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Sacrement du pardon ou sacrement de la conversion ?

P. Michel Gitton

On emploie de plus en plus, pour désigner le sacrement dit jadis de pénitence, plus récemment de réconciliation, l’expression « sacrement du pardon », qui, à mon avis, appelle bien des réserves.

D’abord parce qu’on a l’air d’entendre que le pardon de Dieu est lié à la réception dudit sacrement. Or, pardonner, Dieu l’a toujours fait, et avant même que nous en ayons conscience : s’il est Père, comment pourrait-il garder rancune à son enfant qui s’est empêtré dans son péché ? Le pardon n’attend pas l’humiliation du pécheur, ou son aveu, il est évidemment premier. Et, comme on tombe facilement d’accord sur ce point, on en vient à considérer que l’intérêt du rite de l’Église est de nous faire prendre conscience d’un pardon déjà acquis, le seul effet étant une prise de conscience renouvelée de la générosité de Dieu pour le pécheur. Comme s’il suffisait de savoir théoriquement que Dieu est bon pour être guéri !

Ce qui advient dans la confession, c’est bien plutôt, comme le dit la formule latine, une absolution : Dieu nous absout (ego te absolvo), il fait tomber nos liens. Le sacrement n’est pas seulement une déclaration de la miséricorde divine, il est une œuvre de libération et de guérison, dès que le pécheur est prêt à s’y livrer. Le pardon est unilatéral, certes, mais le relèvement du baptisé pécheur suppose un début de collaboration. La grandeur du sacrement confié à l’Église réside dans le fait que les actes du pénitent y sont intégrés, qu’ils sont même la matière du sacrement. Non pas que l’homme et Dieu aient à faire chacun un bout de chemin, mais l’action de Dieu relayée par l’Église suscite les premiers pas d’une liberté chancelante, et elle perfectionne peu à peu ses tentatives : cet homme faible et misérable est pris au sérieux dans son désir d’avancer, il est élevé au rang de partenaire responsable, capable de percevoir un peu de la gravité de sa faute, son effort de clarification est retenu (dans l’aveu), sa volonté de faire un geste pour témoigner sa reconnaissance est assumé (dans la réparation). Si le péché est rupture de dialogue, enfermement en soi, inertie, la grâce restaure un désir, une mise en route, une activité, une parole de reconnaissance.

Plus que tout autre sacrement, celui-ci manifeste le caractère « théandrique » (divino-humain) de l’action de Dieu qui, depuis l’Incarnation, suscite en nous une réelle collaboration à sa grâce. Parce qu’il est vraiment cette action divine en l’homme, il ne se borne pas à constater en lui une attitude pénitente, il la crée. L’homme - ou la femme - qui se présente au confessionnal a de son péché une perception encore toute humaine, il en voit le désagrément, parfois la honte, il y sent l’impuissance de ses efforts et de ses résolutions, la peine d’une rechute, l’ennui d’une répétition, etc... Rien de tout cela n’est encore le pur amour qui volatiliserait tout le venin du péché. Parfois, il se présente de façon routinière, à moitié convaincu par l’enseignement moral de l’Église, mais seulement soucieux d’être en règle. Souvent il voit son péché comme plus ou moins inévitable dans les circonstances qu’il traverse. Inutile de dire que, dans tous ces cas, le « ferme propos » de ne plus retomber dans le péché est des plus théoriques. Et tout autant la contrition, qui devrait être cet intime broiement du cœur devant la bonté méconnue de Dieu. Il n’en sortirait de toute évidence aucune conversion, aucun changement de mentalité (metanoïa), s’il restait face à lui-même, s’il ne rencontrait pas un autre qui lui signifie concrètement la sainteté divine, ce qui fait dire à Pierre : « éloigne-toi de moi, je suis un homme pécheur ».

Cet autre, signe de l’Autre divin, c’est évidemment le prêtre ministre du sacrement. Celui-ci n’agit pas seulement in persona Christi dans le moment strict des paroles de l’absolution : médiateur, il l’est d’abord et avant tout par sa présence, par le fait si dérangeant qu’un être humain intervienne dans le domaine le plus intime de notre vie et que, d’une manière ou d’une autre, en nous confiant à lui, nous nous rendons vulnérable à ce qu’il va comprendre de nous. Cette « altérité », qui reste éprouvante même dans les meilleurs cas, est la manière dont se traduit pour nous le fait que le Christ est un autre, qu’il ne juge pas nécessairement comme nous du bien et du mal, qu’il a sans doute de notre péché une vision plus exacte que la nôtre, et qu’il en est blessé. Puisque le péché est une fermeture, une absence de relation, il se guérit en acceptant d’ouvrir notre conscience à un autre, à Dieu sans doute devant qui nous reconnaissons nos fautes, mais de façon beaucoup plus réaliste à ce pauvre homme qu’il a mis sur notre chemin, pas forcément éclairé, mais que Dieu assiste aussi de sa grâce.

Mais, de surcroît, le prêtre n’est pas un témoins muet, une machine à absolution, qui serait toujours obligé de ratifier notre aveu et d’y mettre un coup de tampon, le Christ lui a donné le redoutable pouvoir de remettre ou de retenir  : par ses questions éventuelles, par les orientations qu’il va donner, par les efforts qu’il peut suggérer, voire exiger sous peine de refuser ou de retarder l’absolution, il transforme la matière de l’aveu, encore très centré sur nous, il nous oblige à l’objectivité, il nous fait comprendre que nous n’avons peut-être pas encore résisté jusqu’au sang dans notre lutte contre le péché (cf. He 12,4), ou encore il nous montre l’ouverture à laquelle nous n’avions pas pensé et qui nous permettrait de sortir de l’impasse où nous met notre péché. Le confessionnal n’est pas une chambre d’enregistrement, mais le lieu d’un vrai corps à corps entre la grâce et la liberté humaine. Combien y sont entrés avec un aveu tout prêt et qui se sont vus soudain portés plus loin qu’ils ne pensaient ? Combien surtout, découragés et convaincus de ne pouvoir mieux faire, et qui en sont repartis avec la vision lumineuse d’un chemin qui s’ouvrait à eux ? La responsabilité des prêtres qui accueillent ainsi les pénitents est de tenir ce rôle redoutable qui demande d’eux des qualités surhumaines.

Pourtant la confession n’est pas seulement une « cure d’âme », qui pourrait exister en dehors du sacrement, elle ne trouve son terme que dans l’absolution sacramentelle. Celle-ci a pu être comparée à un acte médicinal, ou judiciaire (cf. le catéchisme du concile de Trente), mais elle est avant tout christologique : le seul vrai pénitent, allant jusqu’au bout de la démarche, et portant sur ses épaules le péché de l’homme, c’est lui, Jésus. On dit à juste titre que la « contrition parfaite » rendrait inutile le sacrement de pénitence et c’est vrai, seul l’amour allant jusqu’au bout, voyant l’horreur du péché et l’immense miséricorde de Dieu, pourrait opérer la réconciliation. Mais, de cela, le pécheur est justement incapable : son péché ne lui apparaît que par le biais des désagréments qu’il lui cause et il n’est plus à même de reconnaître vraiment l’amour de Dieu pour lui. C’est pourquoi il a fallu le Fils lui-même, qui s’est plongé dans les eaux limoneuses du Jourdain pour se reconnaître pécheur avec les pécheurs, pour faire avec eux et pour eux le plus dur de la démarche de conversion. Au moment de l’absolution, c’est donc ce débordement du Cœur de Jésus qui atteint le pénitent et lui permet d’aller au-delà des démarches que lui propose le sacrement, jusqu’à la pleine conformité avec l’attitude intérieure du Rédempteur, et c’est cela qui rétablit la relation et brûle le péché.

On comprend que, pour calmer les craintes qu’un usage terroriste du sacrement de pénitence avait peut-être créées dans un passé lointain, on ait cherché depuis de nombreuses années à dédramatiser la confession : plus de meuble austère, plus de questions, plus d’autre « pénitence » qu’un effort à faire vers le bien, une table et une chaise, des petites fleurs, un échange sympathique. Mais non seulement cela ne fait pas sérieux et tient éloigné tous ceux qui ont conscience d’avoir lourdement offensé Dieu, mais cette pastorale contribue à éloigner de l’horizon des chrétiens la possibilité qu’il puisse se passer quelque chose de neuf dans leurs vies. Nous nous contentons de relation de bon voisinage avec un Dieu gentil, là où il faudrait nous laisser mettre le dos au tapis, pour redémarrer vraiment.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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