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Sacerdos alter Christus : l’École Française a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?

P. Gilles de Raucourt

L’École française de spiritualité, à la suite de son fondateur Pierre de Bérulle (1575-1629), a développé une vision extrêmement forte du sacerdoce. Celle-ci a profondément marqué et façonné des générations de prêtres. Elle a cependant été remise en cause, surtout dans la période qui suivit la seconde Guerre mondiale. Jacques Maritain, dans un article paru en 1971 [1], instruit le dossier de façon argumentée. Il nous semble intéressant de reprendre cet article dans ses grandes lignes, avant de tenter, dans une deuxième partie, de faire avancer la réflexion en montrant l’intérêt permanent de la vision bérullienne qui s’est encore mal relevée des contestations élevées dans la suite du Concile Vatican II, mais qui, à notre sens, peut apporter d’utiles matériaux à un renouveau sacerdotal.

Une critique radicale de l’École française

Partant de la notion d’« état » si centrale pour Bérulle, Maritain distingue « l’état sacerdotal » et « l’état de vie ». L’état sacerdotal est fonctionnel, lié à la mission du prêtre qui est de nous transmettre la grâce des sacrements. L’état de vie, lui, est existentiel, c’est l’état du baptisé dans l’Église et devant Dieu. Dans cet état, chaque chrétien a pour vocation de tout ordonner à l’amour de Dieu, sachant que certains choisissent librement comme état de vie de tout quitter pour Dieu, ce sont ceux qui choisissent « l’état religieux », qui est un chemin directement ordonné à la recherche de la sainteté, c’est un « état de perfection » comme on dit.

Cette différence entre les deux états est d’importance. Pour Maritain, le Cardinal de Bérulle, faute de rigueur théologique et sous l’influence du Pseudo Denys [2], a considéré que le sacerdoce n’est pas seulement un état fonctionnel mais qu’il constitue un état de vie, un état d’union spéciale au Christ, donc un état de sainteté. Pour Maritain, c’est ce dernier point qui est contestable. Le prêtre doit certes tendre vers la sainteté comme le religieux et comme tout baptisé, il doit le faire pour correspondre à l’exigence de sainteté de sa fonction qui est sainte par la grâce qu’elle confère aux âmes, mais le sacrement de l’ordre ne lui procure aucune avance en ce domaine, il garantit que ses actes sont ceux du Christ, mais pas plus. Pour le sage de Meudon, on ne peut donc pas accepter les affirmations bérulliennes de la supériorité de l’état sacerdotal sur l’état religieux et moins encore sur le fait que le prêtre est à « l’origine de toute la sainteté qui est en l’Église de Dieu » [3].

D’où vient cette idée que le sacerdoce est un état de sainteté ? Pour Bérulle, l’onction sacerdotale émane de celle de Jésus, lequel est prêtre en raison de l’union hypostatique, c’est-à-dire d’emblée, antérieurement à tout acte méritoire qu’il peut poser : « en entrant dans le monde, le Christ dit : de sacrifice et d’offrande, tu n’as pas voulu, mais tu m’as façonné un corps, alors j’ai dit : me voici, car c’est bien de moi qu’il est écrit dans le rouleau du livre : Je suis venu, ô Dieu, pour faire ta volonté » (He 10,5-7). Ainsi, selon le vocabulaire scolastique, le sacerdoce du Christ provient formellement et directement de la grâce substantielle de l’union hypostatique et ne fait qu’un avec son être, en tant qu’il est une Personne divine incarnée. Dans cette optique, l’onction reçue par le prêtre à l’ordination fait de lui aussi un « instrument conjoint » [4] du Christ, comme l’humanité de celui-ci a été conjointe à sa divinité. Il s’y vérifie la même assomption personnelle, puisque les actes que le prêtre pose in persona Christi sont ceux-là mêmes que pose Dieu. Cette union, cette greffe féconde, qui fait du prêtre un être habité par le Christ, le vide de lui-même et l’ouvre à Dieu d’une manière particulière. En conséquence de quoi, un prêtre qui ne vit pas selon son état est une contradiction dans les termes, même si ses actes sont objectivement valides.

Toujours selon Bérulle, cette configuration spéciale au Christ est un don fait par l’ordination, il saisit la personne et la grâce reçue est beaucoup plus que la capacité à occuper une fonction. Elle marque clairement la supériorité du sacerdoce (qui fait partie de la divine constitution de l’Église) sur la vie selon les vœux religieux (qui est une réponse au malheur des temps et au refroidissement de la charité dans le corps de l’Église). D’un côté, nous avons un don sacramentel et de l’autre une démarche humaine vers la sainteté et une institution ecclésiastique.

Selon Maritain, les grands théologiens thomistes, à l’exception du P. Garrigou-Lagrange, « enseignent que c’est à raison de sa grâce capitale, qui le constitue chef de l’Église – et non pas, comme le croyait Bérulle, à raison de la grâce substantielle d’union hypostatique, qui a fait de lui le Verbe incarné – que Jésus a possédé le suprême sacerdoce » [5]. Certes Maritain ne nie pas que le Christ soit médiateur en conséquence de l’union hypostatique. Mais c’est le sacrifice de la Croix qui « est acte médiateur par excellence et en un sens absolument transcendant. Et il est aussi acte sacerdotal par excellence » (p. 518). Le sacerdoce du Christ découle donc de la Croix et non de l’Incarnation. Notre philosophe, cependant, veut éviter l’opposition entre les deux, car, pour lui « le sacerdoce du Christ, qui présuppose évidemment qu’il est homme, dépend certes radicalement de la grâce substantielle d’union hypostatique, mais dérive formellement et directement de sa grâce capitale » [6]. Toujours est-il que pour lui l’acte sacerdotal et rédempteur est prolongé par le sacerdoce commun des fidèles et non par le sacerdoce ministériel. En effet, « cette co-rédemption qui se poursuit d’âge en âge est l’œuvre par excellence du sacerdoce royal du peuple de Dieu ». Le prêtre participe à cette même médiation à un titre spécial, mais en tant que baptisé.

La médiation que le prêtre a à exercer est d’un tout autre ordre. C’est une médiation « ministérielle » ou fonctionnelle qu’il exerce dans la structure hiérarchique de l’Église. De là le prêtre participe au sacerdoce du Christ comme instrument non conjoint dont le Christ use dans tout l’ordre sacramentel. La marque indélébile que le caractère imprime dans l’âme du prêtre n’est autre que le pouvoir de donner les sacrements, pouvoir qui subsiste même s’il lui arrive de s’en rendre personnellement indigne parce qu’il a perdu la grâce sanctifiante.

Faire du sacerdoce un « état de sainteté », c’est pour Maritain prendre le risque de mettre le prêtre au dessus du chrétien, de faire de lui un « super-chrétien » (expression du P. Deville). Une telle doctrine, si elle a eu d’éminents effets spirituels en stimulant le zèle des prêtres pour les porter à la sainteté, a cependant sublimé de façon illusoire le sacerdoce par méconnaissance de sa vraie grandeur. Certains ont pu croire que le prêtre communiquait à tout ce qu’il touchait une dignité supérieure, un caractère sacré, alors que cette sanctification concerne seulement ses actes ministériels et plus particulièrement sacramentels.

Pour notre philosophe, la grandeur du sacerdoce est une grandeur purement fonctionnelle. L’état de vie dans lequel le prêtre est placé ne diffère pas au fond de celui du commun des chrétiens. C’est par la fonction qu’il lui confère que le sacrement de l’ordre fait du prêtre un séparé pour Dieu. Ainsi ses conditions d’existence et son état de vie sont-elles de soi celles de tout membre du peuple chrétien. Si l’Église latine lui demande le célibat, ce n’est pas en raison d’un état de vie où l’on quitte tout pour Dieu, comme c’est le cas pour les religieux, c’est seulement pour un plus grand dévouement. Mais, pour d’autres raisons légitimes, elle pourrait décider que le mariage est plus adapté pour les prêtres. De même, on doit tenir pour normal que ceux-ci gagnent leur vie par leur travail, si les circonstances le rendent possible et souhaitable.

On l’a compris : la grandeur du sacerdoce, ce n’est pas d’être un état de vie plus parfait que celui du commun du peuple de Dieu, c’est une fonction sainte exercée dans l’Église et pour le salut des âmes. De par sa fonction, le prêtre est un sacrificateur, mais on reconnaîtra qu’il est aussi un sacrifié, étant tout entier au service de son peuple et mangé par son ministère, comme un père de famille l’est par les siens.

Revisiter Denys le Mystique

La vision fonctionnelle de Maritain s’appuie sur une conception instrumentale et « passive » du ministère sacerdotal. Le prêtre agit comme un canal neutre de la grâce. On voit l’intérêt d’une telle doctrine pour éviter tout donatisme [7]. Celui-ci, en faisant dépendre la valeur des sacrements de la valeur des ministres, ne pouvait rendre compte du fait que la transmission du don de Dieu se fait sans dégradation, sans être dépendante de la sainteté ou du péché des prêtres.

Mais cette vision instrumentale ignore, à mon sens, l’originalité de la médiation du Christ et partant de l’Église. Cette médiation originale a été perçue de façon lumineuse par Denys l’Aréopagite et c’est elle qui a ébloui Bérulle. Une lecture hâtive de l’œuvre de Denys (sa Hiérarchie céleste et sa Hiérarchie ecclésiastique) a pu laisser penser à une structure pyramidale de la Création et plus particulièrement de l’Église : ce ne serait pas une ecclésiologie, mais une « hiérarchologie », selon le mot de Congar : au sommet les évêques, en bas le bon peuple chrétien. En réalité, le P. Bouyer a montré que, dans la vision de Denys, il s’agissait de tout autre chose que d’un dégradé allant du plus parfait au moins parfait, selon un schéma émanatiste qui est peut-être celui du néo-platonisme mais que Denys a modifié. L’Église n’est donc pas une bureaucratie ecclésiastique, faisant écran entre les hommes et Dieu.

C’est en effet une incroyable méprise que celle qui ne voit, dans la hiérarchie dionysienne, qu’une simple transposition au cosmos et à l’Église de la taxis néo-platonicienne, qui confondait l’existence propre de tous les êtres avec leur assujettissement rigoureux à une zone déterminée dans un univers tout en gradations. Comme Denys, pourtant, l’a expliqué en long et en large de la façon la plus claire, ce qui constitue pour lui, au contraire, la hiérarchie, c’est le fait que tout don reçu de Dieu et qui nous établit non seulement dans l’être mais dans cet être spécifique qui est le nôtre, ne peut être gardé, possédé, exercé qu’en se communiquant à ceux qui ne sont pas élevés d’emblée si haut [8].
Ainsi, jusque dans les créatures, des plus élevées aux plus humbles, ce don qu’est la propre vie divine se répercute et se prolonge authentiquement, et l’Église n’est que la suprême irradiation jusqu’en l’humanité de cet amour même qu’est la vie de Dieu [9].

Pour Denys, l’universelle communication de l’amour, si révélatrice de la vie et de la nature propre de l’Église, n’est en rien une émanation nécessaire et contraignante, car il s’agit à tous les niveaux d’un amour pleinement conscient et pleinement libre. La générosité essentielle qui y préside, en tant qu’agapè, se distingue sans s’opposer à l’éros qui dit le manque, orientant l’être limité vers un autre plus élevé, pour combler son vide.

Il s’agit, dans l’Église, pour tous ceux qui prennent conscience d’être aimés ainsi de Dieu, de découvrir que le don même de cet amour est d’aimer comme on a été aimé, et de telle sorte qu’on ne peut aimer Dieu en retour sans aimer avec lui tout ce qu’il aime, sans l’aimer comme lui, à sa manière propre et inimitable. Il s’ensuit, comme Denys l’a bien vu et bien dit, que plus élevé est le don reçu, c’est-à-dire la participation à l’amour divin, et plus généreuse doit être la disposition à communiquer ce don à ceux qui en sont encore démunis [10].

Un autre point souligné par Denys distingue cette société de la charité divine qu’est l’Église de la cité platonicienne ou néo platonicienne des esprits. C’est que « dans l’Église la transmission du don divin n’implique aucune dégradation de celui-ci. L’Amour de Dieu est inséparable de Dieu lui-même. On ne peut l’avoir en soi qu’en ayant Dieu en soi. […] chaque fois que cet amour passe d’une créature à une autre, c’est lui-même qui se communique ». « Ainsi, même si c’est par une autre créature, plus élevée que nous, que nous recevons le don de Dieu, nous le recevons toujours immédiatement, et par là intégralement ». « Les médiateurs, quels qu’ils soient, dans la vision évangélique, à commencer par le Christ lui-même, et parce que toute médiation n’y est qu’une extension de la sienne, n’y sont jamais des intermédiaires, qui persistent à séparer autant qu’ils conjoignent ». Les co-médiateurs œuvrant dans l’unique Médiateur, leur transparence est garantie.

Il résulte que celui qui est en bout de chaîne ne reçoit pas moins que ceux qui le précèdent. « Dans ces conditions, si tel est le bon plaisir divin et si celui qui en est l’objet y correspond, il peut s’élever tout aussi haut, voire bien plus haut, que ceux qui ont été pour lui les ministres de ce don » [11]. Le baptisé n’est pas moins aidé à tendre vers la sainteté que l’évêque ou le prêtre, simplement par eux, « grâce » à eux, cette sainteté est un don reçu dont il ne peut se prévaloir.

(Ainsi la hiérarchie est-elle ce) vaste ensemble mis en place par Dieu pour transmettre ses dons, en passant par une cascade de médiateurs, qui ne sont tels qu’à condition de transmettre ce qu’ils ont reçu à ceux qui viennent après eux. C’est la même lumière qui circule d’un bout à l’autre de la hiérarchie, puisque personne ne garde rien pour lui, si bien que cette transmission se fait sans déperdition. Les différents degrés se distinguent seulement par l’amplitude plus ou moins grande de leur pouvoir de transmettre : l’évêque est à la source de tout et donne non seulement la vie divine mais la possibilité même de la transmettre (en ordonnant des prêtres), ceux-ci à leur tour transmettent ce qu’ils ont reçu en dispensant les sacrements, les baptisés, faits par eux enfants de Dieu, transmettent la lumière à ceux de l’extérieur qui s’approchent de la foi (les catéchumènes). Comme on a dit : dans la hiérarchie, on est défini, non par la place qu’on occupe, mais par celle que l’on laisse... On a pu parler de « médiation immédiate », car le médiateur n’est pas un intermédiaire qui ferait nombre entre les deux termes qu’il rapproche (Dieu et l’homme), il est seulement leur point de jonction [12].

Cette vision théandrique où la hiérarchie est une extension à l’humanité de ce qui constitue le propre de la vie divine « s’est imposée universellement en Orient par saint Maxime, en Occident par saint Grégoire, Scot Erigène et finalement saint Thomas » [13].

Retour sur Maritain

Comme nous l’avons vu avec Jacques Maritain, un certain thomisme se refuse néanmoins à envisager une telle association active à la médiation sacerdotale du Christ, en faisant seulement découler le sacerdoce des prêtres de l’extension des mérites du Chef à son Corps qui est l’Église (ce qu’on appelle sa grâce capitale) [14] : le prêtre est celui qui applique les fruits du sacrifice parfait offert par le Christ sur la Croix, sans plus. Néanmoins Maritain perçoit bien que la distinction entre la grâce substantielle d’union hypostatique et la grâce capitale n’est qu’une distinction de raison. A trop séparer les deux, c’est toute l’originalité de la médiation du Christ qui est en cause. La fonction médiatrice découle de l’être humano-divin du Médiateur, le « faire » découle de l’« être ». La perfection de l’offrande du Christ vient de ce que son être est essentiellement ordonné à Dieu, que toutes ses puissances humaines sont d’emblée « saisies » par la personne du Verbe. Cette divino-humanité, ce « théandrisme », se prolonge dans son Corps ecclésial. Jésus-Christ, l’unique Médiateur, n’est pas médiateur sans son Église, car lui-même a résolu de nous sauver et de nous diviniser dans son Corps. L’Église n’est pas un simple intermédiaire pour dispenser cette grâce, qui lui resterait extérieure, c’est bien pourquoi elle peut être dite « sacrement » du salut [15]. Le sens de la sacramentalité de l’Église se découvre dans le sacrement par excellence qu’est l’Eucharistie : nous n’avons pas là seulement un signe à l’occasion duquel se donnerait la réalité ultime, mais le moyen et la fin se compénètrent : une part du signe devient la réalité elle-même (sacramentum et res), présence réelle du Christ au milieu de ce monde. Le moyen, s’il est indissociablement lié à la fin, doit néanmoins s’effacer - sans disparaître – pour laisser transparaître la fin dont il est la manifestation, et c’est précisément là qu’il peut exister comme manifestation.

Ainsi donc tout ce qui, dans l’Église, est instrument du Christ n’est-il pleinement efficace qu’à la mesure de son union intime au Christ. Le prêtre n’est pas seulement moyen au service d’une fin, car il participe déjà de cette fin par son ordination. La configuration sacramentelle des ministres de l’Église au Christ prêtre les associe à sa réalité médiatrice, et donc à sa sainteté. Ce que Maritain ne semble pas avoir vu, c’est qu’il s’agit d’une « antériorité » dans l’ordre de l’être et non dans celui de l’avoir : le prêtre n’a pas plus de sainteté que le laïc, mais il est attaché directement à la source de la sainteté qui est le Christ pour la faire passer dans tous ses membres. Pour reprendre le langage de saint Maxime le Confesseur, le théandrisme n’est pas un mixte entre Dieu et l’homme, il s’agit d’un nouveau "mode d’être" conféré à certains, une manière particulière d’être configuré au Christ, non un trait qui ajouterait quoi que ce soit à la nature [16]. Et, très profondément, ce mode d’être est une capacité à s’effacer, à faire de la place, c’est une capacité kénotique [17], qui permet au prêtre de reproduire à son niveau l’unique médiation du Christ, c’est un "dénuement de subsistance" [18] pour reprendre une catégorie chère à Bérulle.

Réflexion sur le caractère

Le danger de cette systématisation est d’aboutir à la limite à une position de type donatiste : si le hiérarque n’est plus apte à transmettre, il s’exclue de la hiérarchie. C’est donc à juste titre, et pour tirer les conséquences de la réfutation par saint Augustin du donatisme, que les auteurs scolastiques ont été amenés à distinguer deux types de grâce :

la grâce sanctifiante (gratia gratum faciens) donnée pour le perfectionnement intérieur du sujet et la grâce fonctionnelle (gratia gratis data) donnée pour le service de l’Église ; ainsi, par exemple pour le premier type, la grâce baptismale qui fait de l’homme un enfant de Dieu animé de l’Esprit, et, pour le second, la grâce d’infaillibilité donnée au pape pour enseigner l’Église. Cette dernière ne confère aucune transformation du sujet, qui est seulement habilité pour remplir de façon garantie un certain rôle dans l’Église. Une telle distinction clarifie la question, mais risque de faire du sacerdoce un pur mécanisme sacramentel dans lequel le prêtre n’est qu’un instrument passif et extérieur. Saint Thomas essaie de réintroduire une dimension spirituelle au sacerdoce en parlant malgré tout d’une grâce gratum faciens conférée par l’ordination, qui prédispose à une digne dispensation des sacrements [19] mais la plupart du temps l’exigence de sainteté sera confiée à l’exhortation spirituelle et, dans la pratique, les prêtres aspirant à un idéal de perfection entreront dans des ordres religieux apostoliques [20].

On regrettera aussi que, pour exprimer la grâce conférée par l’ordination, la définition du caractère soit surtout négative, comme « le fait de ne pouvoir être renouvelé ». Une réflexion sur l’empreinte aurait pu mener à le concevoir comme configuration intérieure au Christ. Il faut sortir de la dichotomie grâce sanctifiante/grâce fonctionnelle. Tout dans le dessein de Dieu prouve que celui-ci n’agit pas dans des instruments passifs et extérieurs à ce qui se passe en eux. Déjà la charge confiée à Aaron était une « consécration » (Ex 29,1 etc...), c’est-à-dire à la fois une mise à part et une invasion de Dieu. L’image du sceau qui est derrière le mot de « caractère » indique une action en profondeur de Dieu qui transforme ceux dont il fait ses agents. Le Christ a voulu partager avec ses apôtres non seulement des fonctions, mais son être même de Consacré-Envoyé (cf. Jn 10,36), c’est ce que manifeste le lavement des pieds.

Il y a donc dans le prêtre une conformation « ontologique » au mode d’être du Christ, qui suppose sa totale dépossession pour laisser s’accomplir en lui et par lui l’œuvre de Dieu, ses gestes devenant ceux du Christ, sa parole celle du Christ, et à la limite sa vie celle du Christ. Ainsi n’est-il pas un simple intermédiaire, mais il permet à l’âme du fidèle d’entrer en contact direct avec le Christ. Si l’identification se vérifie surtout dans les sacrements (où elle est garantie), elle déborde largement et saisit progressivement toute la vie du prêtre, jusque dans sa souffrance, son impuissance et sa mort. La personne du prêtre « instrument conjoint » du Christ est prise dans toute sa richesse humaine, qui n’est pas niée mais au contraire valorisée et dilatée par cette « saisie ». Le prêtre infidèle à la grâce de son ordination reste prêtre, mais, outre que son péché revêt les allures d’une particulière monstruosité, il cesse le plus souvent de vouloir jouer un rôle dans lequel il ne se reconnaît plus, perdant le goût de donner les sacrements et de partager la vie du Christ.

Peut-on dès lors mieux préciser l’articulation entre le sacerdoce presbytéral et le sacerdoce commun ? Le Concile Vatican II, sortant du contexte polémique de la Réforme, a remis en valeur le sacerdoce baptismal des fidèles et il a tenu à souligner le lien des deux sacerdoces l’un envers l’autre, tout en marquant leur différence essentielle : « Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu’il y ait entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ » [21]. Le concile, s’en tenant là, a laissé le champ libre à l’interprétation de ce qu’il faut comprendre par « ordination mutuelle ». Cela peut se faire selon les deux lignes que nous avons déjà exposées. La première faisant du sacerdoce ministériel un moyen [22], la seconde une source. Selon cette dernière les fidèles laïcs bénéficient de cette saisie du prêtre par le Christ, leur propre sacerdoce baptismal en découle. Non seulement ils se nourrissent des sacrements que les prêtres leur dispensent, mais leur propre union au Christ profite de la façon dont le prêtre ne cesse de les entraîner dans son aventure intérieure, leur partageant l’exigence de la prière, le souci de la mission, l’exercice des responsabilités qu’il peut leur partager et les moyens de sanctification dont il dispose. En retour, le prêtre est grandement soutenu dans son chemin intérieur avec le Christ, quand il est porté par la prière des fidèles, soulevé par leur attente à son égard, conscient de devoir les faire avancer.

Alors que certains voudraient prolonger une vision « fonctionnelle » du prêtre dont nous avons vu les limites, en insistant sur son rôle « présidentiel » en tant qu’« ancien » (presbytre), il nous a semblé urgent de souligner à la fois l’actualité et la dimension traditionnelle de la vision bérullienne. Celle-ci en mettant en valeur la médiation sacerdotale assume tout un héritage, en particulier l’héritage dionysien, tout en s’accordant avec la vision sacramentelle de l’Église développée par le Concile Vatican II.

Cette haute idée du sacerdoce presbytéral doit cependant continuer de s’approfondir théologiquement afin de ne pas être prise pour du cléricalisme. Reliant étroitement le sacerdoce presbytéral et le sacerdoce baptismal, elle en souligne l’interdépendance, ce qui est le meilleur moyen pour éviter de les opposer et pour montrer la synergie des deux au service de la sanctification du monde.

P. Gilles de Raucourt, P. Gilles de Raucourt, né en 1961, licencié en Théologie, prêtre depuis 1997 et membre de la Communauté Aïn Karem.

[1] Jacques Maritain, Approches sans entraves, Paris, Fayard, 1971, p.510-531.

[2] L’auteur anonyme qui se cache sous le pseudonyme de Denys, le converti de Paul à l’Aréopage, est un théologien qui a écrit, dans les années 500, divers ouvrages qui opèrent une reprise chrétienne des grands thèmes du néoplatonisme athénien. La revue Résurrection lui a consacré un numéro entier (n° 92-93) en février 2001.

[3] Voir Jacques Maritain, op. cit.

[4] On distingue l’instrument non conjoint qui agit seulement sous l’impulsion de l’agent, et l’instrument conjoint dont le dynamisme propre est mis au service de la fin principale.

[5] Ibid., p. 517.

[6] Ibid., p. 522.

[7] Donatisme, de Donat, personnage en vue dans l’Église d’Afrique au IVe siècle, qui se sépara de la communion des autres évêques, parce qu’il rejetait les sacrements conférés par des prêtres qui avaient fléchi durant les persécutions.

[8] Louis Bouyer, Le Père invisible, Paris, Cerf, 1976, p. 325.

[9] Louis Bouyer, L’Église de Dieu, Paris, Cerf, 1970, p. 316.

[10] Ibid., p. 316.

[11] Ibid., p. 318.

[12] Michel Gitton, cours polycopié Le prêtre dans le dessein de Dieu, le sacrement de l’ordre, Résurrection, 2009-2010, p. 2.

[13] Louis Bouyer, L’Église de Dieu, Paris, Cerf, 1970, p. 318.

[14] La grâce capitale est ordonnée à ce qu’il y a de plus haut, à savoir à adapter l’âme du Christ à l’union hypostatique ; et à ce qu’il y a de plus vaste, à savoir à être un principe universel de salut pour tous les hommes (qu. 7, a. 9, 11, 12 et ad 2,3), cf. Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, III La structure interne de l’Église et son unité catholique, Éditions Saint Augustin, 2000, p. 1022.

[15] L’étude la plus à jour sur le sujet est à chercher dans Patrice Sicard, « La sacramentalité de l’Église et la sacramentalité dans l’Église, note d’histoire doctrinale contemporaine » dans Théologies Victorines, Parole et Silence 2008, p.145-225.

[16] Les textes de Maxime relatifs à la transformation du prêtre sous l’effet de la grâce de l’ordination sont rassemblés par Jean-Miguel Garrigues et Marie-Joseph Le Guillou dans un article reproduit dans Pour une théologie du Sacerdoce, Cahiers de l’École cathédrale n°3, Mame 1992, p.74-75.

[17] Kénose : abaissement, fait de se vider, appliqué par saint Paul au Christ dans l’Incarnation et sur la Croix (Ph 2,7).

[18] Bérulle parle de "dénuement de subsistance", à la suite de certains auteurs scolastiques, pour désigner l’absence dans le Verbe incarné de toute personne humaine. Sa nature humaine est comme dépouillée de son autonomie métaphysique (ce qui ne veut pas dire : psychologique) pour être toute entière saisie par la personne éternelle du Verbe.

[19] Somme théologique, IIIa Pars Suppl. qu. 35, art.1 ; le parallèle souvent fait entre le caractère du sacrement de l’ordre et ceux du baptême et de la confirmation va dans le sens d’une conformité intérieure (on le trouve dans le ch. 4 de décret du Concile de Trente sur le sacrement de l’ordre, cf. Denz. 1767) ; Pie XI dans l’encyclique Ad catholici sacerdotii (1935) parlait du « caractère » comme d’une « forme indélébile imprimée dans son âme [celle du prêtre] », qui le fait « prêtre pour l’éternité », donc au-delà de l’aspect strictement fonctionnel du sacerdoce, il ajoutait « il est doté également d’une grâce nouvelle et particulière, ainsi que d’une aide particulière (s’il y coopère librement) pour s’acquitter de ses tâches » (Denz. 3755).

[20] Michel Gitton, Cours déjà cité, p. 2.

[21] Lumen Gentium, §10.

[22] Cette piste est particulièrement exploitée dans Daniel Bourgeois, L’un et l’autre sacerdoce, Paris, Desclée, 1995.

Réalisation : spyrit.net