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Sant’Egidio : une chance pour la nouvelle évangélisation en France ? (1)

Michel Emmanuel

Parmi les communautés nouvelles, Sant’Egidio [1] occupe aujourd’hui une place particulière dans le contexte de la nouvelle évangélisation, tant en raison de son histoire, de ses intuitions que de l’étendue de ses activités. Née à Rome, à la fin des années soixante, de la rencontre d’étudiants issus de milieux plutôt aisés et d’habitants des bidonvilles des faubourgs de la Ville, cette communauté, présente aujourd’hui dans près de soixante pays et forte de près de 30 000 membres, reconnue en 1986 par le Saint-Siège en tant qu’association internationale publique de laïcs, n’est paradoxalement implantée en France que depuis quelques années, puisque c’est après les mémorables Journées Mondiales de la Jeunesse en 1997 qu’elle s’est installée à Paris. Andréa Riccardi, dont le nom est attaché à la communauté puisqu’il en est le fondateur, âgé de cinquante et un ans [2], aujourd’hui universitaire spécialisé en histoire religieuse [3], contribue grandement par son action au rayonnement de la communauté à travers le monde, rayonnement qui s’étend aujourd’hui aussi bien à la médiation diplomatique dans divers conflits qu’à une action soutenue dans le domaine du dialogue inter-religieux et de l’œcuménisme, puisque la communauté a pris le relais de la prière des responsables religieux pour la paix initiée par Jean-Paul II à Assise en 1986.

L’émergence de cette réponse originale aux défis du troisième millénaire nous conduit donc, dans le cadre de cette enquête sur la nouvelle évangélisation, à franchir les Alpes - tous les chemins mènent à Rome - pour découvrir la richesse et le dynamisme de cette communauté inclassable dont le succès et la variété apostoliques ne peuvent laisser personne indifférent.

Au cœur du Trastevere

C’est à Rome, au cœur du quartier populaire du Trastevere qui, comme son nom l’indique, se trouve au-delà du Tibre par rapport à la plus grande partie de la ville, que l’on peut découvrir aujourd’hui la communauté Sant’Egidio, laquelle doit d’ailleurs son nom à celui de la place au bord de laquelle se trouve son siège depuis près de trente ans [4]. Pour connaître Sant’Egidio, il faut d’abord venir en fin de journée et entrer dans la basilique Santa Maria in Trastevere. Là une foule nombreuse prie à l’écoute de la Parole de Dieu et au rythme des psaumes et des hymnes, avec une petite tonalité orientale. Le fondement de tout à Sant’Egidio est la prière, en particulier dans sa dimension communautaire et vespérale à laquelle tout un chacun peut venir se joindre. Il faut ensuite revenir en plein jour pour se rendre compte que ce quartier a été transformé par la présence de la communauté qui y vit comme en osmose avec les habitants de cette partie de Rome. Sant’Egidio a tellement marqué son quartier que ce dernier constitue comme une sorte de sanctuaire, de centre non seulement de prière, mais aussi de charité, d’action et d’échanges. A preuve, la communauté y a fondé un restaurant pour les pauvres où l’on sert quelques 1800 repas par jour, des maisons pour les enfants, les personnes âgées, les enfants en difficulté, pour les malades du sida, les personnes en fin de vie, sans oublier un autre restaurant qui est géré par une coopérative de personnes handicapées.

Mais si le Trastevere constitue en quelque sorte la vitrine de Sant’Egidio, il faut aller plus loin pour connaître l’essentiel de l’action de la communauté. C’est dans la banlieue romaine, où l’on compte aujourd’hui quelques 25 centres qui constituent autant de petites communautés vivantes, que Sant’Egidio agit de façon privilégiée, puisque c’est un peu là que la communauté est née à la fin des années soixante.

Des enfants de Vatican II et de 68

A l’origine de Sant’Egidio se trouve une poignée d’amis, issus de la bourgeoisie romaine pour la plupart, parmi lesquels Andréa Riccardi, fils d’un président de banque, et fréquentant le lycée Virgile. Ces lycéens se définissent volontiers aujourd’hui encore comme des "enfants de Vatican II et de 68". C’est dire s’ils sont marqués par deux influences qui ne sont pas sans orienter la spécificité de la communauté qu’ils vont fonder.

A une époque marquée dans toute la jeunesse occidentale par la contestation politique, sociale, culturelle, remettant en cause les fondements de la société, alors qu’une nouvelle génération se lève, plus enfiévrée par la lecture de Marx, de Marcuse ou de Mao que par celle de l’Évangile, la petite poignée d’étudiants romains que nous avons évoquée trouve ou retrouve la saveur de l’Évangile. Si elle est marquée par les préoccupations de ses contemporains qui sont aussi ses camarades de classe et se caractérise par la soif d’une plus grande justice sociale, et même plus, par le désir de changer le monde, ces lycéens romains, eux, s’enflamment non à la lecture du petit livre rouge mais à celle de l’Évangile, bien plus révolutionnaire à leurs yeux que les pensées de Mao.

Plus qu’intellectuelle, la démarche de ces adolescents est en même temps spirituelle et "existentielle" [5], car ils perçoivent que ce ne sont pas tant les idéologies à la mode qui changeront le monde que le Christ lui-même. Pour changer le monde, il faut d’abord changer soi-même, autrement dit se convertir : c’est là la véritable révolution. Pour cela, il n’est pas besoin de préalables autres que la prière. A l’écoute de sa Parole, il faut partir des réalités de ce monde et annoncer le Christ là où on ne le connaît pas. Quelques années après la clôture de Vatican II, le concile voit ainsi surgir certains de ses premiers enfants au cœur de Rome.

Dans un discours prononcé le 25 septembre 1968, Paul VI a dressé un portrait saisissant des enfants de 68 dans lequel on se plaît à reconnaître les adolescents qui dans le même temps fondaient Sant’Egidio :

Dans cette insatisfaction juvénile n’y a-t-il pas un besoin sacré de valeurs transcendantes, le besoin d’une foi dans l’absolu, le besoin d’une foi en un Dieu vivant ? (... )
Et qui donc oserait soutenir que nos jeunes sont incapables d’application et d’amour envers le prochain quand ce sont précisément eux qui, dans des moments de détresse publique ou dans des situations socialement insoutenables, donnent à tous des leçons de disponibilité, de dévouement, d’héroïsme et de sacrifice ? Celui-là ne connaît pas les jeunes qui ne voit leurs aptitudes au sacrifice, au courage, à l’amour, l’héroïsme qu’ils ont dans le cœur, aujourd’hui peut-être plus encore qu’hier. Leur impatience d’entrer tout je suite comme des hommes adultes et non comme des enfants mineurs dans l’arène de la vie réelle n’est-elle pas un respectable et souvent louable désir de participation aux responsabilités communes ?
Il faut donc refaire l’examen de la mentalité des jeunes d’aujourd’hui. C’est un problème, certes, délicat et complexe.
Les rapports de la jeunesse moderne avec l’Église ne sont pas définitivement négatifs. Dans l’Église, ils peuvent trouver l’objet de leur aspiration profonde : vérité, unité faite de respect et d’amour sans oppression ni uniformité, plénitude de valeurs humaines, honneur dans la charité. Ils trouvent surtout, pour les introduire dans l’Église, l’unique vrai ami, l’unique vrai maître, l’unique vrai héros, l’unique vrai modèle d’homme : le Christ, Dieu fait homme. Il est le secret de l’Église, il est le don qu’elle offre à la jeunesse.

A l’origine de Sant’Egidio se trouve donc une expérience spirituelle très forte, la rencontre du Christ et le désir de l’annoncer à ceux qui en sont le plus éloignés. Or, dans la Rome des années soixante, nombreux sont ceux qui ne vivent plus de l’espérance chrétienne. On ne saurait réduire la Ville au village ecclésiastique que constitue le Vatican ou aux sites chargés d’histoire qui caractérisent la capitale italienne. Socialement, voire spirituellement, il y a deux Rome qui coexistent sans se connaître vraiment. Au-delà des quartiers centraux, les faubourgs romains sont en partie constitués de bidonvilles comprenant quelques cent mille habitants, qui vivent dans un état de dénuement tel que certains ont pu parler à l’époque de ville en voie de tiers-mondisation. Là se sont installés bon nombre de migrants du Sud de l’Italie ou d’immigrés, parfois de clandestins venus tenter leur chance à Rome. C’est cette Rome-là que nos lycéens des beaux quartiers veulent découvrir, c’est là qu’ils se sentent appelés à annoncer le Christ, ce sont avec ses habitants qu’ils veulent se lier d’amitié.

Marthe, Marie et le Bon Samaritain

A la lecture des Évangiles, s’étant mis à l’écoute de la Parole de Dieu, les amis du lycée Virgile entendent plusieurs appels parmi lesquels ont peut en retenir deux particulièrement significatifs : Marthe et Marie d’une part, la parabole du Bon Samaritain d’autre part.

L’Évangile de Marthe et Marie exprime le primat de la prière. La prière est le moment de l’écoute de la Parole de Dieu, de l’ancrage de la volonté personnelle dans celle de Dieu ou, mieux, de la coïncidence des deux. C’est là que les œuvres pour Dieu deviennent vraiment les œuvres de Dieu. Notre volonté passe au creuset de la Passion du Seigneur pour être fondue avec elle. C’est aussi tout le sens de la phrase du Notre Père : "Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…" Par la prière, ce qui semble être folie aux yeux des hommes se révèle être sagesse aux yeux de Dieu.

La parabole du Bon Samaritain exprime à quel point l’autre n’est que l’image du Tout Autre qui s’est fait semblable à nous, c’est-à-dire que l’autre, c’est le Christ. Le prochain, c’est Jésus. Aussi, chaque rencontre est d’une certaine façon une rencontre du Christ lui-même présent dans cet autre. Le Bon Samaritain reconnaît celui qu’il secourt. C’est un peu cette idée que l’on retrouve chez André Breton lorsqu’il écrit : "la première fois que je t’ai vue, je t’ai tout de suite reconnue". Le chrétien est celui qui accueille toute personne comme étant le Christ lui-même, car elle l’est effectivement d’une certaine manière.

Alors, comment faire en sorte de ne pas rater chacune des rencontre que nous faisons ? Comment sortir du cycle impitoyable où nous passons devant tel ou tel, pauvre ou étranger, quelqu’un qui m’obligerait à m’arracher à moi-même, en faisant semblant de ne pas le voir ? Le prochain, ce n’est pas le suivant. Comment regarder, et pas seulement voir ? Comment rencontrer l’autre ? La réponse, c’est le Samaritain qui l’apporte : Dieu vient à la rencontre de notre humanité pour la sauver. Dans sa miséricorde - "avoir du cœur pour les misérables" - est touché de compassion - "souffrir avec" - et nous sauve. Surtout, Il fait de nous ses amis. Le mot est très fort. Jésus seul nous dit ce qu’est l’amitié. Aussi, si nous voulons faire entrer l’autre dans l’amitié divine, il faut le faire entrer dans notre amitié et entrer dans la sienne. Cela suppose une totale réciprocité. C’est lorsque l’on accepte de perdre du temps, c’est-à-dire de le donner, que l’on en gagne, puisqu’aussi bien le temps ne sert aux hommes qu’à hâter la venue du Royaume.

Les Évangiles sont pleins de la faveur dont jouissent les pauvres dans le cœur de Dieu et de la richesse cachée dont ils sont tous porteurs, souvent à leur insu, richesse qu’il convient de leur révéler tout en en vivant. Il y a là une totale inversion des références du monde qui les rejette, les exclut, sans se rendre compte à quel point leur coller cette étiquette cristallise une situation que l’on veut pourtant faire disparaître. Ce côté subversif du christianisme a certainement séduit plus d’un des adolescent du lycée Virgile en 1968 ! Comme disait saint Vincent de Paul : "les pauvres, ce sont nos maîtres". Aussi, il n’y pas de trace de condescendance dans l’amitié avec les pauvres. Avec eux et par eux, il s’agit de fonder une amitié authentique, une véritable famille, une communauté, à égalité, de personne à personne. Le pauvre n’est pas un cas social, il est quelqu’un, au même titre que moi, avec toutes ses faiblesses, comme moi, et toutes ses richesses, comme moi.

C’est ainsi qu’en 1968, ces adolescents enfourchent leur vespa et se rendent dans les faubourgs romains à la rencontre des habitants des quartiers défavorisés !

Premiers pas dans les faubourgs

La première rencontre se produit dans les taudis de la périphérie de Rome, les "borgate". Là, le contact est établi avec les habitants parmi lesquels de nombreux Italiens du Sud, parlant un dialecte particulier, de nombreux gitans, des immigrés maghrébins et africains, et tout ce monde vit dans des bidonvilles ou des caravanes. Les adolescents se lient avec des enfants non scolarisés pour lesquels on met en place une forme d’école : c’est l’école de l’amitié. Là, on apprend autant à lire, écrire ou compter qu’à devenir ami et vivre ensemble. C’est une expérience très forte que tous vivent. A une époque où beaucoup de jeunes s’engagent dans des expériences qui ne sont souvent qu’un feu de paille de générosité, l’entreprise de nos adolescents dépasse peu à peu la jeunesse pour devenir l’expérience de toute une vie. Au fil des années se dévoilent les laideurs de ces quartiers de misère : la pauvreté bien sûr, mais aussi la solitude, la peur, la souffrance, la violence, la prostitution. "Nous découvrions que le tiers-monde était dans Rome" [6] explique Andréa Riccardi. Au fil des années, la communauté cherche sa voie, grandit, prend des initiatives pour accompagner son apostolat. Au fil des années, l’amitié grandit.

Ces adolescents qui deviennent des adultes ne sont pas seuls. Des prêtres passent, parmi lesquels don Vincenzo Paglia, qui sait comprendre pourquoi cette jeune communauté veut rester à direction laïque, dans l’esprit de Vatican II. Il en devient bientôt l’assistant ecclésiastique. Par ailleurs, l’accompagnement sacerdotal de la communauté se renforce par l’entrée au séminaire de plusieurs de ses membres. L’ordination sacerdotale n’entraîne pas de rupture avec la communauté, au contraire.

En 1973, ce qui est devenu une véritable communauté installe son siège dans un ancien carmel loué à l’Etat, retapé par les "ragazzi" [7], et prend le nom de Sant’Egidio (Saint Gilles). Si le siège de la communauté permet une visibilité, l’essentiel des activités se déroule en banlieue, à la périphérie. Par une analogie avec le modèle centre-périphérie cher aux géographes, Andréa Riccardi explique comment à la périphérie géographique correspond une périphérie spirituelle qu’il est possible de recentrer par la création de centres spirituels au cœur des périphéries, puisqu’aussi bien là où deux ou trois sont réunis au nom du Seigneur, il est au milieu d’eux. Ce faisant, la communauté naissante se démarque quelque peu des structures paroissiales existantes, non pas par indépendance, mais parce qu’elle considère qu’il a toujours été d’autres lieux, d’autres structures que les paroisses au long des siècles, où les chrétiens se sont rassemblés, sans nier bien sûr ces mêmes paroisses, que l’on pense aux ordres mendiants présents au cœur des villes à partir du Moyen-Age ou, par la suite, aux multiples congrégations religieuses.

Les "damnés de la ville" sont au cœur des préoccupations de Sant’Egidio. Qui sont-ils ? Ce sont tous ceux que les méfaits de la vie urbaine a blessés : ce sont souvent d’abord des gens seuls, victimes de la disparition des structures familiales ou communautaires, de la violence urbaine. Ils sont d’autant plus seuls que l’indignation morale face aux formes de détresse s’est considérablement affaiblie. A cet égard, il est urgent de rebâtir une véritable conscience morale de la solidarité.

Les cités modernes ne sont-elles pas en effet le théâtre privilégié de toutes les logiques d’exclusion ? Depuis l’avortement, véritable point de non-retour selon Andréa Riccardi puisqu’il est désormais possible de supprimer une vie naissante sous prétexte que l’on ne se sent pas prêt à l’accueillir, jusqu’à l’exclusion des personnes âgées dont on se débarrasse dans les mouroirs que sont les maisons de retraite - quelle que soit la bonne volonté de ceux qui y travaillent courageusement - et l’euthanasie, pratique déjà courante.

La sociabilité de ville s’est considérablement dégradée. A preuve, la création de quartiers plus ou moins réservés ou protégés dans bien des villes d’Occident et d’ailleurs, mais aussi la disparition de la place qui était le cœur de la ville et du village.

Cependant les années passent, les étudiants puis sont entrés dans la vie active, certains se sont mariés, sont devenus parents. Par la force des choses, si la plupart des membres de Sant’Egidio sont des laïcs, ils mènent des vies très différentes les uns des autres et ne se distinguent pas par leurs appartenances sociales ou leurs opinions politiques.

La communauté s’organise et pilote des projets de plus en plus vastes. Pour développer ses activités, Sant’Egidio vit en grande partie de collectes et de dons. Le reste provient d’aides publiques, y compris aujourd’hui de l’Union Européenne, pour certains programmes d’alphabétisation [8].

Romaine et universelle

Comment se fait-il que cette petite communauté romaine ait connu une telle extension, à l’Italie d’abord, puis à un certain nombre de pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine ? Il faut bien distinguer un double mouvement : Sant’Egidio, née par la force des choses à Rome, se fait connaître de ceux qui séjournent dans la ville d’une part. D’autre part, dans un contexte d’aide humanitaire, il arrive que la communauté intervienne à l’extérieur. Cependant, elle n’essaime pas dans le sens où elle enverrait certains de ses membres mettre en place une structure quelque part dans le monde. Toute nouvelle fondation est indigène et surgit d’abord d’une demande locale. Les statuts étant d’une extrême souplesse, chaque communauté a ses propres spécificités, le dénominateur commun étant constitué par le sentiment d’une appartenance communautaire, la prière, l’évangélisation, le service des pauvres.

Les responsabilités, l’âge, la disponibilité de chacun étant divers et variés, c’est plus à chacun de fixer les règles de sa vie dans le cadre des intuitions communautaires qu’à la communauté de définir précisément dans le cadre d’une "règle", comme c’est le cas pour les moines, ce que chacun doit faire.

Une "ONG de la diplomatie" [9]

A partir du début des années 1980, l’action de la communauté prend une nouvelle dimension, prolongement en quelque sorte de ses intuitions. L’amitié avec les pauvres conduit à tenter de résoudre bien des situations difficiles et débouche dans la médiation diplomatique. Ainsi, dans un certain nombre de pays, Sant’Egidio intervient, à la suite de sollicitations et non de sa propre initiative, pour trouver une solution à toutes sortes de difficultés liées à la guerre en conduisant les pas des différents protagonistes "sur le chemin de la paix" comme il est dit dans le Benedictus.

Au Liban au début des années 1980, il s’agit d’abord de secourir des réfugiés chrétiens dans le cadre de la guerre civile qui déchire alors ce pays. De l’aide humanitaire apportée aux chrétiens du Chouf subissant le siège des Druzes, on passe insensiblement à la médiation en organisant une rencontre entre le patriarche et le chef druze, Walid Joumblatt.

A partir du milieu de la décennie, un secours est apporté aux Kurdes et aux Chaldéens bloquées entre l’Irak et la Turquie. Ils peuvent trouver refuge en Italie avant qu’une solution soit trouver pour 7000 d’entre eux en Amérique du Nord.

Autre forme d’intervention : l’Albanie. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui ce qu’a pu être la nuit albanaise quand ce pays a plongé dans l’expérience national-communiste d’Enver Hodja entre l’après-guerre et les années quatre-vingt. Un climat inimaginable de fanatisme, de peur, de fermeture, de terreur a régné dans le cadre d’un Etat s’idolâtrant lui-même comme il adorait la nation albanaise. En 1967, tout culte religieux fut interdit, l’Albanie se proclamant "le premier Etat athée du monde".

L’action de Sant’Egidio consista d’abord à nouer des contacts avec des responsables afin de proposer une ouverture sur l’extérieur et de permettre la naissance d’un espace de liberté, notamment religieuse. La position d’Andréa Riccardi, universitaire lui permet d’organiser un colloque italo-albanais sur Luigi Gurakuqi, figure de la démocratie albanaise dans l’entre-deux guerres, en même temps que catholique. Dans ce cadre, les Italiens purent aborder la question de la culture albanaise, aussi bien que celle de la liberté religieuse.

Après 1985, l’arrivée au pouvoir du successeur d’Enver Hodja, Ramiz Alia permit le renouveau de la liberté religieuse. Cela n’alla pas sans difficultés, la population ayant été profondément marquée par le communisme. Cependant, un certain nombre de croyants étaient restés fidèles, tel le père Mikel Koliki, emprisonné durant 23 ans avant d’effectuer 21 ans de travaux forcés et créé cardinal par Jean-Paul II, devenant ainsi le premier cardinal albanais.

Malheureusement, les vieilles querelles ont repris là où elles en étaient restées entre catholiques et orthodoxes comme entre orthodoxes. De plus, de nouveaux problèmes ont surgi, liés à la crise de l’État, ce qui a favorisé le retour en force de vieilles structures identitaires comme les clans ou les familles. Face à toutes ces crises conjuguées, Sant’Egidio a mis en place des éléments d’aide sociale et médicale. Elle a aussi tenté une médiation entre les différents responsables du monde politique afin qu’ils tentent de sortir d’une bipolarisation destructrice fondée sur l’exclusion de l’adversaire et qui n’a pas permis au pays de sortir du chaos dans les années quatre-vingt dix.

Au début des années quatre-vingt dix et de façon beaucoup plus spectaculaire, c’est au Mozambique, déchiré par une guerre civile entre le gouvernement et la guérilla, que Sant’Egidio proposa une médiation entre le pouvoir et l’opposition après être intervenu initialement dans le cadre d’une aide humanitaire.

Tout commença dans le cadre d’une prière inter-religieuse pour la paix [10] lorsque l’archevêque catholique de Beira, Monseigneur Jaime Gonçalvez, demanda à la communauté d’intervenir pour soulager des populations victimes de la guerre civile. Sant’Egidio mit en place une aide humanitaire, mais cela ne mit pas pour autant fin à la guerre. "Nous faisions de la coopération avec ce pays, mais nous savions que la coopération n’était que bouffonnerie sans la paix" explique Andréa Riccardi [11]. De la lutte contre les conséquences de la guerre on passa ainsi peu à peu à la compréhension de ses origines pour tenter d’y remédier, avec succès. En octobre 1992, c’est au siège même de la communauté que fut signée la paix, ce qui a valu à Sant’Egidio d’être appelée par certains "l’ONU du Trastevere". Les négociations furent longues - près de deux ans -, difficiles et parfois mal comprises, certains journaux portugais [12] expliquaient que les membres de Sant’Egidio passaient leurs journées au restaurant !

Cette expérience inédite se fit en collaboration avec des diplomates officiels de différents pays. Si la fin de la guerre froide et de l’apartheid ont pu permettre le succès d’une telle initiative (le Mozambique étant auparavant verrouillé par les influences de l’URSS, des États-Unis et de l’Afrique du Sud) il n’en demeure pas moins qu’il y a un paradoxe inouï, créant un précédant, dans la médiation d’une petite organisation dans une guerre civile. Mais Sant’Egidio n’a-t-il pas fait là rien de plus que l’Église qui, dans le passé, proposait sa médiation pour réglementer la guerre (la trêve de Dieu, la paix de Dieu) et organiser de grandes cérémonies de réconciliation ? En tout cas, force est de constater que dix ans après sa signature, les bases posées par cet accord tiennent toujours.

Plus connue en France est la tentative de médiation dans le conflit algérien en 1994-1995, par l’organisation d’une table ronde à Rome réunissant tous les représentants de l’opposition algérienne, ce qui en soi constitue déjà un tour de force. La tentative a cependant échoué, essentiellement en raison de l’opposition du gouvernement algérien, Sant’Egidio étant en particulier identifiée au Vatican. Le président Zéroual dénonça une inacceptable forme d’ingérence dans les affaires algériennes [13]. Pour Andréa Riccardi, il s’agit d’un "échec réussi" [14] dans la mesure où "c’était la première bouffée d’oxygène pour la paix en Algérie". On a vu fleurir le nom de Sant’Egidio sur les murs d’Alger. "Jamais un saint catholique n’a eu une telle popularité en Algérie !" [15] Plus que d’un échec de Sant’Egidio, il s’agit ici beaucoup plus de celui de l’Union Européenne qui aurait dû beaucoup plus se sentir concernée dans cette affaire. Andréa Riccardi, et ce bien dans l’esprit d’une approche de la réalité méditerranéenne inspirée de l’historien Fernand Braudel, considère cette mer bien plus comme un espace d’échanges et de communications que comme un frontière. En Algérie, c’est un peu, du point de vue européen, comme si c’était la maison du voisin qui brûlait, et Sant’Egidio n’a là-bas rien fait d’autre que de tenter de porter secours à ce voisin.

Sant’Egidio est aussi intervenue dans la crise yougoslave des années quatre-vingt dix. Prodiguant une aide humanitaire à toutes les populations en détresse, elle a tenté de réduire le fossé creusé entre les catholiques croates et les orthodoxes serbes, la mémoire d’un passé douloureux resurgissant à cette occasion. A bien des égards, c’est une des causes du ralentissement des progrès œcuméniques aujourd’hui.

Par ailleurs, Sant’Egidio a joué un rôle dans l’accord signé entre Slobodan Milosevic et le leader kosovar Ibrahim Rugova qui a permis l’ouverture des écoles supérieures aux albanais à Pristina depuis 1998. C’est ce même Rugova que la communauté à aidé à gagner l’Italie par la suite.

On le voit, et cette liste d’exemples n’est pas exhaustive [16], Sant’Egidio, dans le domaine de la médiation diplomatique a pris une grande envergure en quelques années. Aujourd’hui, cette action continue, en particulier en Afrique, dans la région des Grands Lacs, où des négociations sont menées depuis cinq ans dans le cadre d’une situation très complexe quand on sait que ce sont les intérêts d’une quinzaine d’ethnies qui sont en jeu.

Derrière ces tentatives de médiation, il y a l’audace de chrétiens à tentant de résoudre des problèmes que l’on croit - commodément - réservés aux professionnels de la politique ou des relations internationales. Il y a aussi un exemple à suivre pour ne pas sombrer dans une passivité coupable alors même que l’on est supposé annoncer la paix. "Pour faire la paix, il faut mettre la main dans "le sale", serrer la main aux bandits, parler à des gouvernements qui, eux-mêmes, ont les mains sales et, après, travailler, travailler pour la paix. Je ne crois pas à une diplomatie pour amateurs et je ne jouerai jamais le chevaliers solitaires. La paix est une chose sérieuse, fondée, pour Sant’Egidio, sur une synergie qui nous fait faire appel à tout le monde, à commencer par les Etats. Sinon, ce serait comme travailler sur une table sans pieds." [17] Derrière ces démarches, s’il y a quelque chose de David affrontant Goliath [18], il y a surtout la marque de l’audace des fils de la lumière prêts à agir au nom de Celui qui, selon le mot du prophète Isaïe, est le Prince de la Paix.

(à suivre)

Michel Emmanuel, né en 1969, marié, 5 enfants, professeur au Collège Stanislas à Paris, membre de la communauté apostolique Aïn Karem, auteur d’une thèse Devenir prêtre dans l’entre-deux guerres, Les années de formation de Mgr Maxime Charles, qui vient d’être publiée sous le titre La Vie cachée de l’abbé Charles, Parole et Silence 2018.

[1] On s’est beaucoup inspiré dans cet article de l’excellent ouvrage d’entretiens entre Andréa Riccardi et Dominique Chivot, Sant’Egidio, l’Évangile au-delà des frontières, Paris, Bayard, 2001, 170 pages ; avec Sant’Egidio, Rome et le monde, Andréa Riccardi, entretiens avec Jean-Dominique Durand et Régis Ladous, Paris, Beauchesne, 1996, 191 pages, il constitue l’ouvrage de référence en langue française sur le sujet.

[2] Andréa Riccardi est né le 16 janvier 1950.

[3] Il est aujourd’hui professeur à la "Sapienza", l’université de Rome.

[4] La communauté est née en février 1968.

[5] Voir l’interview d’Andréa Riccardi dans Panorama, n° 371, novembre 2001.

[6] Libération, 24-25 mai 1997.

[7] Les "petits gars".

[8] Libération, 24-25 mai 1997.

[9] Expression d’Andréa Riccardi, Libération, 24-25 mai 1997.

[10] Dont il sera question un peu plus loin.

[11] Paris Notre Dame, n° 635, 27 juin 1996, p. 7.

[12] Le Portugal est l’ancien colonisateur du Mozambique.

[13] Les participants algériens furent qualifiés de "charognards" par le très officiel quotidien El Moudjahid, tandis que Sant’Egidio héritait du titre de "catholiques naïfs", voir Libération, 9 janvier 1995, p. 14.

[14] La Croix, 4 octobre 1996.

[15] La Croix, 4 octobre 1996.

[16] Sant’Egidio a aussi tenté d’œuvrer pour la paix en Angola, au Rwanda, au Burundi, en Somalie, en Erythrée, en Namibie, au Guatemala, au Timor oriental, etc.

[17] Andréa Riccardi dans La Croix, 4 octobre 1996, page 12.

[18] "Les États ont de l’argent et des moyens de pression. Nous, nous avons des rapports humains, une force morale et surtout une infinie patience", Andréa Riccardi, Libération, 24-25 mai 1997.

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