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Se connaître ou se reconnaître : saint Augustin « inconnu »

Régis Schneider

Comment un homme supérieurement intelligent comme saint Augustin, maître de rhétorique reconnu de l’Empire et qui plus est passionné de philosophie, a-t-il pu admettre son incapacité de se comprendre, son ignorance de lui-même ? Doit-on parler d’une défaite, résultat d’un long combat, ou au contraire de la solution paradoxale qui lui permettra de vaincre sa perpétuelle inquiétude personnelle ?

Les Confessions sont une relecture de la vie de et par saint Augustin qui, à côté de développements conceptuels sur le temps, la mémoire ou la création, nous plongent dans l’intimité la plus absolue du chrétien et de son dialogue intérieur avec Dieu. Par l’exposition dans toute sa vérité du chemin semé d’embûches que saint Augustin emprunte vers le changement radical qu’exige la conversion, elles invitent le lecteur à le suivre et entrer dans le même questionnement de soi.

Nous verrons que saint Augustin accomplit l’idéal de la philosophie antique de recherche de la sagesse, mais le chemin parcouru ne sera pas celui attendu car il passe par l’étape essentielle qu’est l’impossibilité de se connaître soi-même et la reconnaissance de cette aporie. La solution sera trouvée dans une réponse à l’appel de Dieu dans le dialogue et l’accomplissement déjà annoncé par les Écritures.

L’idéal de la philosophie antique

Saint Augustin poursuit l’idéal de recherche de la sagesse, dont la lecture de l’Hortensius de Cicéron lui révèle qu’il est au cœur de ses aspirations les plus profondes. « Ce qui me plaisait en cette exhortation, c’est qu’elle m’excitait, m’enflammait […] à étreindre vigoureusement, non pas tel ou tel système, mais la sagesse elle-même, quelle qu’elle fût » (Confessiones, livre III, IV, 8, collection « Budé »).

Sagesse recherchée par les philosophes Grecs, méthode de vie non pas système, saint Augustin se place dans cette quête d’une manière de vivre où la philosophie transforme l’existence par une prise de conscience d’elle-même. Avant de pouvoir connaître le monde, l’homme devait suspendre ce qui est extérieur pour se connaître lui-même suivant l’injonction gravée sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même », ce qui, comme Socrate l’expliquait à Xénophon, consistait à revenir en soi pour découvrir ce qu’il y a de constant et commun à l’homme. Une science et une vérité pouvaient en être alors extraites.

Saint Augustin se place définitivement dans cette tradition, il nous dit en effet « ne va pas au dehors, cherche en toi-même ; la vérité réside dans l’homme intérieur » (De Vera Religione, chap. XXXIX) et les Confessions sont une invitation aux lecteurs, membres de sa communauté chrétienne, à, comme lui, confesser « … ce que je sais de moi, et aussi ce que j’en ignore » (Confessiones, livre X,V,7) et finalement « ce que je suis » (X,III,4). Une confession de sa foi et pas seulement une confession de ses faiblesses.

L’approche de saint Augustin se place donc dans la continuité d’une tradition de la philosophie antique donnant la primauté à la transformation de sa vie intérieure et non pas la recherche de la connaissance pour elle-même, comme seule fin ou par simple curiosité (« Race curieuse de la vie d’autrui, mais paresseuse à corriger la sienne. » X,III,3) mais cet effort intense de pensée sur soi permet-il, comme tant espéré, de se connaître ? Ou au contraire, saint Augustin n’aboutit-il pas paradoxalement à la conclusion inverse ?

Emprunter un autre chemin

S’il est acquis qu’il faut se connaître pour gagner sa liberté et s’accomplir, l’homme n’étant pas clos mais à développer, tout est alors question de méthode ou plutôt de chemin.

À nouveau, la comparaison avec les grandes familles philosophiques classiques est éclairante. Les stoïciens proposaient, pour se connaître, d’aller au cœur de soi car l’intérieur dépend logiquement de nous. Il s’agissait, dans une sorte de thérapie de l’âme, de développer son intériorité (la « citadelle intérieure » de Marc Aurèle) par une attention au meilleur de son être et une mise à distance du monde.

D’une certaine manière, saint Augustin poursuit la même approche mais il découvre à l’inverse que plus il entre en lui et plus il perd le contrôle de lui-même. Le paradoxe est qu’une maîtrise est possible sur ce qui est extérieur à nous et non pas sur ce qui nous est intérieur. Dans une anticipation remarquable sur Freud et Lacan, saint Augustin réalise que la pensée est obscure à elle-même : je me rends compte que plus je m’emploie à me comprendre et plus mon essence me reste inaccessible et énigmatique.

Cette prise de conscience s’effectue en plusieurs étapes, la première intervenant à l’occasion de la mort d’un de ses amis au livre IV. Cet ami cher avait été d’une certaine manière « façonné » à son image par son enseignement, à tel point que sa mort l’amputait de la « moitié de moi-même » (IV,VI,11). Mais le choc provenait surtout d’une double perte, la perte du lien physique bien sûr, mais aussi le fait que son ami s’était fait baptiser lors d’une phase de rémission de sa maladie et allait ainsi lui échapper dans la religion chrétienne. S’en était suivie une grande douleur et une interrogation fondamentale sur cette double mort, une « grande énigme pour moi-même » (factus eram mihi magna quaestio IV,IV,8) dira-t-il.

Le vol des poires, au livre II, fait d’apparence insignifiant et produit d’un effet d’entraînement de groupe, avait déjà été l’occasion d’un malaise intérieur chez lui (cette « honte d’avoir honte », Livre II,X,18 et le plaisir pris à un crime sans motif), mais la mort de l’ami lui faisait prendre conscience d’un moi peu assuré que les distractions et le départ pour Carthage n’allaient pas pouvoir tranquilliser (« où me dérober à ma propre poursuite ? »). « Quel abîme que l’homme » (IV,XIV,22) qui plus se pense, plus ignore qui il est !

Dans sa quête pour se comprendre, l’analyse de la mémoire au livre X allait-elle fournir une solution ? Il pourra ainsi déclarer : « Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est mon essence ? » (X,XVII,26) mais après un long examen, il en viendra à décrire la mémoire comme « vie variée, multiforme, d’une immensité prodigieuse ». Un vrai continent, ou plutôt un iceberg qui me constitue mais qui m’échappe dans sa puissance qualifiée d’effrayante par saint Augustin (la mémoire contenant notamment l’image des choses, voire les choses elles-mêmes ainsi que les vérités abstraites etc.). Même la notion de bonheur réside dans la mémoire des déshérités qui ne l’ont pas connue : « Oui, ils la connaissent ; comment ? Je ne sais » (X,XX,29). « Je m’épuise sur ce problème, et c’est sur moi-même que je m’épuise » nous dira-t-il finalement. Quel paradoxe de ne pas comprendre le « plus proche de moi que moi-même […] l’essence même de ma mémoire, alors que, sans elle, je ne pourrais même pas me nommer » !

« Je suis devenu pour moi-même, sous vos yeux, une énigme » (X,33,50) est la conclusion de cette étape nécessaire et préalable à la conversion qu’est la reconnaissance de l’ignorance de soi, telle que confirmée dans les Écritures (1 Co 2, 11 : « Lequel des hommes, en effet, connaît les choses de l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? »). On peut donc admettre que je ne comprends pas ma vie avant ma conversion, je prétends en être l’auteur et l’acteur, mais je vais échouer si je veux contrôler (seul) mon existence.

La tradition socratique se trouve d’une certaine manière contestée par le geste de saint Augustin, et ceci bien avant la modernité (« chacun est à soi-même le plus lointain » dira Nietzche). Se connaître, c’est ne pas avoir accès à soi, conclusion (temporaire) dont la relecture de sa vie selon les Ecritures, après la conversion, apportera la solution.

La solution

La conversion, le retournement fondamental, pose comme préalable que l’on sache de quoi on se détourne. La reconnaissance d’une ignorance de son soi et de son essence, a été un processus de « maturation » de saint Augustin, lui faisant prendre conscience de l’échec inévitable d’une définition de soi qui serait construite par soi-même. La paix intérieure ne peut clairement pas être atteinte dans ces conditions.

Le moment est venu de reconnaître que sa vie est depuis le début gouvernée par Dieu : « tu étais au-dedans de moi, et j’étais, moi, en dehors de moi-même » (X,XXVII,38) est la reprise du fameux « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo ! » (III,VI,11). Dieu reste toujours à l’intérieur de moi-même, même quand je commets le péché. Cette conclusion invite à une relecture de la vie de saint Augustin (il nous invite à faire de même) selon le point de vue de Dieu qui est la seule Vérité.

Ainsi s’éclaire et se comprend la référence à la Génèse (XIII,XXII,32) et le sens de la création des créatures selon leur espèce mais non pas l’homme qui est « à notre image et à notre ressemblance ». Voilà la détermination de l’homme, la visée qu’il doit prendre, une visée plus haute que lui-même. L’essence de l’homme est Dieu, on reconnaît en lui le « style » de son créateur comme la patte de l’artiste. Dieu étant inconnaissable, l’homme ne peut donc qu’être également inconnu et inconnaissable à lui-même. L’homme doit accepter cette perte de contrôle, c’est son statut et la réponse doit être collective pour toute la création qui doit accepter d’être en phase avec Dieu qui est le seul « espace ».

On ne se « sculpte » pas soi-même, une partie de l’esprit de l’homme lui restera toujours inconnue, sens de la doctrine de la memoria. Il faut cesser de se penser soi-même, se dé-penser ou penser à partir d’un autre. L’homme doit « changer de vie » pour Lui être semblable mais à partir de Lui et non pas à partir de lui-même.

La vie reste une épreuve

Mais où saint Augustin fait preuve d’une sincérité et d’une honnêteté tout à fait remarquables, d’autant plus qu’il s’adresse à sa communauté religieuse, c’est lorsqu’il reconnaît que même après la conversion, alors qu’il est totalement convaincu de la foi chrétienne, changer de style de vie véritablement reste une épreuve. Il a beau ne plus douter, sa volonté fait toujours preuve de faiblesse.

« La vie humaine sur la terre n’est-elle donc jamais autre chose qu’une tentation ininterrompue ? » (X,XXVIII,39) se dira saint Augustin, se méfiant de ses sens et des plaisirs qu’ils peuvent engendrer. « Voilà où j’en suis […], je suis devenu pour moi-même, sous vos yeux, une énigme ; et c’est là justement ma faiblesse ». « Mais vite, je retombe dans les choses d’ici-bas » (X,XL,65). Les habitudes de l’homme sont dures à vaincre, la faiblesse de sa volonté persiste et se décider (c’est-à-dire vouloir vouloir) est paradoxalement le plus difficile alors qu’il ne s’agirait en toute logique que d’agir sur soi-même et non pas sur une chose extérieure. Nous restons ce monstre, « hoc monstrum » (VIII,IX,21).

Telle est la liberté de l’homme, qui doit répondre à l’appel que lui lance Dieu, faire face et marcher en acceptant ses faiblesses : « Jésus lui dit “Lève-toi, prends ton grabat et marche” » (Jn 5, 8).

Conclusion

Saint Augustin accomplit l’objectif de la philosophie antique, si on considère que le but de toute sagesse est d’atteindre la paix par la connaissance de soi. Socrate voulait « démêler si je suis un monstre plus compliqué [...] ou un être plus doux et plus simple qui porte l’empreinte d’une nature noble et divine ».

La connaissance de soi reste bien la clé (forteresse intérieure, entrée en soi) mais la différence fondamentale introduite par saint Augustin est la découverte que le chemin qui peut nous y mener passe uniquement par la connaissance de Dieu. Il s’agit d’un savoir paradoxal qu’il faut recevoir et non pas chercher. Il n’est rendu possible qu’à partir d’un dialogue avec Dieu et sa Parole, Parole sans cesse reprise tout au long des Confessions.

L’ignorance de soi n’est pas un problème (contre-intuitif !) mais le propre de l’homme, et la reconnaissance de cette conclusion est la clé de la conversion véritable. La solution serait non pas de connaître mais se reconnaître : toujours pécheur, toujours en Dieu, sans cesse appelé par Lui (X,XXVII,38 « Tu m’as appelé, et ton cri a forcé ma surdité ») et en retard. Saint Augustin exhorte ainsi tous les hommes à se rapprocher le plus possible de ce qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire des créatures à l’image de Dieu. L’avènement de soi passe par un Autre et saint Augustin, à travers les Confessions, nous donne les clés de cette compréhension, permettant de réaliser ainsi ce que le poète grec Pindare avait anticipé en disant « deviens ce que tu es quand tu l’auras appris ».

Régis Schneider, né en 1971, marié, trois enfants, est banquier au Luxembourg qu’il a rejoint après des études de Sciences Politiques à Strasbourg.

Réalisation : spyrit.net