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Rhétorique et apologétique projet d’apologie de la rhétorique

Projet d’apologie de la rhétorique
Christophe Bourgeois

A première vue, rien de commun entre la réflexion littéraire sur l’éloquence, les ornements du langage et la levée des obstacles rationnels à la foi : la foi n’est pas affaire d’opinion, malgré l’avis de nos contemporains. Et tous ces artifices pompeux destinés à séduire l’homme risquent finalement de pervertir la vérité simple et nue du christianisme, dont l’évidence doit toucher l’homme directement. Pascal, en première lecture abonde dans ce sens : “ Dieu parle bien de Dieu ”. Le langage de Dieu n’est pas celui des hommes ; antithèses, métaphores, accumulations et cadences enflammées ne sont que vanité devant la profondeur des mots de Dieu.

Mais on oublie alors que l’Église catholique est devenue ce qu’elle est parce qu’au Vème siècle les Pères de l’Église ont réussi une synthèse entre l’éloquence gréco-latine et le langage biblique pour fonder leur prédication au service de l’Évangile. Saint Augustin était un rhéteur : cette conception de la parole a marqué de son empreinte ses traités, ses sermons et l’ensemble de son témoignage. Les Pères ont remarqué que le Verbe Lui-même utilisait des figures, que saint Paul exploitait magistralement les ressources du langage pour faire aux Athéniens sur l’Aréopage un discours rhétorique conforme à leur propre tradition. Il est peut-être temps de retrouver cette synthèse, de se rappeler que la Vérité est venue parler le langage des hommes et que l’interrogation sur les formes de la parole est au centre de tout discours apologétique. Puissent nos contemporains retrouver le désir de bien parler de Dieu. On comprendrait alors que le procès fait à la rhétorique est conduit par des demi-habiles, qui préfèrent à la parole incarnée une parole sèche et chimérique.

Le charme trompeur des vraisemblances

Dans sa présentation traditionnelle, même positive, la rhétorique se présente comme un discours de l’opinion, au sens où, chez Platon, opinion et savoir s’opposent. Plus encore, le discours rhétorique intervient dans l’Antiquité là où il n’est plus possible d’avoir un discours du vrai  : lorsque les juges n’ont pas de preuves formelles précises, tout l’art du rhéteur consiste à formuler l’hypothèse la plus vraisemblable, c’est à dire la plus conforme à ce que l’on pense être la vérité, afin d’emporter la conviction des jurés. Aristote distingue ainsi vérité et vraisemblance  ; on admettra volontiers qu’il existe tout un domaine des affaires humaines où seule cette confrontation des vraisemblances est efficace : pas de droit sans rhétorique, pas de politique, pas de démocratie sans rhétorique [1]. On répondra naturellement que le problème de l’apologétique n’est pas là, qu’il s’agit de défendre une certitude, et non une conviction acquise faute de mieux dans les eaux troubles des demi-vérités. Soit.

Mais ne nous y trompons pas : dès l’Antiquité, la rhétorique est capable du vrai. Aristote comme Cicéron reconnaissent l’usage de la rhétorique en philosophie, puisque celle-ci a les moyens d’interroger le fonctionnement de la parole et donc la naissance des idées, puis de distinguer les types d’arguments et leur portée. Bien écrire et bien penser vont en effet de pair. Cicéron le rappelle dans son dialogue l’Orateur  ; Crassus se lamente sur la séparation de la philosophie et de la rhétorique :

De même que les fleuves tombent de l’Apennin, ainsi, tous descendus des hauteurs de la sagesse, les genres dont je parle ont pris des directions différentes. Les philosophes furent portés comme vers une mer Supérieure, mer vraiment grecque, aux ports nombreux ; les orateurs au contraire, vers la mer inférieure, toute nôtre, flots dangereux, hérissés d’écueils, où se serait égaré Ulysse même [2].

Pour Crassus, l’orateur doit au contraire être un médiateur entre les foules mouvantes et la contemplation de la vérité. Reprenant les propos du Phèdre sur l’éloquence comme “ psychagogie ” de la vérité, il propose une éloquence soucieuse non de persuader rapidement et efficacement mais soucieuse d’éveiller la conscience intellectuelle des citoyens romains.

Saint Augustin reprend cet idéal dans la Doctrine Chrétienne en le transformant [3]. Il voit l’orateur chrétien comme l’intermédiaire privilégié entre le langage des hommes et la Révélation. Après avoir distingué dans le livre I les “ choses ” et les “ signes ”, il montre comment l’orateur n’a finalement pas d’autre fonction que de révéler la nature symbolique du langage, c’est à dire sa capacité à renvoyer à la vérité divine. Il éduque le regard pour l’engager dans la contemplation et la charité. De même que l’orateur chrétien apprend à déchiffrer le clair-obscur de l’Écriture [4], il apprend au monde à voir autre chose que la pure surface des choses et des mots. Comme l’écrit Marc Fumaroli,

la rhétorique ‘païenne’, même lorsqu’elle faisait alliance avec la philosophie, n’espérait rien de mieux que de laisser entrevoir la vérité dans le beau miroir des vraisemblances. La rhétorique augustinienne se veut une exégèse des vraisemblances qui fasse éclater la vérité et fonde l’exigence de la foi [5].

Une rhétorique chrétienne dépasse toujours les vraisemblances ordinaires pour montrer, comme le rappelle saint Paul, qu’il y a plus de sagesse dans la folie de la Croix. Puisque les mots retrouvent ainsi leur capacité à désigner la vérité, ils ne piègent pas l’auditeur dans leurs charmes, ils préfèrent la force du cœur, l’amour (dilectio) au plaisir des choses pour elles-mêmes (delectatio). La tendance à l’ornement de la rhétorique antique se trouve ainsi dénoncée et évitée.

Le totalitarisme du discours positiviste

Même si d’aucuns trouveront cet arsenal conceptuel poussiéreux, la perspective augustinienne est d’une étonnante actualité, au sens où elle conditionne la possibilité d’un discours rationnel de la foi. Au sein de la pensée contemporaine, la rhétorique possède une vertu majeure parce qu’elle pose sans relâche cette question dérangeante : la logique formelle, c’est à dire la démonstration de type scientifique, est-elle le seul critère de vérité ? Moyennant une mutation radicale par rapport à sa compréhension dans la Cité grecque, le “ vraisemblable ” aristotélicien propose en fait une mission décisive pour qui veut s’initier au mystère chrétien : comme l’écrit avec force Marc Fumaroli, la réflexion rhétorique se demande “ comment faire accéder à la parole ce qui est rebelle à la preuve formelle, comment donner une forme non seulement convaincante mais émouvante et persuasive à ce qui échappe en partie à l’analyse rationnelle ; comment rendre facile à entendre ce qui est le plus difficile à dire et à faire agréer ” [6]. C’est peut-être le drame de notre pensée que de croire que le seul étalon de la rationalité serait le modèle mathématique ou scientifique. Si l’on choisit cette perspective unique (et totalitaire), il y a des questions que l’on n’a plus le droit de poser parce qu’il est alors impossible d’y répondre, et en premier lieu la question du sens, inscrite pourtant profondément au cœur de toute parole humaine [7]. Pascal lui-même, homme de raison, reprochait implicitement à Descartes et à la scholastique leur “ méthode ”, c’est à dire l’ordre démonstratif et linéaire d’un discours incapable de prendre en compte, selon lui, le cœur de l’homme et ses fluctuations, incapable de répondre à ses questions et à ses désirs, et finalement sourd à “ l’ordre du cœur ”. Voici en effet ce qu’il écrit à propos de l’ordre qu’il veut donner à son Apologie  :

J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci, pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions : montrer la vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophiques, pyrrhoniennes, stoïques. Mais l’ordre n’y serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est, et combien peu de gens l’entendent. Nulle science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne l’a pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profondeur [8].

Contrairement à la démonstration de type “ scientifique ” (comme un théorème ou une hypothèse) dont l’interlocuteur est abstrait, le discours rhétorique présuppose un destinataire, il est un discours adressé à quelqu’un, qui varie avec ce quelqu’un. Sans que cela ôte quoi que ce soit à l’universalité du discours chrétien, l’apologétique doit prendre en compte son destinataire, ses questions propres, les raisons de ses oppositions à la foi. Puisque Dieu vient répondre à notre désir profond, la défense de Dieu vient répondre aux personnes, aux aspirations et aux interrogations fondamentales de leur existence.

Volonté et entendement : le rhéteur esclave des passions ?

La revendication d’une rhétorique chrétienne dans le discours traditionnel passe par un partage des tâches : puisque la foi dépend de l’entendement et de la volonté, les deux discours se complètent, le philosophique et le rhétorique [9]. C’est tout un être qui s’interroge, toute une personnalité, avec ses peurs, ses angoisses, ses préjugés… Il faut donc un discours capable de rejoindre le discours de l’autre pour mieux faire surgir les failles et pour libérer la volonté. Chacun voit bien ce que cette conception défendue par la Contre-Réforme implique : on imagine l’orateur baroque dressé dans sa chaire majestueuse, évoquant le corps décomposé par la mort ou brûlé par les flammes infernales pour inspirer la crainte, puis le repentir de Marie-Madeleine pleurant aux pieds du Christ pour arracher à la foule apitoyée ses larmes, lui briser le cœur pour qu’elle abdique son orgueil et tombe à genoux, avide du pardon de Dieu : ébranler l’homme dans ses entrailles, lui faire sentir sa misère pour l’élever à la grâce, châtier l’orgueil de son intellect pour soumettre le cœur rebelle, voilà pour la volonté. Au contraire, les traités polémiques de l’époque suivront un ordre démonstratif et linéaire hérité de la scolastique, avec tout un arsenal de quaestiones, de disputationes, de définitions et de conclusions pour conduire méthodiquement l’intellect à la clarté rationnelle. On voit donc que si cette distinction classique permet de comprendre comment la rhétorique conduit aux portes d’une relation et prépare ainsi l’acte de foi, elle risque également de créer une sorte de complémentarité extrêmement forcée entre un discours de type “ cartésien ” et un discours du pari où le langage contraint l’homme par sa force et sa vivacité à une sorte de saut dans l’inconnu.

Pascal paraît pleinement en accord avec cette distinction. Il écrit en effet :

Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire [10].

“ Échauffer, non instruire ” : Pascal semble introduire une irréductible dualité au sein du discours de l’apologiste. Le début de son Art de persuader semble très proche de cette pensée. Après avoir rappelé qu’il ne s’occupait dans cet opuscule que des vérités profanes, Pascal pose cependant la distinction entre “ volonté ” et “ entendement ” pour préciser que Dieu a voulu faire passer les vérités surnaturelles de la volonté à l’entendement  :

Je sais qu’Il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements.

On retrouve ici l’expression d’un augustinisme radical, qui semble totalement manquer de confiance dans la raison. Pourtant, “ l’ordre du cœur ” cher à l’auteur des Pensées, le seul capable pour lui d’organiser son dialogue avec l’incroyant et de le fonder sur une démarche authentique, dépasse en fait largement cette image d’une volonté qu’il faut briser et asservir par la force du langage [11]. Le cœur embrasse totalement la volonté dans la mesure où celle-ci se trouve orientée vers cette forme particulière de connaissance qu’est l’amour, la seule connaissance pratiquée par les saints : “ nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur ” [12]. Pascal a donc transposé une distinction de l’ordre naturel (volonté – entendement) dans l’ordre surnaturel (cœur – esprit). Cette transposition implique nécessairement dans la logique pascalienne une transformation des notions. Ainsi le cœur est-il pour lui le lieu d’une reconnaissance intuitive mais certaine qui peut percevoir la vérité dans sa totalité sans la fragmenter et la déformer.

On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur. Et on croira dès qu’il l’inclinera. Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum Deus in, etc [13].

“ Le cœur a ses raisons ”

Les Pensées sont organisées au service de cet ordre du cœur. À travers la multiplicité des raisonnements, à travers ses digressions, il ramène son lecteur vers la même interrogation fondamentale sur la vocation de l’homme. Dans sa “ lettre pour porter à rechercher Dieu ”, il rappelle clairement comment sa méthode vise à déployer le désir de l’homme, à montrer sa cohérence et sa pertinence pour l’amener consciemment à se convertir à l’ordre de la charité. L’apologie doit montrer que “ les hommes sont dans les ténèbres et l’éloignement de Dieu ” et travailler à établir deux choses :

Que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Église pour se faire reconnaître à ceux qui le cherchaient sincèrement ; et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur [14].

L’obscurité où se trouvent les adversaires de la foi doit les porter à cette recherche. L’apologie pascalienne se fonde en priorité sur cette mise en valeur de la cohérence de la foi et de la misère de notre état. Au lecteur de faire le lien, au lecteur de reconnaître dans son cœur que derrière cette double interrogation existe dans l’acte de foi une synthèse insurpassable. Ces éléments extérieurs d’éclaircissement et d’argumentation doivent être achevés et perfectionnés par l’ordre du cœur, l’évidence objective doit être reconnue par l’évidence subjective. Là réside l’enjeu le plus essentiel d’une rhétorique au service de l’apologie. Les digressions pascaliennes ramènent dans leur diversité à la même figure centrale du Christ.

[La religion chrétienne] apprend aux justes qu’elle élève jusqu’à la participation de la divinité même qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché, et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu’elle justifie et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance, par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché, qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans désespérer, et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler, faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice, il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes […]
Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états avec une voix si puissante qu’il est impossible de résister ? [15]

Que nous crie-t-il ? Jésus Christ. C’est notre cœur qui crie alors, c’est notre charité qui reconnaît et parle parce que l’orateur chrétien a su respecter l’ordo dilectionis préconisée par saint Augustin plutôt que la simple puissance des mots et le simple plaisir de dire des choses agréables. La disposition inventée par Pascal, faite de discours variés et digressifs s’adapte ainsi au destinataire, le soutient dans sa recherche, le place devant l’évidence du choix fondamental sans pour cela le contraindre par l’artifice. Hélène Michon, dans son beau livre sur l’Ordre du cœur résume ainsi ce point décisif : “ La dispositio de l’ordre du cœur répond ainsi à une triple exigence : la première consiste à répartir les arguments en fonction d’un point central, vers lequel tous convergent ; la seconde consiste à concilier continuité et discontinuité, de telle sorte que l’ordre véritable n’apparaisse qu’à celui qui le cherche de tout son cœur : l’apologiste en évitant la linéarité, évite par là même l’évidence ; enfin, la troisième, par le biais de la variation, permet à l’auteur de s’adapter à chaque lecteur et de justifier ainsi différents ordres de discours ” [16].

Une éthique de la parole

Dans le christianisme, la parole est par définition médiatrice, elle crée le lieu d’une relation et la grâce est d’abord une relation. Dieu parle de ce langage qui appelle, qui fait désirer Sa Loi, de cette parole capable de combler l’existence. Lorsque Jésus s’adresse aux foules, lorsqu’un apôtre loue les merveilles de Dieu pour convertir son prochain, c’est toujours un homme qui parle à un homme. Il faut donc comprendre que la rhétorique est, pour reprendre le mot de Marc Fumaroli, cette “ manière d’habiter intelligemment la parole ” [17]. Faire l’apologie de la rhétorique en terre chrétienne, c’est finalement défendre une éthique de la parole. Les rhéteurs de l’Antiquité et, plus encore, les Pères avaient compris combien l’existence humaine est marquée par l’usage de la parole, combien elle s’ennoblit de la grandeur des mots et combien elle souffre de sa propension à en abuser. L’orateur chrétien sait discerner le double pouvoir des mots et les utiliser en vue d’une parole de charité. Il s’interroge sur la parole, sur sa capacité à faire accéder à ce qui nous dépasse et nous fait percevoir l’indicible, sur ses pièges et ses difficultés. Un discours de type positiviste ne s’interroge jamais sur la parole puisqu’il s’imagine créer un langage transparent au monde. La rhétorique intervient là où le monde n’est pas transparent, là où le péché vient blesser notre vocation à connaître.

Qu’on ne nous dise pas que la rhétorique d’aujourd’hui, c’est la publicité, la communication, le discours politique ou le marketing, ces discours à la mode qui ne sont que fausses paroles, enflure verbale sans éloquence et sans débat. Or, c’est là que réside sans doute la mission actuelle de l’apologétique chrétienne : hors de toute langue de bois, indépendamment de tout discours technique ou sophistiqué, remettre la parole de ses contemporains au travail, remettre sur la place publique le débat sur le sens, le débat sur la vocation surnaturelle de l’homme. La plupart des pseudo-rhétoriques contemporaines ont étouffé le débat et le droit de réponse, à coup d’images censées parler d’elles-mêmes, de chocs émotionnels et de mots convenus. L’orateur propose une parole réfléchie et attrayante qui est capable de provoquer le questionnement de son destinataire – réfléchie mais également surgie du silence de la prière, fondée sur l’intériorité. Contrairement à ce que l’on veut parfois nous faire croire, la grande réflexion rhétorique de la Contre-Réforme ne s’épuisait nullement dans une parole terroriste ; ainsi, Louis de Grenade conseillait dans ses Rhétoriques Ecclésiastiques de fonder le discours sur l’oraison. Il savait que le prédicateur s’adressait à l’intériorité des hommes ; rompu à la méditation, avide de pénétrer par la prière le cœur du mystère chrétien, celui-ci devait “ pénétrer par la vivacité de son esprit ” la “ force de pensée cachée ” que renferment les propositions chrétiennes pour les transcrire en une série de formules denses, qui étaient autant de manière de faire sentir la même vérité à des cœurs différents, pour en révéler la grâce et la beauté toujours nouvelle et la présenter “ pour ainsi dire devant les yeux des spectateurs ” [18]. On retrouve quelques années plus tôt la même intuition que Pascal : la richesse de la parole, la grâce de ses formes se fait l’écho de la richesse inépuisable du mystère chrétien mais également de la richesse des attentes du cœur humain ; elle extériorise de manière pédagogique l’intelligence amoureuse goûtée au cœur de la contemplation pour faire contempler la splendeur de la patrie céleste à laquelle notre âme aspire.

La rhétorique ne sort pas de vieux grimoires oubliés ; elle est d’une actualité déconcertante. L’apologétique chrétienne doit se renouveler et retrouver à son école le souci d’une pédagogie et d’un discernement de la parole, d’un débat simple mais profondément anti-conformiste. Le christianisme s’est toujours construit sur une certitude essentielle : la vérité, la force, la beauté de la parole peuvent prévaloir sur les pièges de la parole. Une apologétique chrétienne pourrait tenir le juste milieu entre le totalitarisme du discours de la logique formelle (technicien, utilitariste et finalement pseudo-scientifique) et cette léthargie surprenante de notre société, qui semble parfois aspirer à la mort de la vérité.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] La réhabilitation de la rhétorique lancée par Perelman dans son Traité de l’argumentation, dès 1958, s’intéresse d’abord à l’argumentation (par opposition à la démonstration) comme exercice de la raison là où la logique formelle est incompétente.

[2] De Oratore, tome III, XIX, 69, cité par Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Droz, 1980, p.49.

[3] Le livre IV du De Doctrina christiana est à la fois la dernière grande rhétorique latine et l’un des plus grands traités d’éloquence chrétienne jamais écrit.

[4] L’orateur chrétien découvre en effet que la Bible “ possède sa propre éloquence (alteram quamdam eloquentiam suam) ”, De doctrina christiana, IV, 7, 10.

[5] M. Fumaroli, op. cit., p. 72.

[6] In Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), P.U.F., 1999, sous la direction de M. Fumaroli, préface, p.5.

[7] Cf. H.U. von Balthasar, Épilogue (conclusion de sa trilogie) : “ partout où l’on soutient qu’une question n’a de sens que si elle peut être résolue tôt ou tard par une science ‘exacte’, le positivisme est sous-jacent et, par conséquent, le questionnement sur Dieu (qu’est-ce que Dieu du point de vue ‘scientifique’ ?) se montre d’avance absurde ” (p.13).

[8] Pascal, Pensées, éd. Sellier, fragment 573-694-61. (Les numéros de nos citations des Pensées renvoient dans l’ordre à l’édition Sellier [1976 et 1991], à l’édition Lafuma [1951] et à l’édition Brunschvigg [1897 et 1904] maintenant dépassée).

[9] “ Croire est un acte de l’intelligence que la volonté pousse à donner son assentiment (…) c’est un acte qui découle et de la volonté et de l’intelligence ” écrit saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, 1ère partie de la 2ème partie, q.4, a.5.

[10] Pensées, fr. 329-298-283. Pascal se montre ici l’héritier du flectere augustinien, écho de la tripartition traditionnelle docere (enseigner) – delectare (charmer) – movere (émouvoir) ; saint Augustin préfère flectere (“ échauffer ” chez Pascal) à movere ; il remodèle d’ailleurs sensiblement le sens de cette tripartition.

[11] On peut même penser que Pascal n’avait pas encore conçu avec assez de précision son projet apologétique au moment de l’Art de Persuader, antérieur à la rédaction des Provinciales, où Pascal invente une nouvelle rhétorique. Voir Philippe Sellier, Port-Royal et la littérature, I – Pascal, Champion, 1999.

[12] Pensées, fr. 142-110-282.

[13] Pensées, fr. 412-380-284.

[14] Pensées, fr. 681-427-194.

[15] Pensées, fr. 240-208-435.

[16] H. Michon, L’ordre du cœur, Champion, p.303. Ce travail propose une réflexion sur le fonctionnement du discours apologétique chez Pascal et montre comment le propos théologique et philosophique s’insère dans une vision reprise à la théologie mystique. L’ordre du cœur permet de conduire le lecteur vers cette connaissance amoureuse qu’est la foi.

[17] Histoire de la rhétorique, op. cit., p.2.

[18] Louis de Grenade, Rhetoricae ecclesiasticae, 1576, lib. II, cap. X, cité par C. Mouchel, “ les rhétoriques post-tridentines ” in Histoire de la rhétorique, op. cit., pp.436-437. La rhétorique prônée par Louis de Grenade est fondée du point de vue formel sur l’art de la sentence de Sénèque, revisité par l’étude du style sentencieux des Pères et de l’Écriture. On y voit se dessiner déjà toute la recherche d’une rhétorique de la “ pointe ”, c’est-à-dire d’une parole qui, au lieu d’amplifier et de développer, cherche à stimuler la démarche interprétative de son destinataire.

Réalisation : spyrit.net