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Sabbat et Dimanche

Isabelle Rak

La disparition rapide de l’observance du Sabbat dans les Églises chrétiennes à partir du IVe siècle constitue-t-elle une violation du troisième commandement du Décalogue ? Son remplacement par « le jour du Seigneur » (le dimanche) dans la liste des Commandements de Dieu est-il fondé, ou relève-t-il du processus de « substitution » tant décrié aujourd’hui dans le cadre du dialogue judéo-chrétien ?

Et en notre époque post-moderne qui se prétend libérée des contraintes rituelles et des superstitions supposées qui s’y rattachent, ces préceptes extérieurs, sabbatiques ou dominicaux, qui demandent au fidèle de se plier à un comportement objectif quelle que soit sa disposition intérieure, ont-ils encore un sens ?

Il semble en effet que le dimanche, de par sa double « obligation » d’assistance à la messe et de cessation du travail, connaît actuellement un rejet analogue à celui dont le sabbat fut l’objet à différentes périodes de l’histoire, avec les reproches bien connus de « légalisme » et de « paresse » qui lui furent adressés. En bref, le dimanche chrétien semble aujourd’hui connaître le même type de condamnation que celles qui ont touché l’observance du sabbat depuis l’Antiquité.

Considérer le dimanche à la lumière du sabbat apparaît donc bien nécessaire, non seulement pour approfondir sa signification théologique et spirituelle, mais aussi pour mieux comprendre en quoi le « jour du Seigneur » chrétien, enraciné dans le Shabbat juif, s’en différencie cependant par ce qui nous sépare de nos « frères aînés », vis-à-vis de l’accomplissement des Écritures et en premier lieu du regard porté sur le Christ.

Le sens du sabbat et du repos sabbatique

Le sabbat, en son interdiction de tout « travail », n’est pas un commandement actif, mais en quelque sorte une absence de commandement. Il ordonne davantage une manière d’être vis-à-vis des activités productrices de l’homme, car il rappelle à celui-ci que la Création n’est pas seulement un objet à transformer et à soumettre (même si le Créateur l’a demandé à Adam), mais doit être considérée en premier lieu comme pourvue d’une valeur intrinsèque, celle que Dieu lui a lui-même donnée lorsqu’il l’a fait exister et lorsqu’il s’est « reposé de toutes les œuvres qu’il avait faites » (Gn 2, 1-2). Le Sabbat est saint parce que Dieu lui-même a chômé, parce qu’il a en quelque sorte pris du recul vis-à-vis de sa propre activité, afin de laisser à ses créatures la possibilité de se déployer. Ce jour-là, Dieu se tait. Par le Sabbat les êtres retrouvent leur place dans l’univers. Pour le Juif, violer le Sabbat c’est détruire l’univers et nier l’existence du Très-Haut, c’est pourquoi cette transgression était punie de mort dans l’antique Israël. Le Sabbat devient l’un des noms de Dieu, il est lui-même personnifié, dans la figure de la fiancée d’Israël, qui doit être accueillie avec tous les honneurs et tout l’amour qui lui sont dus. Un des cantiques les plus connus de la liturgie du Sabbat, le Lekha dodi, illustre cette figure nuptiale :

Viens, mon Bien-Aimé, au-devant de la Fiancée
Au-devant du Shabbat que nous allons recevoir.

Sabbat et liberté

Mais le repos sabbatique s’accompagne aussi d’une volonté de se souvenir. Le Sabbat commémore en effet la Création elle-même, non pas dans « l’activité » déployée par Dieu les six premier jours, mais dans son repos, son retrait, qui permet aux choses créées d’exister par elles-mêmes, de trouver leur autonomie, de se différencier de leur Créateur. Il n’est pas indifférent que la créature douée par excellence de liberté, l’homme, ait été créée juste avant le premier sabbat, de telle sorte que, selon la remarque de Fabrice Hadjadj, « l’homme commence par des vacances… Le repos du septième jour n’a pas le sens d’un délassement par rapport au travail » [1]. Mais cette liberté donnée par le chômage divin n’est réellement libre que si en retour elle accepte de se reposer en Dieu, afin de se décentrer, d’être à l’écoute de son Créateur et de recevoir de Lui sa propre vie. Le Sabbat est le temps de la liberté et de l’écoute réciproque : « il donne à Dieu d’être pour l’homme, comme le sabbat de Dieu au septième jour de la Création donnait à l’homme d’être pour Dieu » [2]. Lieu de l’Inter-Dit, non seulement par l’absence d’activité, mais surtout comme lieu d’échanges de parole entre le Créateur et sa créature, clairement séparés (le Sabbat est le temps par excellence de la « sainteté » comprise au sens juif de séparation), mais appelés par là-même à une relation authentique.

Le Sabbat rappelle un autre événement, celui de la sortie d’Égypte et de la libération de l’esclavage. La version deutéronomique du Décalogue (Dt 5, 14-15) affirme en effet :

Le septième jour est le jour du repos du Seigneur, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes, ni l’étranger qui est dans tes portes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi.
Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que le Seigneur, ton Dieu, t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu : c’est pourquoi le Seigneur, ton Dieu, t’a ordonné d’observer le jour du repos.

Le Sabbat est non seulement lié à la Création, mais au salut. Le repos est en effet incompatible avec l’esclavage, condition dans laquelle le travailleur peut ne connaître aucun répit. Cet aspect salutaire du sabbat, le judaïsme a voulu l’incorporer, dans ses commentaires, au récit même de la création. Selon un Midrash [3], Dieu aurait voulu détruire l’homme, juste après sa faute. Mais, à ce moment-là, « le shabbat vint et se fit l’avocat du premier homme. Il dit devant Lui : Souverain de tous les mondes, aucun meurtre n’a été commis pendant les six jours de l’œuvre, et tu voudrais commencer avec moi ? Est-ce là sa bénédiction ? Ainsi(…) Adam fut sauvé du jugement de la géhenne ». C’est pourquoi il est permis de violer le repos sabbatique pour sauver une vie, fût-elle celle d’un animal, comme Jésus le rappelle à ses contemporains.

Universalité du troisième commandement

Parce qu’il est lié à la fois à la création et au salut, le sabbat revêt un caractère universel. Il doit être observé, non seulement par les Juifs, mais par l’étranger qui réside chez lui, par les animaux domestiques, et même, au cours de l’année jubilaire, par la terre elle-même, qui doit se reposer pendant un an, l’homme vivant alors de la seule cueillette des plantes sauvages, et retrouvant en quelque sorte, par sa situation de dépendance confiante vis-à-vis de Dieu, sa condition d’avant la chute. Parce qu’il est la fête de la Création toute entière, le Sabbat doit concerner l’Univers entier. Dans Isaïe 56, 1-7, la promesse d’universalité de l’alliance est liée à l’observance du sabbat par les eunuques et les étrangers.

Enfin la joie sabbatique revêt un caractère eschatologique. Le sabbat est « joie du monde à venir » [4], il est ce par qui les enfants d’Israël entreront dans le monde futur [5]. Le fait que dans le récit du septième jour ne soit pas mentionnée la formule « il y eut un soir, il y eut un matin », montre bien que le Sabbat possède par rapport au temps historique un statut bien particulier, qui donne accès à l’éternité de Dieu.

On peut alors comprendre, à travers la richesse, seulement esquissée ici, de tout ce qui se rattache au sabbat (et je n’ai pas évoqué ici les rites domestiques ou synagogaux), en quoi la notion d’observance du repos sabbatique, avec sa casuistique parfois étrange pour les « esprits forts » que nous sommes devenus, ne soit pas perçue par les Juifs pieux comme une privation de liberté, mais au contraire comme le sommet de son déploiement lorsqu’elle se remet tout entière à Dieu.

Jésus et le sabbat

Beaucoup ont prétendu que le sabbat n’avait plus de raison d’être, parce que le Christ l’aurait relativisé dans ses propos et n’aurait pas respecté le repos qui s’y attache. Cette opposition supposée de Jésus au ritualisme juif de son temps constitue pour certains un argument à l’encontre des obligations dominicales. Or, un bref examen de l’attitude du Christ montre qu’il n’en est rien. Jésus n’a jamais dit que le Sabbat était caduc. Bien au contraire, nous le voyons inaugurer sa prédication un jour de Sabbat dans la synagogue de Nazareth (Lc 4, 16-21), et le commentaire qu’il fait du livre d’Isaïe est conforme à l’usage synagogal qui veut que le lecteur propose à l’assemblée une brève « étude » du texte concerné. Les controverses qui opposent les scribes et les pharisiens à Jésus portent presque toutes sur des guérisons opérées par celui-ci le jour du sabbat. Or, le Christ rappelle que le sabbat est précisément le jour le plus approprié, car comme nous venons de l’évoquer, il s’agit du jour de la commémoration du salut et de la libération d’Israël. « Est-il permis un jour de sabbat de faire du bien ou de mal faire ? De sauver une vie ou de tuer ? En présence de cette question, les accusateurs de Jésus se taisaient » (Mc 3, 4). Le jour de sabbat, les œuvres de miséricorde ne s’arrêtent pas, il s’agit au contraire d’un jour privilégié pour les accomplir. C’est en ce sens que Jésus affirme à ses détracteurs « Mon Père travaille jusqu’à maintenant et moi aussi je travaille » (Jn 5, 17). Cette citation utilisée parfois pour justifier la caducité du repos sabbatique (voire dominical…) n’est pas l’abolition du troisième commandement par Dieu lui-même, mais son accomplissement par le salut et la nouvelle création manifestés ce jour-là par les guérisons corporelles ou psychiques réalisées par Jésus.

Plus encore, la célèbre formule : « le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat (Mc 3, 27) se retrouve intégralement dans les commentaires juifs de son temps : « Le shabbat vous a été livré et non pas vous au shabbat » [6] et ne doit donc pas être comprise comme une condamnation du précepte. Dans la ligne de la tradition prophétique, Jésus rappelle aux Juifs que les commandements et les rites sont ordonnés à l’amour de Dieu et à la nécessaire observance de la justice et de la miséricorde. Une différence cependant : Jésus se proclame « Maître du Sabbat », affirmant ainsi sa relation étroite au Père et sa filiation divine, qui sera le véritable point de rupture avec les prêtres et les pharisiens de Jérusalem. Le Sabbat est l’occasion pour Jésus, par sa prédication et ses miracles, d’affirmer son autorité divine tout en rappelant la fonction salutaire du troisième commandement

Mais le Christ n’est pas maître du sabbat en vertu de sa seule majesté divine. La théologie contemporaine a mis l’accent sur le « Grand Sabbat » du Christ le Samedi saint, alors qu’il repose au tombeau dans l’inaction la plus complète qui se puisse penser, celle d’une mort remise toute entière aux mains du Père dans une suprême impuissance. L’analogie entre le septième jour de la Création et le séjour du Christ au tombeau se trouve déjà dans une homélie de Méliton de Sardes sur Pâques (texte par ailleurs très agressif vis-à-vis des Juifs !) :

Après avoir accompli cela [la restauration de l’homme] dans la Passion, et ayant ramené sain et sauf l’homme perdu qu’il sauve, alors, le samedi de Pâques, il se reposa de toutes ses œuvres, puisqu’il ne restait plus d’œuvres à faire pour opérer notre salut. [7]

Certes, ce Grand Sabbat » du Christ est, au regard de la pratique juive de la fête, un « anti-sabbat », de par sa proximité avec la mort et l’obscurité du tombeau. Mais il est « sabbatique » dans sa dimension de salut universel, puisque ce jour-là le Christ vient sauver les justes des Enfers, parachevant ainsi son œuvre rédemptrice. La théologie contemporaine ira beaucoup plus loin dans la « passivité » du Christ au Samedi saint, H-U. von Balthasar y voyant même une participation du Christ au sentiment de déréliction des damnés [8]. Reste que le Samedi Saint est un accomplissement du sabbat en tant qu’il est l’achèvement de la rédemption universelle, la sortie d’Égypte de toute la création. On verra comment ce côté définitif de l’accomplissement du salut, réalisé « une fois pour toutes » le vendredi et le samedi saints, pourrait justifier la non-permanence du sabbat en milieu chrétien et le transfert de certains préceptes vers le Jour du Seigneur, le dimanche.

Du Sabbat au dimanche au sein de la communauté primitive

Les Actes des Apôtres nous montrent les disciples de Jésus assidus au sabbat et au culte du Temple de Jérusalem. « Selon sa coutume, Paul entre chez les Juifs, à la synagogue, et pendant trois sabbats il discuta avec eux à partir des Écritures » (Ac 17,2). Paul et ses compagnons s’inscrivent en cela pleinement dans la pratique juive du sabbat, consacrée pour une bonne part à l’étude et aux discussions sur les textes, et profitent de l’occasion pour annoncer l’Évangile aux communautés juives qu’ils visitent. Les chrétiens d’origine juive continueront d’observer le sabbat jusqu’à la fin du IVe siècle. Mais dès les Actes des Apôtres, on voit apparaître un autre jour privilégié, le « jour du Seigneur » en lien avec la résurrection du Christ « le premier jour de la semaine » (après le sabbat pris comme référence). Ce premier jour étant non seulement celui de la sortie de Jésus du tombeau, mais aussi celui de ses premières apparitions, le jour même ou la semaine suivante, en présence de Thomas. On trouve des allusions au « jour du Seigneur » en plusieurs passages du Nouveau Testament : une assemblée en église le jour des la distribution des dons aux nécessiteux (pratique en usage le premier jour de la semaine chez les Juifs de l’époque) (I Co 11 à 14), une réunion à Troas en présence de Paul (Ac 20, 7), et la première vision de saint Jean dans l’Apocalypse (Ap 1, 10). Dans ces assemblées, on prie, on lit et on commente l’Écriture, on collecte les offrandes, et on partage le « Repas du Seigneur » ou on procède à la « fraction du pain » (Ac 20, 7-11) lors d’un dîner. Ce jour n’étant pas chômé à l’époque, la réunion se tient généralement avant le lever du soleil, à jour fixe comme l’atteste une lettre de Pline le Jeune adressée à Trajan. Cependant, l’assemblée mentionnée en Ac 20, 7 semble s’être tenue le soir.

Résurrection du Christ et jour du soleil

Le futur dimanche se trouve coïncider avec le « jour du soleil » romain, comme l’attestent Justin et Pline. A partir du IIe siècle, l’Empire Romain semble avoir adopté largement la semaine de sept jours [9]. Le jour dédié au soleil (notamment dans le cadre du culte du sol invictus, le soleil invaincu du culte de Mithra) devient un jour marquant à cette époque. Selon Tertullien, s’adressant aux païens qui critiquent la pratique chrétienne dominicale :

Vous avez choisi son jour [celui du Soleil] de préférence au jour précédent [le samedi] comme le plus convenable dans la semaine, soit pour une abstinence de bain, soit pour le repos et les banquets. [10]

Cet accent sur la lumière est confirmé par la pratique de la prière tournée vers d’Orient, vers le Christ perçu, comme le dit le vieux Zacharie, père de Jean le Baptiste, comme « soleil levant venant nous visiter » (Lc 1, 78). La coïncidence du « huitième jour » avec le premier jour de la Création, où la première parole de Dieu, « que la lumière soit », fait émerger la première des créatures, la lumière, accentue cette dimension « solaire » du dimanche, symbolique conservée jusqu’à nos jours dans le nom du dimanche, « jour du soleil » dans les langues germaniques.

Le « jour du Seigneur » revêt ainsi une signification nettement différente de celle du sabbat juif : il est avant tout une célébration de la Pâque du Seigneur, une « anamnèse » de sa Résurrection, une participation anticipée à sa gloire. Cette dimension pascale du dimanche est affirmée par saint Irénée, Tertullien, Origène :

La Résurrection du Seigneur n’est pas célébrée une fois par an, mais constamment, tous les huit jours. [11]

Le dimanche possède par là une dimension eschatologique : il est, non seulement le premier jour de la semaine, mais le huitième jour, celui qui permet la rencontre entre le Ciel et la terre, celui qui ouvre le fidèle à l’éternité divine.

Séparation et abandon du sabbat juif

Nous avons vu que les premiers chrétiens de Jérusalem observaient le sabbat et qu’ils ne se considéraient pas comme séparés du reste du judaïsme, comme l’attestent les nombreuses interventions de saint Paul dans les synagogues du Bassin méditerranéen. Seuls les chrétiens issus du paganisme semblent avoir été très tôt, dès le concile de Jérusalem, exemptés des préceptes du judaïsme. Cependant, la croissance rapide du nombre des « pagano-chrétiens » et surtout la destruction du Temple en 70 affaiblit considérablement le poids des judéo-chrétiens, qui finirent par disparaître vers le IVe siècle. Selon Eusèbe de Césarée, l’Église de Jérusalem fut administrée par 15 évêques « issus de la circoncision » [12] jusqu’à la destruction totale de la ville en 135. Mais la rupture avec le judaïsme non chrétien avait été consommée beaucoup plus tôt, vers 80, lorsque fut insérée dans la prière juive quotidienne une malédiction spécifique contre les « Nazaréens » :

Que les Nazaréens et les Minim périssent en un instant, qu’ils soient effacés du livre de vie et ne soient pas comptés parmi les justes. [13]

Cette formule devait être prononcée par tout officiant dans la synagogue ; elle était donc un moyen de s’assurer de son orthodoxie. Une telle disposition prouve qu’à la fin du Ier siècle, nombre de judéo-chrétiens se considéraient comme pleinement juifs et fréquentaient régulièrement la synagogue.

Du côté chrétien se développe rapidement, dès le IIe siècle, une forte opposition aux pratiques juives, qui ira jusqu’à l’interdiction pure et simple de l’observance du sabbat par le Concile d’Elvire en 305. Beaucoup d’ailleurs considèrent le commandement du Sabbat comme inutile, du fait qu’il n’a pas été pratiqué par les Patriarches, et que les prophètes ont pris leurs distances avec le ritualisme juif. Ignace d’Antioche condamne le sabbat juif non pas en lui-même, mais dans la façon dont le pratiquent les Juifs de son temps. L’oisiveté de ce jour est particulièrement critiquée :

Ne gardons donc plus le sabbat à la manière juive, en nous réjouissant dans l’oisiveté... Mais que chacun de vous l’observe de façon spirituelle … admirant l’œuvre de Dieu et non des plats préparés le jour précédent, sans limiter sa marche à une distance prescrite… [14]

Un peu plus tard, vers 130, l’auteur qui se cache derrière le nom de Barnabé rejette plus radicalement le judaïsme et en particulier la pratique du Sabbat juif [15]. Pour lui, le jour saint de l’Église est le « huitième jour » vécu comme participation au sabbat eschatologique de la fin des temps. Il cherche à vider les prescriptions juives de toute valeur actuelle et temporelle au profit d’une vision spirituelle et eschatologique. Justin, dans son dialogue avec le Juif Tryphon, vers le milieu du IIe siècle, porte un regard négatif sur la Loi de Moïse, qu’il considère comme une punition pour les péchés d’Israël. Cette thèse, qui n’a jamais été admise par l’Église, implique bien sûr l’inutilité du Sabbat. Cependant, il admet que les chrétiens d’origine juive puissent continuer à observer la Loi Juive et donc le sabbat, à condition de ne pas imposer ces pratiques à l’ensemble de l’Église.

Certains textes, et non des moindres, paraissent cependant recommander la double célébration du sabbat ET du dimanche. Ainsi chez Grégoire de Nysse :

Avec quels yeux pourras-tu regarder le dimanche en face après avoir déshonoré le sabbat ? Ne sais-tu pas que ces deux jours sont frères ? Et que, si tu commets une offense à l’égard de l’un, tu offenses également l’autre ? [16]

De même, les Constitutions Apostoliques préconisent l’observance des deux jours :

Surtout, le jour du sabbat et le jour de la résurrection du Seigneur, le dimanche, mettez encore plus de zèle à vous réunir pour adresser votre louange à Dieu… [17]

Cependant, ces positions restent marginales et le dimanche s’imposera peu à peu comme seul jour de célébration du mystère pascal. De manière paradoxale, la survivance la plus tardive d’une double pratique, sabbatique et dominicale, au sein de l’Église catholique, est attestée à des milliers de kilomètres de Jérusalem, en Angleterre jusqu’au VIIIe siècle et en Écosse jusqu’au XIe siècle, et sans doute au-delà, en lien avec les usages particuliers des Églises celtiques insulaires au début du Moyen Age [18].

Il faut attendre le règne de Constantin, en 321, pour voir le dimanche proclamé officiellement comme jour férié et pour qu’il devienne alors un jour chômé. Par un curieux mécanisme de substitution, c’est au moment où la pratique du sabbat est pratiquement abandonnée dans les communautés chrétiennes de l’Empire Romain que la notion de repos sabbatique revient en force à propos du « Jour du Seigneur ». On peut se demander si, après avoir tant critiqué le sabbat juif pour son oisiveté, les chrétiens du IVe siècle n’auraient pas fait du dimanche un jour de repos pour se conformer aux usages romains des jours fériés. Mais, de manière très significative, les Pères de l’Église enracineront l’obligation du repos dominical dans le commandement sabbatique. Ainsi, Ephrem le Syrien, vers 350 :

La Loi ordonne que le repos soit accordé aux esclaves et aux animaux, afin que tous – esclaves, servantes et travailleurs – puissent cesser le travail. [19]

Il ne peut s’agir ici de la loi civile, car celle-ci autorisait les travaux agricoles même les jours de repos. On assiste donc à un transfert du commandement du Décalogue du sabbat vers le dimanche ; comme si cette obligation de repos, pourtant critiquée par les païens et certains chrétiens des premiers siècles, constituait un noyau irréductible qui permet de maintenir le sens du Troisième Commandement, même lorsque le Sabbat n’est plus exigé par l’Église.

Sabbat et dimanche : quelques pistes théologiques et spirituelles

Arrivant au terme de cette brève étude, quelques remarques s’imposent. Tout d’abord, le troisième commandement n’a pas été aboli. Si des Conciles ont interdit aux chrétiens de « judaïser », et donc d’observer le sabbat juif, ce n’est pas tant par refus catégorique du commandement que par le besoin d’affirmer une claire différence avec le judaïsme, et de se prémunir contre le retour d’hérésies de type ébionite, dans lesquelles le Christ n’est plus la deuxième personne de la Trinité, mais un prophète juif éminent, voire le Messie, mais en aucun cas le Fils de Dieu. La double pratique du sabbat et du dimanche dans certains Églises reculées d’Occident a été certes découragée par Rome, mais n’a pas fait l’objet de condamnations solennelles et d’anathèmes. D’autre part, nombre d’éléments fondamentaux du sabbat sous-tendent la pratique dominicale (ou du moins ce qu’elle devrait être) : l’abstention de travail productif, la prière, la vie de famille, et plus généralement la volonté de faire de ce jour privilégié une occasion de sanctification des fidèles et du monde entier. Il y a dans le dimanche comme dans le sabbat l’idée d’une introduction dans un univers hors du temps, une dimension de sainteté et d’anticipation de l’eschatologie. D’autre part, nous avons souligné plus haut la dimension universelle du sabbat, reprise et amplifiée par le christianisme. L’observance du repos et de la messe du dimanche constitue une prescription valable pour toute l’Église, et pour toutes les confessions chrétiennes, elle a résisté aux schismes et aux hérésies.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la notion de repos a été rapidement revalorisée par certains Pères peu après l’adoption du dimanche comme jour férié officiel. Saint Augustin est réellement le théologien du « repos de Dieu ». Pour lui, « le repos de Dieu est son essence même, son absoluité » [20]. Dieu ne peut trouver son repos qu’en lui-même, puisque ses créatures n’ajoutent rien à son être. Le vrai repos de l’homme n’est pas imitation de ce repos, car il consisterait alors en un repos centré sur soi-même, sans ouverture à l’autre ou à Dieu. Il est participation au repos même de Dieu, et nous fait ainsi grandir en notre être par cet abandon à son amour. Nous connaissons tous cette belle formule de l’évêque d’Hippone :

Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il se repose en toi » [21]

Le repos sabbatique ou dominical, avec son interdiction d’effectuer des tâches « serviles » (ou relevant de la pure productivité) est précisément requis pour éviter à l’homme de se reposer en lui-même. Il s’agit de retrouver le sens du gratuit, de « l’inutile », de la contemplation de Dieu et de ses œuvres. A ce titre, les expressions « faire la fête » ou « faire quelque chose de son temps » montrent à quel point notre « civilisation des loisir » s’est éloignée de cette vision d’un repos hebdomadaire qui nous décentre de nous-mêmes. La fête n’est pas une pure élaboration humaine, elle est d’abord une réceptivité aux dons de Dieu, qui sont premiers et que nous devons accepter dans la joie, quelle que soit notre humeur du moment. Durant le sabbat, « il est interdit d’être triste » selon un précepte juif. Il y a dans la joie sabbatique et dominicale une objectivité qui nous commande de nous réjouir, et qui s’oppose radicalement à la subjectivité individualiste des « réjouissances » païennes, hier comme aujourd’hui. C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre la parabole de l’invité qui arrive à la noce sans avoir revêtu les habits de fête (cf. Mt 22,11-12). Le fait que l’intéressé reste muet devant la question du maître de maison montre à quel point sa capacité de communication est anéantie par une perception faussée de la fête.

Cela étant, le sabbat a bel et bien disparu de la pratique chrétienne. Les quelques Églises et communautés qui l’observent aujourd’hui ne le font pas à la manière juive. On pourrait alors objecter que le passage chrétien du sabbat au dimanche relève d’une « théologie de la substitution » dans laquelle le judaïsme, dans ce qu’il avait de valable et de voulu par Dieu serait purement et simplement absorbé dans le christianisme, avec la disparition de tout ce qui lui serait spécifique. On va là contre l’enseignement de saint Paul dans l’Epître aux Romains sur la permanence d’Israël dans l’histoire et la fidélité de Dieu à ses propres dons (Rm 9). L’idée de l’Église comme « Nouvel Israël » ou « Israël Véritable » est aujourd’hui contestée, elle est bien sûr difficile à admettre pour les Juifs, mais elle est aussi discutée dans bien des milieux chrétiens, pourtant on ne peut sans doute l’abandonner complètement, car elle dit la filiation de l’Église par rapport à Israël et sa conscience d’en accomplir les promesses.

La disparition du sabbat dans le christianisme relève-t-elle d’une telle « substitution » ? Il y a sans doute un rejet du sabbat, qui va jusqu’à la diabolisation des rites juifs et qui conduira au Moyen Age à assimiler le sabbat à une assemblée s’adonnant à la sorcellerie ou aux crimes rituels, ceci n’est évidemment pas acceptable, eu égard au respect dû aux pratiques du peuple de Jésus, pratiques qu’il a lui-même observées. Mais doit-on regretter la disparition du sabbat même dans la partie non-juive de l’Église depuis près de dix-huit siècles, au point de penser qu’il y a là une réelle perte de la sève originelle ? Il semble que le « report » des principaux préceptes sabbatiques au dimanche ait au contraire assuré l’extension des valeurs qu’apportait le sabbat, une manière plus assimilable pour les peuples peu à peu touchés par le christianisme d’entrer dans l’exigence d’un « temps pour Dieu ». En tout cas, elle a été pleinement acceptée par la tradition de l’Église et valorisée par les auteurs anciens, ainsi Eusèbe de Césarée qui écrit :

Oui, tout le reste, tout ce qu’il fallait accomplir pendant le Sabbat, nous l’avons reporté sur le jour du Seigneur, en tant qu’il est le plus important, celui qui domine, le premier, et qu’il a plus de valeur que le sabbat. [22]

Cette « supériorité » du dimanche sur le sabbat n’est aucunement liée à une infériorité intrinsèque du peuple juif, mais à une conception différente du temps et de l’accomplissement de l’histoire. Le huitième jour est mémorial du salut opéré par Jésus, Messie attendu par les Juifs et Fils de Dieu, il est un avant-goût de l’avènement du Royaume, du retour du Christ et de la vie éternelle qui nous est donnée comme fils adoptifs du Père. Il est le jour de la création nouvelle, il récapitule toute l’œuvre divine, son « travail » créateur comme son repos du septième jour qui nous fait accéder à notre statut de créature libre, mais dont la liberté est issue du « repos » que nous voudrons bien recevoir de Dieu.

Cela étant, il serait opportun, particulièrement à notre époque, de retrouver dans le dimanche l’esprit et quelques-unes des pratiques qui donnent au sabbat juif sa richesse et sa permanence : un temps de prière donné à Dieu (et nettement plus prenant que notre petite heure de messe dominicale : il y a deux offices de shabbat, l’un le vendredi soir, l’autre le samedi matin, chacun d’eux durant près de deux heures dans bien des cas), une vie de famille retrouvée autour de bons repas, de dialogue, voire d’inactivité. L’étude des textes bibliques et de la tradition de l’Église, bien négligée aujourd’hui, pourrait aussi y trouver sa place, ce qui permettrait à beaucoup de chrétiens de connaître et de comprendre les fondements de leur foi et d’entrer dans une démarche d’évangélisation. Si l’Église a jugé bon de transférer le sabbat au dimanche (même si celui-ci n’est pas que cela), c’est pour tirer, de tout ce qu’elle a reçu de Dieu depuis la vocation d’Abraham et le don de la Loi au Sinaï, « de son trésor, du neuf et de l’ancien » (Mt 13,52). La nouveauté apportée par Jésus ne pouvait pas être circonscrite au cadre pourtant éminemment saint du sabbat. Il fallait un jour nouveau pour la nouvelle création, conformément aux paroles mêmes du Christ :

Et personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; autrement, le vin nouveau fera éclater les outres, il se répandra et les outres seront perdues. Mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves. (Lc, 5, 37-38)

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Fabrice Hadjadj, « le repos », conférence donnée à Notre-Dame d’Auteuil, 13 mai 2007.

[2] Michel Sales, « L’accomplissement du sabbat »¸ Communio, n° 11, janvier-février 1994, p. 15.

[3] Midrash sur les Psaumes, cité par Pirqé de Rabbi Eliézer, Verdier, Lagrasse, 1983, p. 106.

[4] Pierre Grelot, « Le jour du Seigneur », Communio, tome VII, n°3, p. 12 (1982).

[5] Sylvaine Lacout, Le Sabbat biblique, Éd. des Béatitudes, 2009, p. 11-113.

[6] Mekhilta de Rabbi Ishmaël, The Jewish Publication Society of America, Philadelphie, t. 3, p. 198 (1935).

[7] Méliton de Sardes, Sur la Pâque, traduction O. Perler, Sources Chrétiennes n°123, Cerf, Paris, 1966, §101, p. 120.

[8] Voir en particulier Hans-Urs von Balthasar, Espérer pour tous, Desclée de Brouwer, Paris, 1987.

[9] Ou « semaine planétaire », chaque jour étant associé à une planète, terminologie encore en usage dans les langues latines et germaniques, alors que l’hébreu et les langues slaves à sa suite désignent les jours de la semaine par un simple numéro d’ordre

[10] Tertullien, Ad Nationes, 1,13. Voir une étude historique plus complète sur l’origine du dimanche dans S. Bacchiochi, Du Sabbat au Dimanche, Lethielleux, 1984. Notons que cet auteur, adventiste du septième jour, surestime probablement les influences du culte solaire sur l’établissement de la pratique dominicale.

[11] Origène, Homilia in Isaiam, 5, 2.

[12] Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique 4, 5n 2-11.

[13] M. Simon, Verus Israel ; études sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’Empire romain, Éditions E. de Boccard, Paris, 1964, p. 235. Le terme Minim désigne les Juifs dissidents ou hérétiques.

[14] Ignace d’Antioche, Épître aux Magnésiens, 9, 1.

[15] Épître de Barnabé, XV, SC172, Paris, Cerf, 1971, p.189.

[16] Grégoire de Nysse, De castigatone, Patrologie Grecque, Migne, 1858, pp. 307-316. Cité dans Sylvaine Lacout, op. cit. p. 62.

[17] Constitutions Apostoliques, Traduction M. Metzger, Cerf, Paris, 1985, p. 325.

[18] Peter Berresford Ellis, Celtic Inheritance (Constable, 1992) page 45.

[19] Éphrem le Syrien, Hymnes et Sermons, Editions T.J. Lamy, 1882, pp. 543-544.

[20] Michel Sales, art. cit., p. 29.

[21] Saint Augustin, Confessions 1,1.

[22] Eusèbe de Césarée, Commentaire du Psaume 91, S. Lacout, op. cit. , p. 70.

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