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Sant’Egidio : une chance pour la nouvelle évangélisation en France ? (2)

Michel Emmanuel
La première partie de cet article (voir Résurrection n° 91, déc. 2000-janv. 2001, p. 53-68) a rappelé les origines de la communauté Sant’Egidio, son action caritative, à Rome où elle a été fondée, aussi bien qu’en Italie, Europe, Amérique latine, où elle a essaimé, ainsi que les missions diplomatiques dont elle s’est acquittée, en Afrique, en Europe de l’Est ou en Asie.


La force faible

Quelles sont les leçons à tirer du succès de la plupart des médiations diplomatiques menées par la communauté : existe-t-il une méthode, une recette pour tenter de mettre fin aux conflits ? Les responsables de Sant’Egidio estiment que ce n’est pas le cas, tant chaque conflit a sa spécificité. Ce qu’il faut d’abord comprendre, c’est qu’il n’y a pas de fatalité de la guerre. La paix n’est pas un idéal inaccessible. Simplement, la communauté a tenté de comprendre, dans chaque situation qui lui a été soumise, quelles étaient les origines profonde du conflit. Souvent, et ce fut le cas par exemple au Mozambique, on manque de cadres élémentaires qui permettraient de faire surgir la paix, en l’occurrence un État véritablement structuré. Mais l’État ne suffit pas, s’il n’y a pas non plus une véritable culture démocratique. Ainsi, au Mozambique, la communauté a essayé de transformer un conflit armé, entre un État d’inspiration marxiste et la guérilla, en un conflit politique dans un cadre démocratique.

Il faut aussi prendre en compte ce qu’Andréa Riccardi appelle "la pathologie de la mémoire". Pour résoudre un conflit nous devons compte de sa genèse et relire avec tous ses protagonistes son histoire douloureuse, afin que tout soit dit, ce qui prend du temps ; on peut alors poser les bases d’une réconciliation. Plus globalement, il s’agit de favoriser le déploiement d’une véritable culture de paix. A cet égard, l’Eglise doit jouer le rôle qui est le sien dans les domaines du pardon, de la réconciliation et de la paix, car aussi bien elle est le sacrement de l’unité du genre humain et, selon le mot de Paul VI, "experte en humanité". Ce rôle, les papes du XX° siècle l’ont joué par leurs multiples appels à la paix, depuis Benoît XV jusqu’à Jean-Paul II. Ils sont à cet égard de véritables combattants de la paix. Plus globalement, il y a aujourd’hui comme une spiritualité, spécifiquement liée à la mondialisation, qui voit le jour, où le prochain est maintenant le lointain. Face à l’urgence, il faut de l’audace et surtout de l’optimisme sans pour autant être naïf. A cet égard, la prière, qui, comme le disait jadis le patriarche Athénagoras, "préserve le monde", est la première des œuvres. Il faut aussi croire que la paix est possible. Des évolutions pacifiques récentes le prouvent, qu’il s’agisse de la réconciliation franco-allemande après 1945, ou de la véritable culture de la réconciliation mise en place en Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. L’enjeu consiste ici à changer le cours de l’histoire. Pour cela il faut changer l’héritage douloureux de cette histoire, en changeant d’abord le cœur de l’homme.

Les guerres qui déchirent le monde n’ont pas toutes le même intérêt ni le même poids. Cyniquement, les puissances régionales ou internationales établissent des priorités dans le règlement des conflits : ceux qui déstabilisent l’équilibre général méritent seuls que l’on s’y arrête, et il y a là quelque chose d’inacceptable. L’expérience de médiation de Sant’Egidio est d’une certaine façon une dénonciation de la passivité et (ou) de la faillite de ceux qui devraient agir. La particularité plus spirituelle de Sant’Egidio dans ce domaine réside dans ce qu’Andréa Riccardi appelle la "force faible". Paraphrasant l’expression paulinienne : "quand je suis faible, c’est alors que je suis fort", il expose ainsi la seule logique qui guide l’action des négociateurs [1] de la communauté. Il y a là quelque chose de christologique dans cet affrontement de l’impossible à mains nues, sans rien pour se raccrocher, par exemple une armée ou des capitaux. Et pourtant, ces négociateurs-là ont pu à plusieurs reprises débloquer des situations insolubles. Il faut souligner encore une fois le primat de la prière avant l’action de la communauté. N’est-ce pas au cours d’une prière interreligieuse que le principe d’une médiation diplomatique a été décidé au Mozambique ?

La paix d’Assise

Cette importance de la prière pour la paix se retrouve dans l’action de Sant’Egidio en faveur du dialogue interreligieux. Depuis une quinzaine d’années en effet, la communauté a reçu de Jean-Paul II la responsabilité de continuer ce qui a été initié par le pape lui-même à Assise le 27 octobre 1986, "quand des croyants de tous horizons se sont retrouvés avec lui devant la basilique Saint-François pour "invoquer le don de la paix sur le monde entier" [2], et qu’il a rassemblé les représentants de toutes les religions du monde . On ignore parfois le désir de Jean-Paul II de ne pas voir cette rencontre sans lendemains. Or à l’époque, la communauté Sant’Egidio avait la responsabilité de la délégation musulmane, et se trouvait aux premières loges pour saisir de l’intérieur l’intérêt qu’il y avait à donner une suite à cette prière interreligieuse pour la paix, dans laquelle la communauté retrouvait de fait un certain de nombre de ses aspirations. Elle y a vu un rapport avec tout ce qu’elle avait pu vivre avec les pauvres, et ce que cela suppose en termes d’ouverture à d’autres cultures et d’autres religions. Pour Sant’Egidio, selon le témoignage de Mgr Paglia [3], Assise fut "un véritable signe prophétique" [4].

Aussi la communauté a-t-elle tout simplement proposé à Jean-Paul II de prendre en charge la continuation de cette initiative par l’organisation annuelle de journées semblables dans différentes villes du monde, sous le nom "Hommes et religions". Un certain nombre de grandes villes du monde ont été le théâtre de tels événements : Rome, Florence, Milan, Varsovie, Malte, Lisbonne, Maputo, Jérusalem, Bucarest (pour la première fois en terre orthodoxe)…

Les principaux protagonistes de cette prière interreligieuse pour la paix sont d’abord les autorités religieuses de toutes sortes, et il n’a pas toujours été facile de les faire s’asseoir à la même table. Mais, au-delà de ces autorités religieuses, on trouve aussi des laïcs, et même des agnostiques de tradition humaniste, comme Jean Daniel. Plus largement, chacun peut y participer dans la mesure où le montant de l’inscription est modique (4,5 euros). Les participants sont là d’abord pour dialoguer en vérité, à l’occasion d’une quinzaine de tables rondes. En fin de journée, ils vont prier pendant une heure dans leurs lieux de culte respectifs avant de se retrouver dans un cortège qui traverse les rues de la ville, pour gagner une grande place publique sur laquelle est érigé un podium. Là les autorités allument les unes après les autres un flambeau, signent une déclaration commune sur le thème abordé au cours de la rencontre [5]. Voici par exemple des extraits du texte signé en 1996 :

Nous rendons grâce à Dieu pour le chemin parcouru tout au long de ces années, les uns à côté des autres et non pas les uns contre les autres. Face aux guerres qui en cette période ont tourmenté le monde, nous avons placé notre première confiance dans la prière. Dieu écoute les invocations, plie les cœurs des violents, donne la sagesse et la justice, réconforte les chercheurs de paix.
Nous avons fait mémoire des victimes des conflits et des blessures encore ouvertes. Solennellement nous répétons l’invitation à la paix. Les religions ne poussent ni à la haine ni à la guerre, elles ne justifient pas l’effusion de sang innocent Les religions ne veulent pas la guerre, mais la paix ! Il n’y a pas de sainteté dans la guerre., La paix seule est sainte !
Au long de ces années —- à partir de l’invitation de Jean-Paul II lancée depuis Assise et que nous avons largement partagée—,- de nouvelles énergies de paix et de nouveaux sentiments de compréhension entre croyants se sont développés, comme un torrent qui monte. Nous voulons que ce fleuve de paix baigne les terres de guerre, éteigne les haines, nourrisse les espoirs d’un monde juste et sans conflits. Nous nous engageons à faire grandir l’amour pour la paix entre nos coreligionnaires.
Convaincus que les religions ont une grande responsabilité dans la prédication du pardon, nous nous adressons à tous ceux qui tuent ou font la guerre au nom de Dieu. Nous leur rappelons que la paix est un nom de Dieu. Parler de guerres de religions est une absurdité. Qu’aucune haine, aucun conflit ne trouve dans la religion un prétexte. (... ) .

Sont aussi échangés des "gestes de fraternité" [6], qui ne se limitent pas à une dimension symbolique. Ces rencontres sont en effet non seulement préparées, mais aussi suivies d’effets, dans la mesure où, tout au long de l’année, chacun étant rentré chez lui, l’effort et les éventuelles avancées du dialogue de l’année précédente trouvent leur prolongement dans l’action.

Cette prière interreligieuse soulève un certain nombre de problèmes, qui sont en partie ceux de la nouvelle évangélisation. Il convient d’abord de souligner qu’il y a quelque chose de très important dans le fait de voir se réunir, dialoguer et prier un certain nombre de responsables religieux, dans un monde où les religions sont souvent utilisées pour répandre la guerre et sont l’objet du soupçon des esprits "éclairés". Il est important que les responsables religieux désamorcent ce mécanisme du soupçon et de l’accusation à travers une prière commune. Il y a là un signe : il n’y a pas de guerre sainte acceptable, seule la paix est sainte.

Un autre problème est soulevé par ceux qui estiment que le dialogue interrreligieux entérine l’abdication de l’Église catholique face à l’évangélisation. Dans l’esprit des membres de Sant’Egidio, on ne peut opposer évangélisation et dialogue car, comme le rappelle Jean-Paul II dans son encyclique Redemptoris Missio, "le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église". Déjà, Vatican II avait appelé au dialogue avec tous, jusqu’aux non-croyants, comme préalable qui fait tomber les préventions, les peurs, et les réflexes racoleurs. L’Église entend ne pas se replier sur elle même, mais s’ouvrir au monde qui lui a été confié. Le dialogue et la mission constituent à cet égard comme les deux faces de sa mission universelle. Le dialogue a mauvaise presse et s’identifie à un consensus mou ou à une sorte de syncrétisme. Bien au contraire, tout dialogue part de la différence, de convictions fortes. "Avec l’islam, je crois à un dialogue musclé, où notre identité de chrétien est bien présente" [7] affirme Andréa Riccardi. Il ne peut y avoir de dialogue interreligieux ou même d’œcuménisme sans un ancrage bien assuré dans l’Église catholique. Il s’agit de nouer des contacts stimulants, dans le but de contribuer à la construction de la paix en un échange loyal, dans la mesure où chacun admet que c’est justement la différence, l’altérité, qui permettent la relation. S’il est certain que l’on a à apprendre de l’autre, qu’en lui résident de véritables richesses, il est vrai aussi qu’il n’est rien de pire qu’un monde où nul n’aurait d’opinions tranchées et où tout serait égal et indifférent. Dans ce cas, aucun dialogue n’est possible. A bien des égards, c’est la situation d’une partie du monde aujourd’hui. La mission est urgence, mais aussi patience et surtout amour de l’autre dans son altérité même, sans quoi elle ne serait que mensonge et hypocrisie et donc ne serait pas.

A travers ce dialogue se pose le défi de la réconciliation. Les religions se sont en effet souvent montrées sur la défensive les unes vis à vis des autres. Ce défi peut être relevé, car le propre de l’homme est de pouvoir évoluer, changer son regard sur l’autre. La communauté Sant’Egidio peut par exemple témoigner de l’émotion de la délégation musulmane visitant le camp d’Auschwitz en 1989, à l’occasion de la rencontre "Hommes et religions" de Varsovie. [8]

De telles rencontres posent aussi le défi de l’œcuménisme, en difficulté depuis une dizaine d’années en Europe de l’Est. L’analyse de Sant’Egidio, très préoccupée par le sujet puisqu’elle est œcuménique (ses responsables ukrainiens sont orthodoxes), consiste à souligner qu’il ne faut pas confondre les différends d’ordre théologiques avec les déchirures d’ordre historique ou psychologique. A cet égard, les déclarations de repentance de Jean-Paul II prennent tout leur sens. D’un point de vue théologique, il s’agit de porter son regard plus sur ce qui unit déjà que sur ce qui divise, et de ne pas faire de la diversité une occasion de division.

On retrouve là des idées énoncées jadis par Jean XXIII. Pourtant, il est des signes qui expriment des avancées ; les déclarations communes — Andréa Riccardi a participé à l’élaboration de la récente déclaration commune luthéro-catholique sur la justification ; l’une des dernières prières interreligieuses pour la paix s’est tenue en terre orthodoxe à Bucarest en 1998 à l’invitation du patriarche Teoctist (ce qui sans nul doute a facilité le voyage pontifical en Roumanie l’année suivante).

Cette rencontre de Bucarest mérite que l’on s’y arrête. Là se sont retrouvés les représentants de dix religions, issus de 34 pays, parmi lesquels huit patriarches ou primats d’Églises autocéphales, et de nombreuses autres personnalités importantes, 71 personnalités orthodoxes locales, soit au total des centaines de personnes. Ce fut donc un grand événement, au sein du monde orthodoxe même, marqué habituellement par un certain nombre de tensions. A cette occasion, Mgr Paglia a pu préciser sa pensée sur le sens de ce rassemblement, en déclarant que "les murs qui séparent les croyants ne montent pas jusqu’au ciel" [9], et que nous avons tous besoin à la fois de paix et de l’aide du ciel. "Il nous faut trouver une unité entre croyants, qui ne nie pas nos différences, mais qui oblige chacun à être soi-même avec les autres, et non plus contre eux". De plus, si "la théologie n’est pas le charisme essentiel de Sant’Egidio pour le dialogue interreligieux", la communauté vit ces rencontres "comme un service de l’humanité…". Enfin, "jamais autant de patriarches n’avaient été réunis avec autant de cardinaux : la Roumanie a pu manifester ainsi sa vocation de pont entre l’Orient et l’Occident, et son Église orthodoxe aime à se définir comme de culture latine avec une âme byzantine". Ce rassemblement de 1998 a constitué un moment important.

Au-delà de tous ces problèmes se pose aussi celui de la coexistence. Il devient en effet urgent d’élaborer une véritable culture de la coexistence, tant les cadres séculaires de celle-ci se sont désagrégés au cours du XXème siècle, comme l’illustre si bien l’exemple méditerranéen, devenu à bien des égards un espace conflictuel, parce que les cadres de coexistence inter-confessionnelle ont disparu. Pourquoi ne pas plutôt envisager la Méditerranée comme une vaste "maison commune" dans le sens braudélien du terme ? La diversité devrait être un stimulant pour l’évangélisation plutôt qu’un facteur de rejet, de repli sur soi ou d’indifférence. Il y a là une urgence, dont cette prière pour la paix est porteuse, à une époque marquée par la résurgence des fondamentalismes religieux, des crispations ethniques ou nationalistes. Si les fondamentalismes ne sont que l’expression radicale d’une identité faible et par là oppressive, on peut penser avec Andréa Riccardi qu’ils sont aussi la manifestation du rejet d’un monde toujours plus globalisé, complexe, fragmenté, difficile à appréhender.

De plus, l’émergence des fondamentalismes religieux trouve une partie de ses origines dans une véritable crise de la raison, qui a aussi ses zélateurs intolérants et fanatiques. Là encore, une prière commune pour la paix a sa place. Il faut prendre toute la dimension de l’ampleur de la nouvelle évangélisation au seuil du troisième millénaire. D’une certaine manière, n’en est-elle pas à ses débuts, si l’on considère que le défi à relever est celui de l’inculturation de l’Évangile dans le monde ? Or, il n’y a pas d’évangélisation sans amour, pas d’amour sans dialogue, pas de dialogue sans connaissance. Le dialogue est un des principaux chemins de l’Église. C’est auprès du Pauvre d’Assise que Jean-Paul II a invité les hommes de bonne volonté à venir goûter ensemble à la paix que Dieu a déclarée aux hommes, et que Sant’Egidio s’applique à répercuter.

S’il est un mot qui peut résumer les activités de la communauté de Sant’Egidio, c’est ce mot de paix : la paix entre les nations, mais aussi la paix dans la société, avec la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, la paix entre les religions, en dépit des intégrismes et des fondamentalismes de tous bords.

Et en France ?

Il est temps maintenant de franchir à nouveau les Alpes ! Si les médias se font aujourd’hui très largement l’écho de ce que Sant’Egidio entreprend, son implantation en France n’est que relativement récente, lors des Journées Mondiales de la Jeunesse à Paris en 1997. Quelles sont aujourd’hui les activités de Sant’Egidio dans notre pays, et en quoi cette communauté peut-elle éclairer et contribuer à la nouvelle évangélisation dans le cadre spécifiquement français ?

Quel rôle ont joué les Journées Mondiales de la Jeunesse de 1997 dans cette implantation sur Paris [10] ? Comme un certain nombre d’autres paroisses parisiennes confiées à des communautés en août 1997, la paroisse de Saint-Julien-le-Pauvre sur la rive gauche de la Seine, à deux pas de Notre-Dame, a été confiée pendant quelques jours à Sant’Egidio, à charge pour elle d’animer le sanctuaire et d’y assurer l’accueil. Cette église, située en bordure du Quartier latin, a attiré beaucoup de jeunes, qui ont pu venir y prier avec les membres de Sant’Egidio, le plus souvent non français. Au-delà de la beauté de la liturgie et de la profondeur de la prière, les visiteurs français y ont été accueillis au sens fort du terme. Le soir, la prière était suivie d’une petite fête avec des sketchs hilarants sur la vie quotidienne des participants aux JMJ, qu’il s’agisse de la façon souvent inconfortable de dormir, ou de l’utilisation d’une cabine téléphonique française par un italien !

Ces soirées ont aussi été l’occasion de nouer de nombreux contacts. Les jeunes qui sont venus se sont souvent livrés, et ont eu le sentiment d’être pris au sérieux comme on peut prendre l’Évangile au sérieux. Agés de 20 à 30 ans, polytechnicien ou jeune fille en grande difficulté, venant du Secours Catholique, des Petits Frères des Pauvres ou de nulle part, pas forcément chrétiens, souvent en recherche, désireux de trouver un équilibre entre la vie spirituelle et la solidarité, ils ont fait l’expérience d’une rencontre profonde et authentique. Souvent, ils ont laissé un numéro de téléphone. Quelques Français ayant décidé, face à un tel succès, de fonder une petite communauté de Sant’Egidio, les visiteurs ont été rappelés pour continuer sur ce chemin d’amitié.

Les membres parisiens de la communauté sont surtout des catholiques, mais on compte également parmi eux des orthodoxes et des protestants. Les premières soirées de prière, qui constituent le fondement de toutes les autres activités, ont eu lieu à Saint-Julien-le-Pauvre même, à l’automne 1997, avant de se déplacer chez les Spiritains de la rue Lhomond jusqu’en l’an 2000. Aujourd’hui, la communauté prie ensemble une fois par semaine, le jeudi soir, à l’église Saint-Merri, dans le quartier des Halles. Après la prière, on essaie d’être très attentif à l’accueil, on passe, on "perd" du temps, on cultive l’art de la rencontre, la rencontre vécue de manière authentique, et non pas superficielle. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes viennent régulièrement à la prière du jeudi soir. Les autres soirs, les membres de la communauté prient en union avec leurs frères de Rome et du monde entier, avec pour chaque jour une intention plus particulière : pour les pauvres le lundi, avec Marie le mardi, avec les saints le mercredi, pour l’Église le jeudi, devant la Croix le vendredi, tandis que le samedi est occupé par la vigile de la Résurrection.

Dans le même temps, des activités orientées vers les plus défavorisées ont été mises en place. Dans le quartier de la porte de Choisy, dans le 13ème arrondissement de Paris, une école de l’amitié a été ouverte dès septembre 1997. Les membres de la communauté sont venus exposer leur projet au curé de Saint Hippolyte, lequel leur a donné une salle, tout simplement. Comme la toute première de ces écoles dans les bidonvilles romains à la fin des années soixante, on y apprend d’abord à être amis. Cette école ouvre quand les autres sont fermées, le samedi après-midi. Les membres de la communauté vont chercher les enfants chez eux, ce qui permet d’avoir un contact avec leurs parents. A 15 heures, on travaille : les enfants viennent avec leur cartable. A 16 heures, on joue, et à 17 heures, on goûte, on chante, on discute, et on fait la fête. Les quelque trente élèves de cette école si particulière viennent du quartier de la porte de Choisy, et sont souvent issus de milieux en difficulté, la plupart du temps d’origine bouddhiste et musulmane, en grande difficulté scolaire.

Dieu est très présent : les parents savent à qui ils confient leurs enfants, et les enfants ne se privent pas pour poser toutes sortes de questions. Le cahier de chacun d’entre eux consacré aux activités de l’école de l’amitié joue un rôle très important, dans la mesure où il est le signe de la croissance de cette amitié. D’une semaine à l’autre, les enfants peuvent y lire ce que leur responsable y a écrit. Cela montre que l’on a pensé à eux et a beaucoup d’importance dans la croissance de l’amitié. D’une certaine façon, on y retrouve un certain nombre d’éléments caractéristiques des patronages.

Sant’Egidio se consacre également à la visite de personnes âgées à domicile. La communauté se bat pour que ces personnes puissent vieillir chez elles [11]. On se réunit, on dialogue, on chante des chansons de jadis. Celles d’Édith Piaf ont un grand succès ! Plus récemment ont été mises en place des visites des personnes âgées par les jeunes de l’école eux-mêmes. Peu à peu, on recrée ainsi un tissu social fondé sur l’amitié. Les choses ne s’arrêtent pas là. La communauté a choisi de vivre d’une certaine manière Pâques et Noël. A Pâques, tous les membres de Sant’Egidio qui le peuvent viennent passer les jours saints à Rome dans un cadre communautaire, même les membres orthodoxes d’Ukraine. A Noël, la communauté a décidé de rester sur les lieux mêmes de l’évangélisation. Est organisé, à l’issue de la messe qui rassemble les chrétiens, un grand banquet auquel participent non seulement des familles, mais aussi les amis de la communauté, jeunes et moins jeunes. Chacune des familles, souvent venues d’horizons lointains, quelles que soient leurs confessions religieuses, prépare un plat de son pays d’origine. Les familles d’origines musulmanes manifestent que l’incroyance d’un certain nombre de Français les inquiète et elles préfèrent se lier d’amitié avec des chrétiens convaincus, dont elles se sentent plus proches, même si leur foi est différente.

Au-delà de Paris, des communautés voient le jour : à Reims, où le ;groupe se consacre, là aussi, à la visite de personnes âgées, mais aussi à Brest et Lyon… Dans d’autres villes de France, la situation est en gestation. Voilà où en est en France la communauté de Sant’Egidio, "nouvelle mais pas charismatique, disposant cependant d’un charisme spécifique, celui de l’Esprit saint tout simplement" [12].

L’exemple offert par Sant’Egidio ne manque pas d’être stimulant dans le cadre français. D’un point de vue simplement géographique, si la nouvelle évangélisation commence à toucher le centre des villes, certaines campagnes ou certaines plages fréquentées par les touristes pendant l’été, on ne peut pas en dire autant des banlieues. Les banlieues françaises sont devenues hermétiques, abritant la solitude, la peur, et toutes sortes de drames. Derrière bien des portes se cachent des souffrances qui traduisent l’absence de Dieu. Les grands ensembles font aussi peur. Quels adolescents des beaux quartiers parisiens oseraient s’aventurer dans une cage d’escalier d’une cité de Mantes-la-Jolie ? Il convient donc de faire tomber certaines préventions bien pratiques, qui expliquent que pour " ces gens là", comme le chantait Jacques Brel, on ne peut rien faire. Car bien des gens seraient surpris de l’accueil qu’on leur réserve souvent dans un immeuble de vingt étages. Comme les adolescents du lycée Virgile, il faut connaître "l’autre Rome", et demander dans la prière et la pénitence le désir d’aller y annoncer le Royaume de Dieu. Un chrétien digne de ce nom ne saurait se défausser d’une telle responsabilité, car il est responsable d’une certaine façon du salut de ses frères. Il faut aller à la périphérie des grandes villes annoncer le Christ. Il existe ainsi deux maîtres mots pour les évangélisateurs de la banlieue qui se lèveront et marcheront dans les pas de la communauté de Sant’Egidio : "n’ayez pas peur" et "paix à vous". On pourrait rajouter celui de Danton : "De l’audace…". Le moyen proposé par Sant’Egidio pour "passer à la banlieue", comme l’Église est "passée aux barbares" dans les temps anciens, est tout simplement l’amitié. Comme le disait saint François d’Assise, là où se trouve la haine, il faut mettre l’amour. Ce n’était pas faute d’enthousiasme et de générosité, d’ailleurs. Sant’Egidio vient rappeler des données fondamentales et simples de l’agir chrétien.

En ce qui concerne les pauvres, Sant’Egidio permet de sortir de l’impasse qui consiste à dire : comme il faut humaniser pour évangéliser, et qu’un pauvre, un alcoolique, un handicapé, un vieillard, etc. ne sont plus humanisables, sous prétexte de leurs faiblesses diverses et parfois conjointes, il n’y a plus rien à faire. Mais cette façon de raisonner n’est-elle pas surtout significative de bien des lâchetés, du refus de perdre du temps pour les autres et, par là, de notre propre égoïsme ? L’Eglise a toujours eu une option préférentielle pour les pauvres, les pauvres sont là, ils sont beaux, comme on dit à Sant’Egidio, alors faisons-nous en des amis ! Derrière ce raisonnement, on reconnaît la problématique théologique qui consiste à distinguer l’humanisation de la divinisation, la nature et la surnature. A la suite du père de Lubac, dont les analyses ont montré à quel point les deux réalités sont liés au point de ne pouvoir les distinguer, on comprend que l’évangélisation est la véritable et finalement la seule humanisation. L’amitié n’est pas tant une vertu humaine, admirablement louée par Cicéron et d’autres, qu’un des noms de Dieu.

Un autre aspect de Sant’Egidio peut jouer un rôle dans le contexte français. On sait à quel point la population française sait en diverses occasions se montrer généreuse, à quel point l’Église de France par ses organismes spécialisés et ses appels en tout genre a braqué l’attention de tous (et certains ont pu s’inquiéter de voir délaissées les tâches propres de la transmission de la foi) vers les plus défavorisés. Sant’Egidio offre le modèle d’une réconciliation générale dans l’Église de France, entre "progressistes" et "romains", par sa conjugaison de l’action caritative et du rayonnement spirituel. Là, un immense et délicat défi peut être relevé.

L’exemple de Sant’Egidio est aussi très significatif du rôle du laïcat dans l’Église de demain. La réflexion d’Andréa Riccardi sur la "pathologie de la mémoire" peut être riche de significations si on l’applique à l’histoire de France, tant celle-ci est marquée par des blessures pour l’Église comme pour le pays, blessures qui remontent aux Lumières, à la Troisième République, à la séparation de l’Église et de l’État, à la crise moderniste, à celle de l’Action Française, à Vichy, à la guerre d’Algérie, à mai 68, à la législation sur la contraception, l’avortement, au PACS, à l’école libre, etc. Il y a toute une histoire à relire pour construire une réconciliation nationale. La France a beaucoup à recevoir aussi des leçons données par l’exemple des rassemblements "Hommes et religions" dans ce domaine. On parle beaucoup de fracture sociale d’un côté, tandis que de l’autre les évènements survenus aux États-Unis génèrent une plus grande méfiance vis-à-vis des musulmans de France. Il faut se donner encore plus les moyens d’instaurer un dialogue authentique et une véritable culture de paix.

Dans un autre domaine, Sant’Egidio offre à la France, en la personne d’Andréa Riccardi, un modèle d’universitaire catholique engagé et sans complexe, qui fait aujourd’hui cruellement défaut à notre pays. Les universitaires catholiques français ne manquent pas, mais ils se montrent bien discrets, en particulier dans les grands débats de tous ordres qui agitent notre société.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, on peut se demander pourquoi cette communauté s’est implantée si tard en France. Il est vrai qu’un certain nombre de communautés nouvelles ont été fondées en France même, et y ont joué le rôle qu’a pu jouer Sant’Egidio en Italie. Pourtant, cette explication ne semble pas complètement satisfaisante. Il y a quelque chose en plus. En tout cas, l’installation de Sant’Egidio en France ne peut être que souhaitable, dans la mesure où la moisson est abondante.

La communauté de Sant’Egidio constitue à bien des égards l’un des plus beaux enfants de la "génération Jean-Paul II". "L’arbre a donné du fruit, et le mérite en revient d’abord au pape, "duquel nous sommes tous débiteurs et reconnaissants" reconnaît volontiers Andréa Riccardi [13]. "Un mot résume la communauté et son fondateur : l’ouverture" [14]. Les succès de la communauté apportent le signe que l’Église est une vieille institution qui peut aussi être une grande surprise pour l’histoire. A travers Sant’Egidio, le christianisme est perçu comme une religion du courage, qui désarme le cœur de l’homme, pour lui apporter la paix, l’amitié, la joie, dans une authenticité fille de celle de Saint François.

Andréa Riccardi aime aussi à dire que "c’est parce que nous sommes toujours à l’écoute de la Parole que nous restons attentifs au monde" [15]. Cela le conduit à poser un regard bienveillant sur le monde, quelles que soient ses laideurs : "j’aime mon temps parce que c’est le mien". Par là, Sant’Egidio contribue avec toute l’Église à donner une "âme" [16] à l’Europe et au monde, par la promotion d’un humanisme chrétien dans le respect de la diversité des cultures.

En ce sens, la communauté est au cœur de la nouvelle évangélisation, et son exemple est riche de promesses pour la nouvelle évangélisation de la France. Sant’Egidio fait honneur à l’Église et à l’humanité.

Michel Emmanuel, né en 1969, marié, 5 enfants, professeur au Collège Stanislas à Paris, membre de la communauté apostolique Aïn Karem, auteur d’une thèse Devenir prêtre dans l’entre-deux guerres, Les années de formation de Mgr Maxime Charles, qui vient d’être publiée sous le titre La Vie cachée de l’abbé Charles, Parole et Silence 2018.

[1] Il faut savoir que ces négociateurs sont aussi bien des universitaires que des étudiants.

[2] Cf. La Croix, 15 septembre 1994.

[3] Mgr Paglia est aujourd’hui évêque de Terni. Président des rassemblements internationaux "hommes et religions", il est aussi postulateur de la cause de béatification de Monseigneur Oscar Romero, archevêque de San Salvador, assassiné en 1980 en pleine messe. Proche de Sant’Egidio depuis ses premiers pas, il en est l’assistant ecclésiastique et, à ce titre, il a beaucoup œuvré avec la communauté en Albanie, en Yougoslavie et au Kosovo.

[4] Cf. La Croix, 3 septembre 1998.

[5] Cf. La Croix, 12 octobre 1996.

[6] "Ce fut un moment de joyeux désordre : « Je vous propose maintenant d’échanger un geste de fraternité », dit le présentateur au micro. On vit alors comme un « holà » d’embrassades et d’accolades déferler du podium vers les premiers rangs des personnalités, puis sur toute cette petite place de Santa-Maria in Trastevere, pleine à craquer d’amis, de fidèles et de badauds. Un cardinal congratulait un bonze, le maire de Rome sa voisine, le président du Conseil son ministre, même les carabiniers faisaient la paix entre eux... Puis tout ce cortège œcuménique se dispersa dans la nuit des ruelles sous les applaudissements de la foule." La Croix, ibid.

[7] Cf. La Croix, 4 octobre 1996.

[8] Cette rencontre coïncidait avec le cinquantième anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale.

[9] Cf. La Croix, 3 septembre 1998.

[10] Merci à Valérie Regnier, responsable de la communauté de Sant’Egidio à Paris, qui a bien voulu me donner un certain nombre d’informations sur ce sujet et sur la communauté en général.

[11] Il est plus coûteux de mettre quelqu’un en maison de retraite que de lui permettre de rester chez lui…

[12] Selon le mot de Valérie Regnier, responsable de la communauté à Paris.

[13] Cf. La Croix, 9 octobre 1996.

[14] Jean-Dominique Durand, cité dans Paris Notre-Dame n° 635, 27 juin 1996, p. 7.

[15] Cf. La Croix, 19 juillet 1993.

[16] Selon le mot de Jacques Santer, alors président de la Commission européenne, à l’occasion du dixième anniversaire des rencontres "Hommes et religions" à Rome (cf. La Croix, 9 octobre 1996).

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