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Saint Paul, l’Apôtre des nations

Mgr Éric de Moulins-Beaufort

Deux sources nous font connaître Saül de Tarse, devenu Paul, l’apôtre du Christ Jésus : les Actes des Apôtres et ses lettres. C’est un des acquis de l’exégèse toute récente [1] que de regarder les épîtres de saint Paul pour ce qu’elles sont : des lettres. On a pu montrer que l’Apôtre n’y écrivait pas au fil de la plume, enchaînant les sujets les uns derrière les autres, selon l’inspiration ou les urgences du moment : saint Paul suit les règles très précises de la rhétorique hellénistique selon des modèles rigoureux qui commandent la disposition des arguments et des développements et la présentation de la thèse principale. En tirant profit de ces instruments nouveaux mais de façon synthétique, sans pouvoir justifier nos affirmations, nous voudrions indiquer ici ce que les lettres de saint Paul nous font comprendre de son être et de sa mission d’apôtre. Nous nous appuierons exclusivement sur l’épître aux Romains, lettre la plus longue et la plus construite assurément. Nous choisissons de la considérer comme un tout unifié, hypothèse qui a de bons arguments pour elle, même si elle suscite, on peut s’en douter, des questions. Le premier chapitre et les deux derniers nous seront, grâce à cette hypothèse, particulièrement utiles. Trois thèmes se dégagent d’une telle lecture : la lettre participe à la mission de l’Apôtre ; apostolat et culte vont de pair ; l’Église apostolique est une Église de communion dans l’espérance. Une analyse exhaustive de l’épître aux Romains mettrait en lumière, bien sûr, beaucoup d’autres sujets.

La lettre participe à la mission de l’Apôtre

Paul écrit aux chrétiens de Rome, « à tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome » (1, 7). Il évoque son désir ardent de venir les voir et il précise, en se corrigeant lui-même : « afin de vous communiquer quelque don spirituel, pour vous affermir, ou plutôt éprouver le réconfort parmi vous de notre foi commune » (1, 11-12). Or, dans la finale de la lettre, il explique qu’il a eu soin de « limiter [son] apostolat aux régions où l’on n’avait pas invoqué le nom du Christ, pour ne point bâtir sur des fondations posées par autrui » (15, 20). Cette règle prudentielle semble venir tout droit de l’expérience douloureuse des divisions de la communauté de Corinthe. Elle attire notre attention sur un fait : saint Paul n’a pas fondé l’Église de Rome. A quel titre alors se permet-il de lui écrire ? Il ne le fait pas pour résoudre un problème urgent, pour trancher une question sur laquelle les chrétiens locaux lui auraient demandé son avis. Le but de la lettre, en fait, est d’informer les chrétiens de Rome de la collecte qu’il a faite dans les Églises fondées par lui et qu’il apporte à Jérusalem et d’obtenir leur prière pour que ce secours « soit agréé des saints » (15, 31), c’est-à-dire des chrétiens de Jérusalem. Paul s’exprime en termes pathétiques : « Luttez avec moi dans les prières que vous adressez à Dieu pour moi » (15, 30). Ce n’est qu’après avoir remis cette offrande à ses destinataires et reçu leur agrément qu’il envisage de réaliser son désir de voir les chrétiens de Rome. Pourquoi l’Apôtre juge-t-il urgent de leur écrire d’abord et pourquoi tient-il à ce point à bénéficier de leur prière ? La réponse à cette double question met en jeu la conception profonde qu’a Paul de son rôle d’apôtre.

La collecte en faveur des « saints » de l’Église de Jérusalem n’est pas, dans l’esprit de saint Paul, un acte de simple bienfaisance. Nul plus que lui n’a conscience que ses missions ont consisté à partager largement aux païens les dons destinés au premier chef à Israël. Les Églises qu’il a fondées vivent des biens spirituels d’Israël. Le partage des biens matériels en faveur de l’Église de Jérusalem exprime la reconnaissance par les communautés créées dans le Christ Jésus de la dette où elles sont à l’égard d’Israël, du peuple saint qui a ouvert à tous les richesses de Dieu (15, 27). Mais l’Apôtre est non moins conscient que tout n’est pas joué dans la collecte des dons : il reste maintenant que cette collecte soit agréée (15, 31). A ses yeux, que l’Église de Jérusalem accepte ce qu’il lui apporte scellera la reconnaissance de la légitimité de ses missions.

Or, cette reconnaissance concerne l’Église de Rome autant que celles qu’il a lui-même fondées. Cette Église est constituée de Juifs et de païens, la liste de noms des personnes à saluer que saint Paul énumère le montre. Cette liste montre aussi, à qui en douterait, que cette Église n’est pas inconnue de l’Apôtre. De fait, elle est née, selon lui, par débordement de son propre ministère. Il décrit son apostolat comme un cercle à partir de Jérusalem et jusqu’à l’Illyrie (15, 19) dans lequel il a « rempli en plénitude l’évangile du Christ ». Ce cercle qui va se boucler par son retour à Jérusalem n’est pas un enfermement. Au contraire, le dynamisme, la puissance de l’Évangile, y déborde et c’est pourquoi l’Apôtre se prépare à être relancé dans un autre cercle plus large encore.

Que la foi soit présente à Rome en avant de lui n’est pas pour l’étonner : car l’Apôtre a conscience d’être au service de la puissance de l’Évangile qui agit par elle-même, à travers lui et par lui. S’il compte aller à Rome, c’est pour y trouver du repos : y rencontrant des croyants, d’origine juive ou d’origine païenne, vivant en paix, il prolongera la joie qu’il espère recevoir à Jérusalem de voir sa mission aux païens reconnue comme une œuvre de Dieu. Le succès du retour de Paul à Jérusalem sera donc pour les Romains aussi une confirmation de ce qu’ils vivent. D’où le besoin de leur prière. Mais d’où aussi l’urgence de les intégrer de cette manière à la collecte entreprise : eux aussi doivent reconnaître qu’ils ne se sont pas donné la foi à eux-mêmes, que les dons de Dieu ne leur viennent pas du ciel directement mais par le partage fraternel consenti par le peuple saint d’Israël. Qu’ils accueillent la lettre de Paul, qu’ils se préparent, au moins par le désir, à recevoir l’Apôtre, marquera que c’est bien le « mystère, enveloppé de silence aux siècles éternels mais aujourd’hui manifesté » (16, 26) qui se déploie en eux et par eux.

En écrivant une lettre aux Romains, saint Paul fait donc un acte d’autorité apostolique. Cette communauté née en quelque sorte spontanément prendra toute sa stature d’Église lorsqu’elle se sera concrètement inscrite dans la mission partie de Jérusalem. Le rôle de l’Apôtre est de le lui rendre possible. Par là s’explique la longueur de cette épître, les développements précis par lesquels l’Apôtre déploie devant les croyants de Rome comment, dans l’histoire des hommes, Dieu met à nu leur péché et leur offre sa justice, leur ouvrant les chemins de la vie éternelle. Saint Paul montre cela par une lecture approfondie des Écritures d’Israël qu’il interprète avec autorité pour montrer comment l’histoire d’Israël révèle que tout homme a besoin de la justice de Dieu et ne peut la recevoir que de l’acte de celui qui, seul, est ressuscité des morts.

Écrivant une lettre, l’Apôtre ne s’adresse pas à quelques destinataires strictement limités. Une lettre, dans l’Antiquité, est faite pour être lue en public et recopiée. L’immense effort de mise en lumière de la cohérence du plan de Dieu auquel se livre saint Paul se veut donc au bénéfice de l’Église entière, non pas seulement des Églises existant de son temps qui pourront s’envoyer mutuellement cette lettre à titre de bien spirituel à partager, mais encore pour toutes les générations qui suivront. C’est bien ce dont nous vivons. La lettre apostolique n’est pas un écrit de circonstance que le hasard aurait permis de conserver et que l’on regarde avec émotion comme l’on exhume un objet passé ; elle est rédigée comme un acte fondateur par la réception de laquelle une communauté de croyants est intégrée dans l’œuvre du salut.

Apostolat et culte vont de pair

Qui entreprend la lecture de l’épître aux Romains ne peut être qu’impressionné, peut-être même écrasé, par la densité et la complexité des réalités que saint Paul présente à ses lecteurs. Chaque sujet peut capter l’attention entière sur lui : jugement de Dieu et agir des hommes (1, 8-4, 25), existence chrétienne entre justification et salut (5, 1-8, 39), rapport du peuple élu et des nations hier et désormais (9, 1 – 11, 36) ; comportement dans la communauté et à l’égard de l’extérieur (12, 1 -15, 13). Le risque est de perdre de vue la cohérence d’ensemble, le mouvement qui unifie et ce vers quoi l’Apôtre veut conduire.

La surprise peut donc être grande d’entendre Paul, au verset 15, 14, décrire son ministère en termes liturgiques : redisant aux chrétiens de Rome qu’il les croit assez pleins de dons spirituels pour n’avoir pas besoin de lui, il ajoute qu’il a écrit « comme pour raviver [leurs] souvenirs, en vertu de la grâce que Dieu [lui] a faite d’être un officiant (leitourgon) du Christ Jésus auprès des païens,…, afin que les païens deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit-Saint » (15, 16).

Or, en commençant son épître, saint Paul se présente comme « serviteur du Christ Jésus » (1,1). La formule est audacieuse : l’Écriture sainte connaissait le « serviteur de Dieu » dont la figure du Serviteur souffrant en Isaïe est le concentré le plus expressif. L’Apôtre semble donc indiquer qu’il y a entre le Christ et lui le même rapport qu’entre le Dieu d’Israël et le Serviteur. Ce mystérieux « serviteur » récapitule en lui toutes sortes d’aspects, il est certainement une figure collective en qui est ramenée la charge entière du lien d’alliance entre Dieu et le peuple élu. L’Apôtre, ouvrant son épître, approprie, en quelque façon, à ce qu’il est en lien avec le Christ Jésus et à ce qu’il fait au nom de celui-ci ce que le prophète entrevoyait qu’était et faisait le Serviteur devant le Dieu d’Israël.

Saint Paul poursuit en donnant une sorte de définition de l’Évangile. Sa formulation est complexe et les interprétations en sont multiples. Il suffit ici d’indiquer que l’Apôtre proclame Jésus, celui qui a été dans la fragilité de la chair, comme le Messie du psaume 2, celui à qui Dieu donne la victoire sur ses ennemis. Ainsi, en présentant son apostolat comme consistant à « prêcher l’obéissance de la foi parmi tous les païens » (1, 5), saint Paul fait de son action le déploiement de la victoire du Messie. Il amène les païens à entrer dans un lien concret avec celui-ci, lien d’obéissance, qui marque la victoire définitive et universelle du Messie d’Israël. Il en va de même au chapitre 15. Pour justifier son ministère et sa manière d’aller là où personne n’avait invoqué le nom du Christ, l’Apôtre explique qu’il a voulu « se conformer à ce qui est écrit » et il cite : « Ceux à qui l’on ne l’avait pas annoncé le verront et ceux qui n’en avaient pas entendu parler comprendront ». C’est une reprise exacte, - ce qui est rare sous sa plume -, du verset 52, 15 d’Isaïe selon la Septante.

Ces observations mettent en lumière que l’Évangile que Paul annonce et dont il procure la plénitude est celui du Messie humilié et exalté, qui a été livré à la mort pour nous donner la vie, celui qui est devenu Seigneur en s’abandonnant à la mort pour que ses ennemis vivent. La puissance de cet Évangile bouleverse les catégories habituelles. Car la religion n’est plus alors la satisfaction des besoins, même religieux, des hommes ; elle n’est plus la façon de s’assurer les faveurs de la divinité, - ceci par rapport aux païens -, ni même l’assurance pour l’homme de se tenir, malgré ses fautes, dans l’alliance toujours maintenue du Dieu vivant, - ceci par rapport à Israël ; toute la vie humaine jusqu’à la mort elle-même devient acceptation que Dieu agisse pour faire entrer l’homme dans ce qu’aucun homme ne peut imaginer ou désirer. Tout l’agir humain devient entrée dans le mouvement de Jésus dont l’homme n’a pas à mesurer la fécondité. C’est pourquoi l’apostolat peut être décrit comme un culte, le culte rendu au Messie qui, pour nous, a porté la mort et qui est ressuscité des morts.

La mission de l’Apôtre n’est pas la mise en œuvre de son intelligence rhétorique, de sa force de conviction ni de son habileté tactique pour conquérir des positions : il est au service du déploiement de la puissance que Dieu a manifesté en celui-là qui, pour nous, a accepté de mourir en portant la Loi à sa perfection. L’apostolat est célébration de la puissance de Dieu qui peut renouveler l’être humain, rendre vivant ce qui était mort, rendre libre à l’égard du péché ceux qui en sont si intimement les prisonniers.

L’activité apostolique est donc le culte véritable. Elle rend possible le culte que chaque homme peut rendre à Dieu, non plus comme un culte provisoire mais comme le culte définitif : « Je vous exhorte donc, frères, écrit saint Paul, à offrir vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu : c’est là le culte raisonnable que vous avez à rendre » (12, 1). Il précise encore qu’il s’agit de « discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (12, 2), formules à rapprocher assurément de celle de l’« obéissance de la foi » (1, 5 ; 16, 26) ou de l’« obéissance des nations » (15, 18). L’Apôtre n’est pas celui qui décide de tout, il n’est pas la source de l’agir des membres de la communauté. Le Christ seul peut être cela et la puissance de l’Évangile en chacun. L’Apôtre, lui, peut dire ce que Dieu fait par le Christ pour l’homme et en l’homme ; il peut décrire la liberté donnée à l’homme et la perspective de vie nouvelle ouverte devant lui ; il peut encourager à vivre pleinement du don reçu.

C’est ce que fait saint Paul, en particulier dans les chapitres 5 à 8. Ils ne sont pas seulement des développements théoriques sur l’être chrétien ; ils disent quel passage le Christ a opéré pour nous et comment ce passage est mis ensuite entre les mains de chacun, en invitant ses auditeurs à avancer sur le chemin qui leur est tracé et en les encourageant malgré les combats à vivre. Le verbe parakalô employé par saint Paul en 12, 1 veut dire : exhorter, consoler, encourager. Il explicite la fonction de l’épître. L’Apôtre ne se contente pas de donner quelques indications morales pratiques après des développements dogmatiques abstraits. Tout au long de sa lettre, il s’efforce de dire que c’est bien la puissance entière de Dieu qui est à l’œuvre dans les croyants. Leurs épreuves mêmes, leurs combats, leurs échecs, leurs tentations de division, sont le signe que c’est bien l’action de Dieu telle qu’elle s’est déployée en faveur d’Israël au long des siècles qui se concentre dans le Christ pour atteindre chacun d’eux et le faire entrer dans la victoire donnée au Messie d’Israël.

C’est pourquoi l’écriture de l’Apôtre consiste à reprendre soit explicitement soit implicitement des figures des Écritures d’Israël : son rôle est d’en garantir l’accomplissement dans le Christ et en chacun de ses disciples, à commencer par lui. Réalisons un moment ce qu’étaient les chrétiens à Rome ou ailleurs lorsque Paul leur écrit, leur nombre minuscule, l’audace du projet de vie sainte qui est le leur désormais et l’espérance qui est la leur que rien moins que l’histoire entière du salut de l’humanité voulu par le Dieu créateur se réalise en eux et par eux. L’Apôtre, fils du peuple élu, hériter des promesses, leur assure avec autorité qu’ils vivent bien de cette plénitude-là. Tel est son rôle d’« officiant » liturgique qu’il exerce déjà en ponctuant ses développements de doxologie où la parole discursive se transforme en action de grâce et en adoration (8, 31-38 ; 11, 33-36 ; 15, 7-13).

Un mot à la fin de l’épître reprend cette perspective, le mot « mystère » (16, 25). Saint Paul l’a employé déjà à propos d’Israël en 11, 25. L’Apôtre y dit à ses « frères » qu’il ne veut pas les laisser ignorer ce mystère : il veut donc leur en donner connaissance, mais il ajoute aussitôt : « de peur que vous ne vous complaisiez dans votre sagesse » (11, 25). Un savoir est donc à acquérir qui est cependant savoir d’un non-savoir, savoir dans lequel on ne peut se complaire. A la fin de l’épître, peut-être en reprenant une hymne liturgique qu’il insère dans sa prose, l’Apôtre loue Dieu du mystère enveloppé de silence et maintenant manifesté. Il ne dit pas seulement qu’une chose était cachée qui est désormais dévoilée. Le mystère, c’est ce qui a toujours été là, ce qui est dès l’origine, ce qui est l’origine de toutes choses, et c’est ce que l’on peut appeler la logique du Serviteur souffrant. De toujours à toujours, Dieu mène la création selon cette logique de l’obéissance filiale, mais le péché empêche les hommes de le voir, de le reconnaître là même où il est le plus présent. On peut comprendre ainsi pourquoi l’Apôtre écrit aux Romains « comme pour raviver [leurs] souvenirs » (15, 15). Le mystère n’est pas ce qui jusque-là n’était pas ; il est plutôt ce qui, étant là, ne pouvait être remis entre les mains des hommes pécheurs plus soucieux de s’emparer des choses pour les ramener à leur mesure que de les recevoir pour se laisser pousser par elles au-delà d’eux-mêmes. Tout homme, qu’il soit d’Israël ou des nations païennes, est, depuis son origine, façonné dans ce mystère qui est que Dieu mène ses créatures selon ce qu’Il est, Lui, de toute éternité.

L’Église apostolique est une communion

La vision qu’a l’Apôtre Paul de l’histoire est organisée par le couple juifs-païens, couple structuré selon la formule récurrente dans l’épître aux Romains : « le Juif d’abord, puis le Grec » (1, 16). Dans les chapitres 9 à 11, il s’efforce de déployer, au maximum de ce qui est possible à l’homme sans outrepasser ce que Dieu lui donne à voir, le fonctionnement dialectique de ce couple dans l’histoire du salut. On sait les immenses discussions que ces chapitres ont nourries et nourrissent toujours. Une caractéristique du discours de Paul ne nous semble pas assez remarquée et ce défaut entraîne bien des erreurs de perspective. En 11, 15, l’Apôtre s’exclame, parlant des Juifs qui refusent le Christ : « Si leur mise à l’écart fut une réconciliation pour le monde, que sera leur admission, sinon une résurrection des morts ? ». Il ne parle pas ici de l’entrée des Juifs dans la communion de la foi, mais de leur accueil. Que les chrétiens soient capables d’accueillir un Juif venu au Christ rend visible que le salut final est à l’œuvre en eux. C’est un fruit que les croyants ne peuvent se donner à eux-mêmes, qu’ils reçoivent de Dieu en marchant dans une nouveauté de vie, c’est-à-dire en vivant de la charité.

La capacité des chrétiens à s’accueillir dans l’unité à travers les différences les plus grandes et les plus blessantes fait participer l’Église à la puissance de Dieu qui rassemble tous les hommes en un unique salut. L’allégorie de l’olivier greffé est à comprendre dans le prolongement de cette lecture. La comparaison n’a pas une valeur descriptive mais démonstrative : Paul invite le chrétien (juif ou païen d’origine) à regarder le Juif endurci, non pour chercher à en connaître le statut devant Dieu mais pour que lui, le croyant, puisse vivre de façon juste son être, c’est-à-dire contempler l’œuvre de Dieu en lui et non s’enorgueillir. Ainsi la réflexion si profonde de l’Apôtre sur la façon dont Dieu mène l’histoire du salut n’aboutit pas à un savoir quant à l’avenir et à l’évolution des rapports des chrétiens, juifs ou non, avec les Juifs qui refusent Jésus, mais à une exhortation à régler son regard sur le mystère de Dieu.

C’est une exhortation de ce type que saint Paul prolonge dans les chapitres 12 à 15. En fait, dans la communauté chrétienne, il n’y a plus de ces catégories complexes qui mêlent des facteurs religieux, ethniques et nationaux. Avec le Christ, les catégories disparaissent, tout dépend du libre choix de chacun et de sa remise de soi au Christ. L’histoire ne se joue pas entre des collectifs, elle est faite par des personnes. Or le destin de chacun n’est connu que de Dieu, seul juge. Les seules distinctions sont des distinctions spirituelles.

Saint Paul, dans plusieurs de ses épîtres, fait jouer une dialectique forts-faibles. Mais tandis que, dans l’épître aux Corinthiens (chapitres 8 ou 10) ou dans celle aux Galates (chapitre 6), le lecteur repère facilement la distinction entre ceux qui mangent des viandes offertes aux idoles sans troubles de conscience et les autres, dans les chapitres 14 et 15 de l’épître aux Romains, le contenu matériel de la distinction des forts et des faibles ne peut être déterminé. Saint Paul se livre à une sorte de brouillage des catégories. En fait, celui qui n’est pas faible (car le mot de « fort » n’apparaît que plus loin, en 15, 1), n’est pas tant celui qui fait ou ne fait pas telle chose, c’est celui qui sait qu’il tient par le Seigneur (14,4). C’est pourquoi, lorsqu’en 15, 1, saint Paul écrit : « C’est un devoir pour nous, les forts, de porter les faiblesses de ceux qui n’ont pas cette force et de ne point rechercher ce qui nous plaît », il n’appelle pas les forts à une ascèse à laquelle ils se soumettraient par condescendance. Porter les faiblesses des faibles n’est pas plus extérieur aux forts qu’il ne fut extérieur au Christ de recevoir les insultes des insulteurs de Dieu (15,3). Nul n’est fort sinon celui qui sait renoncer librement à sa liberté pour le service de la charité (14, 16ss), celui dont le regard de foi est assez assuré pour reconnaître ce que Dieu fait, celui qui aime assez pour que son amour soit intérieur à la charité de Dieu dévoilée dans le Christ Le fort ne l’est pas par ses vertus mais par la puissance de Dieu, par l’Esprit qui l’a saisi. Le fort n’est fort que pour qu’il puisse, avec Jésus et en lui, porter le faible.

L’Apôtre, au moins lui, est un fort en ce sens. Il l’est nécessairement de par l’action de Dieu. La communion de l’Église n’existe que parce que ce faible-là est devenu ce fort-là qui permet à ses frères de vivre de la plénitude de leur acte de foi (15, 13).

Un des enjeux de l’épître à l’intérieur de la communauté de Rome est visiblement de conduire les fidèles à une attitude d’accueil mutuel exemplaire, les faisant progresser du renoncement à s’entre-juger (14, 10) à la capacité de porter mutuellement leurs faiblesses. Le traitement par l’Apôtre de la déchirure provoquée par l’endurcissement d’une bonne part d’Israël permet de comprendre ce qu’est la communion dans l’Église : non pas assurément l’absence de conflits mais le fruit de la charité qui porte toutes les tensions dans l’humilité du Christ, Lui qui n’a pas recherché ce qui lui plaisait mais sur qui les insultes des insulteurs de Dieu sont retombées (15, 3). La communion dans l’accueil mutuel est donc la manière offerte à l’Église de donner visage au Serviteur souffrant. La vie de l’Église ne s’accomplit pas dans un au-delà de la croix mais la puissance du Ressuscité rend la croix d’aujourd’hui vivifiante.

N’importe qui ne peut pas développer tout cela. Seul le peut l’Apôtre, Reste d’Israël qui vit en sa chair le déchirement fondamental, le refus d’Israël mais en sa chair aussi l’espérance immense que Dieu achève ce qu’il a commencé et que l’entrée des païens fasse se retourner le cœur d’Israël : c’est le rôle de l’Apôtre, mis à part (1, 1) pour cela, que de conforter les communautés dans leur assurance qu’elles vivent bien de la puissance du Serviteur humilié et glorifié. Dans leur communion concrète se joue cette configuration-là, source de vie éternelle.

Le concile Vatican II a clairement mis en lumière comme structure fondamentale de l’Église la succession apostolique, le collège des évêques succédant au collège des Apôtres. On sait que le privilège des Apôtres reste unique : ils sont à jamais les « colonnes » de l’Église. C’est bien dans leur suite, cependant, que les évêques assurent, indissolublement chacun pour sa part et en collège, - celui-ci avec sa structure interne combinant primauté et collégialité -, la transmission à toute l’Église de tout ce que les Douze, nouveau peuple saint, reste saint d’Israël, ont partagé aux hommes comme ils l’avaient reçu du Christ. Le cardinal Ratzinger a souvent insisté sur ce point [2]. La décision d’annoncer l’Évangile aux païens comme aux Juifs dont saint Paul a été le principal artisan et dont il déploie dans l’épître aux Romains tous les présupposés, en relisant l’histoire de l’Alliance de Dieu avec Israël à la lumière du fait du Christ, est pour toujours l’élément structurant de l’Église.

Mais « structure » ou « institution » ne veulent pas dire « organisation ». Saint Paul se présente comme « serviteur du Christ » et « apôtre par vocation », unissant sa destinée à celle du Christ, Serviteur souffrant victorieux. Ce sont des personnes et non des organismes qui assurent la vie de l’Église, des personnes saisies par le Ressuscité qui en fait don aux hommes et dont la communion est la garantie qu’ils sont au service du peuple de Dieu selon ce que Dieu veut. C’est ainsi que le pape Benoît XVI, s’adressant à Lourdes aux évêques de France, le 14 septembre 2008, a commencé en saluant le don de leur vie consenti par chacun dans l’ordination sacerdotale puis épiscopale.

L’Apôtre Paul est à jamais, par son action historique, par la lecture qu’il en fait dans ses épîtres et par son intercession pour l’Église dans la gloire de la divine Charité, le serviteur et l’officiant de ce mystère qu’il chante éternellement.

Mgr Éric de Moulins-Beaufort, Ordonné prêtre pour le diocèse de Paris en 1991, évêque auxiliaire de Paris depuis 2008, professeur à la Faculté Notre-Dame (Paris), auteur de Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac, éditions du Cerf, Paris, 2003

[1] Voir les deux livres de Jean-Noël Aletti, s.j., sur l’épître aux Romains : Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour interpréter l’épître aux Romains, coll. « Parole de Dieu », Paris, Éditions du Seuil, 1991 ; Israël et la loi dans la lettre aux Romains, coll. « Lectio divina » 173, Paris, Éditions du Cerf, 1998.

[2] A titre d’exemple, son discours de la Pentecôte 1998 aux communautés nouvelles rassemblées à Rome. Voir surtout Le nouveau peuple de Dieu, trad.fr., Paris, Aubier-Montaigne, 1971.

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