’Hitler lui-même [3], des chrétiens, haine mise cependant en veilleuse par l’exigence tactique de ménager en temps de guerre la religion de la plupart des Allemands.

Ce n’est pas seulement en tant qu’héritage de l’histoire que les idéologues détestent les religions. C’est aussi parce que les religions, spécialement le christianisme, portent en elles de dangereux ferments de liberté. Pour ceux qui veulent refaire le monde à partir de concepts abstraits, nécessairement globalisants, voire totalisants, pour ne pas dire totalitaires, l’existence d’individus ou de peuples se référant directement à une loi transcendante constitue un danger potentiel. Que les pays les plus rétifs à la construction européenne au cours des dernières années aient été la Pologne et l’Irlande, vieilles nations catholiques, est d’ailleurs significatif.

La dérive idéologique nous paraît un facteur bien plus décisif de l’évolution antireligieuse de la construction européenne que le basculement du centre de gravité de l’Europe vers le Nord, et donc vers le protestantisme, auquel on l’impute souvent – même si un certain protestantisme sécularisé constitue un terrain de prédilection pour les idéologies de tout acabit.

L’épisode du calendrier européen devrait enfin ouvrir les yeux de tous les bien-pensants qui croyaient que l’entreprise européenne avait « malgré tout » un caractère chrétien ou encore de ceux qui, en France, ont envisagé naïvement de s’appuyer sur le levier européen pour contourner une laïcité à la française, somme toute moins dangereuse que la logique idéologique qui anime la sphère bruxelloises. Le rejet violent de la candidature de Rocco Buttiglione, catholique proche du pape, en 2004, à un poste de commissaire européen aurait déjà dû ouvrir les yeux de ces bien-pensants, l’interdiction des crucifix dans les écoles italiennes par la Cour de justice de Strasbourg (autre démarche institutionnelle mais même universalisme idéologique) aussi [4], mais il n’y a pire sourd que ceux qui ne veulent pas entendre. Il est temps que ce qui reste de chrétiens en Europe comprenne que la construction européenne telle qu’elle se déroule sous nos yeux depuis plusieurs décennies, à l’instar de la tour de Babel, symbole de toutes les entreprises prométhéennes, a cessé depuis belle lurette, si elle le fut jamais, d’être l’œuvre des enfants du Bon Dieu.

Roland Hureaux, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’ENA, agrégé d’histoire, rédacteur en chef de Résurrection de 1975 à 1976, auteur de Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, 2005), et de Gnose et gnostiques des origines à nos jours (DDB, 2015).

[1] C’est d’ailleurs à cette solution que la commission s’est finalement résolue.

[2] Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Gallimard, 1992.

[3] Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Pluriel, 1975.

[4] Cette interdiction a été abrogée en appel, grâce à l’appui apporté à l’Italie par dix États membres qui se sont déclarés « tierce partie » intéressée, parmi lesquels la Russie, membre du Conseil de l’Europe, un pays où, après 73 ans de communisme, on connaît la relation entre l’idéologie et l’antichristianisme.

Réalisation : spyrit.net