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Se préparer au jugement

P. Michel Gitton

La piété des chrétiens s’est longtemps nourrie d’une abondante littérature sur la préparation à la mort, qui pourrait bien avoir quelque chose à voir avec la préparation au jugement, perspective dont nous sentons qu’elle fait grandement défaut à notre époque. L’Art de bien mourir, traité classique de Jean de Jésus-Marie, carme déchaux, publié en 1609, déclare sans ambages :

Puisque la vie présente s’enfuit comme une ombre et que la mort hâte sa venue, mieux vaut songer aux préparatifs à faire en vue de ce passage qui ouvre le chemin à la vie ou à la mort éternelle. [1]

L’effacement de la mort, la volonté de la faire disparaître du paysage des vivants, est un phénomène patent de nos sociétés post-modernes, dont on mesure mieux maintenant les conséquences souterraines : angoisse larvée devant la mort, devenue un monstre insaisissable, difficulté d’émettre une parole vraie au moment de la séparation, deuil jamais fait qui se tourne en culpabilité, etc. Mais le pire est sans doute d’occulter la perspective du jugement, la nécessité d’une clarification devant Dieu du sens de la vie. Sous prétexte d’évacuer le discours terroriste du passé, les prédicateurs n’ont sans doute pas aidé les fidèles en leur donnant l’illusion que tout pourrait s’arranger avec un Dieu ‘Papa-Gâteau’, qui n’était pas assez méchant pour réclamer des comptes à ces pauvres hommes que nous sommes.

Faut-il avoir peur de la mort ?

Question difficile. La mort, en régime chrétien, est singulièrement ambiguë : signe de l’échec du premier projet de Dieu, décomposition de l’être créé dans l’unité de la chair et de l’esprit, elle est maintenant l’étape nécessaire de notre libération, la déchirure du voile qui ouvre sur le face-à-face désiré avec Dieu. Les larmes de Jésus devant la tombe de Lazare interdisent à jamais le discours romantique qui idéalise la mort et lui trouve des beautés inaperçues. La peur que le Christ a connue devant l’issue fatale se reproduit dans l’agonie de nombreux saints, dont la fin, loin d’être toujours sereine, comme une certaine hagiographie s’est plu à la décrire, a été marquée par une angoisse abyssale devant le néant. Bernanos a su peindre avec des couleurs inoubliables ces combats ultimes des âmes, pourtant unies à Dieu, mais qui ont plongé à ce moment dans l’abîme de la déréliction. Et pourtant, ce sont aussi des saints et parfois les mêmes qui ont dit, comme saint Paul : desiderium habeo dissolvi et esse cum Christo, « mon désir, c’est de disparaître et d’être avec le Christ » (Ph 1,23). Là où la petite Thérèse dit sa crainte de « ne pas savoir mourir », sa grande ancêtre dit sa souffrance d’attendre encore l’heure bénie du face-à-face : « je meurs de ne pas mourir ».

Incontestablement le christianisme, comme nous le rappelait naguère Jean Delumeau, a « dramatisé la mort », loin de la rendre insouciante et sans conséquences. Il l’a inscrite sur le fond d’une attente – paisible ou angoissée – du jugement de Dieu, qui donne tout son sérieux à notre existence : « le sort des hommes est de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement » déclare l’Épître aux Hébreux (He 9,27). La perspective du jugement, déjà très présente dans l’Évangile (Mt 12,36.41.42 ; 25,31-46, etc…), a pris, depuis le Haut Moyen Âge, une importance considérable dans la prédication chrétienne, avec une attention toujours plus forte portée aux fins dernières personnelles (par opposition à l’eschatologie ultime du Jugement dernier et de la Résurrection générale), avec des précisions de plus en plus grandes sur le sort des défunts dès leur mort : jugement particulier, matérialité des flammes de l’enfer, vision immédiate par les bienheureux de l’essence divine, purgatoire, intercession pour les morts, valeur expiatoire du sacrifice de la messe, etc…

L’angoisse pour l’après-mort a connu des formes extrêmes dans les discours bien intentionnés, mais pas toujours éclairés, de ceux qui essayaient de réveiller la conscience des chrétiens trop installés dans le siècle et pensant que la foi et la piété pouvaient servir de passeport garanti pour le ciel. Un épisode, sans doute légendaire, de la vie de saint Bruno († 1101) illustre ce thème : c’est l’histoire d’un pieux chanoine Raymond, dont tout le monde chante les mérites et qu’on se prépare à enterrer avec tous les honneurs dus à son rang et à sa valeur et qui surgit de son cercueil pendant la cérémonie pour dire que tout cela ne sert à rien, puisqu’il est irrémédiablement damné. « Alors qui pourra être sauvé ? » (Mc 10,26 et par.), c’est déjà la question de l’Évangile, à laquelle fait écho le Dies Irae :

Stupeur sur vous, mort et nature,

quand surgira la créature,

tenue de répondre à son Juge !

Le livre achevé sera lu,

où tout se trouve consigné,

pour ouvrir le procès du monde.

Lors donc que siégera le Juge,

tout secret se révélera ;

rien ne restera impuni.

Que dirais-je alors, malheureux ?

Quel protecteur invoquer

quand le juste lui-même n’est pas en sécurité ?

Dans une certaine piété baroque (qui réagit contre le protestantisme et sa foi ramenée à la confiance dans la justice qui sauve sans mérites), l’incertitude sur le salut est une donnée fondamentale, les prières de la commendatio animae (prières dites près du mourant), la profusion des messes célébrées pour les défunts, la recherche fiévreuse des indulgences, la vision hideuse de la mort sont là pour enlever toute confiance à ceux qui croiraient pouvoir entrer directement au ciel. Le jansénisme y joindra son pessimisme fondamental, puisqu’il peut exister, parait-il, des « justes auxquels la grâce a manqué » et qui se retrouveront donc au nombre des réprouvés.

Tout cela est certes très loin de nous, et heureusement d’un certaine façon, mais il n’est pas toujours sûr que nous y ayons beaucoup gagné sur le fond, car l’assurance naïve que tous les braves gens iront au ciel révèle plus d’indifférence au salut que de réelle confiance en Dieu. Cet au-delà, dont on parle en souriant, qui alimente d’innombrables histoires cocasses qu’on se raconte entre chrétiens sur le ciel, l’enfer et le purgatoire, en attendant que ces mots ne veuillent plus rien dire pour personne, ne fait pas très sérieux. Probablement parce que la sainteté de Dieu et l’horreur du péché ne sont plus des données de base de notre vie chrétienne. C’est cela sans doute qu’il faut changer, sans retomber dans les errements qui ont peut-être provoqué cette débâcle.

L’expérience anticipée du jugement

Sans doute, saint Paul et les Pères de l’Église révèlent-ils une attitude plus juste face au jugement. Ils savent que, même si notre conscience ne nous reproche rien, nous ne sommes pas justifiés pour autant, car « celui qui me juge, c’est le Seigneur » (1 Co 4,4) ; ils rappellent que nul ne sait s’il est digne d’éloge ou de blâme, que le juste lui-même sera sauvé « comme à travers le feu » (1 Co 3,14). Bref ils nous disent bien que nous devons toujours nous situer devant un jugement à venir dont nous ne pouvons disposer par avance. Pourtant ils ne manquent pas de se placer dans une confiance fondamentale, fondée sur l’assurance que Dieu veut sauver tous les hommes (1 Tm 2,4) et qu’il n’est pas injuste, en refusant de tenir compte des efforts et des élans tournés vers lui. Paul va jusqu’à dire : « dès maintenant m’est réservée la couronne de justice qu’en retour me donnera le Seigneur, en ce Jour-là, lui le juste juge ; et non seulement à moi, mais à tous ceux qui auront aimé sa manifestation » (2 Tm 4,8).

Ce qui rend le jugement terrible, c’est le risque nous soyons séparés de Dieu, parce que nous voudrions faire notre volonté plutôt que la sienne et que nous nous endurcirions dans cette position. Le pécheur repentant est celui qui accepte de juger comme Dieu, en réprouvant le péché, comme il le réprouve lui-même. Saint Augustin le dit justement :

Mes frères, est-ce que nous n’avons pas honte ? Nous aimons et nous redoutons sa venue ! Aimons-nous vraiment, ou est-ce que nous n’aimons pas davantage nos péchés ? Il viendra, que nous le voulions ou non. Ce n’est pas parce qu’il ne vient pas maintenant qu’il ne viendra pas. Il viendra, et tu ne sais pas quand. Et s’il te trouve prêt, cela n’a pas d’inconvénient que tu ne saches pas quand » (Sermon sur le psaume 95).

Celui qui s’expose librement et dès maintenant au jugement de Dieu, qui accepte de recevoir remontrance et lumières, qui ne veut rien défendre de sa vie contre la volonté de Dieu n’a positivement rien à craindre du jugement. Le mouvement du Psaume 138 (139) mérite d’être ici relevé : on part du constat assez désagréable d’être épié par Dieu et de ne pouvoir échapper à son regard, quelle que soit la place où on va se cacher. Le psalmiste doit se rendre à l’évidence : Dieu le connaît depuis toujours, puisqu’il l’a fait dans ses fibres les plus intimes, mais cela ne lui apporte pas la paix : « que tes pensées sont pour moi difficiles ! » (v.17), puis, peu à peu il découvre qu’il peut être d’accord avec Dieu en maudissant les ennemis qui lui font la guerre. Ce sont les versets 19-22 – ceux que précisément la lecture liturgique a retirés de l’office :

Dieu, si tu exterminais l’impie !

Hommes de sang, éloignez-vous de moi !

Tes adversaires profanent ton nom ;

Ils le prononcent pour détruire.

Comment ne pas haïr tes ennemis, Seigneur,

Ne pas avoir en dégoût tes assaillants ?

Je les hais d’une haine parfaite,

Je les tiens pour mes propres ennemis.

Et c’est seulement à la fin, quand il a pu nommer et rejeter loin de lui l’Ennemi et ses suppôts, qu’il peut faire part de son désir de s’en remettre totalement au jugement de Dieu : « scrute-moi, mon Dieu, tu sauras ma pensée, éprouve-moi, tu connaîtras mon cœur ». La paix est venue.

Saint Jean nous fait contempler la même lumière à travers le thème de la foi. Pour lui, faisant écho aux paroles de Jésus, le jugement n’est pas (seulement) une réalité future, mais il est en œuvre dans la rencontre ici et maintenant du Verbe incarné : celui qui refuse de croire est déjà jugé (Jn 3,18), « en vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit en Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie » (Jn 5,24). La foi, qui n’est pas simple adhésion de l’esprit, mais volonté de conformité, est une expérience anticipée du jugement, car nous apprenons à nous en remettre à un autre sur le sens de notre vie, sur l’avenir, sur l’usage du monde. Nous retrouvons ici la signification profonde du thème du jugement, qui n’est pas autre chose que la rencontre de l’Autre, là où le péché nous enferme en nous-mêmes dans un mutisme obstiné. Accepter l’irruption de Dieu dans notre vie, mieux : aller au devant d’elle, c’est sortir du marasme et pouvoir commencer à « se tenir debout devant le Fils de l’Homme » (Lc 21,36), dans cette confiance audacieuse, que saint Jean désigne sous le nom de parrhèsia, et qui caractérise ceux que Dieu a rendus à leur dignité de fils : « en ceci, l’amour, parmi nous, est accompli, que nous avons pleine assurance (parrhésia) pour le jour du jugement, parce que, tel il est, lui, tels nous sommes, nous aussi, dans ce monde » (1 Jn 4,17).

Le jugement n’est pas un terme effrayant, une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, c’est une bonne nouvelle. La certitude du jugement nous fait espérer que les choses ne continueront pas toujours dans l’entre-deux et l’à peu près, que la part de lumière, de vérité et de beauté qui a existé dans notre vie, à côté de beaucoup d’erreurs et de péchés, un jour apparaîtra en pleine lumière. Même si le décapage est rude et si les adhérences subsistent, il y a une guérison possible. Viendra un jour, prochain peut-être, où Dieu voudra bien l’opérer en nous.

Ce jour, nous l’attendons, et même nous l’anticipons, chaque fête de Pâques, lorsque à l’appel de l’Église, après nous être efforcés de nous purifier dans la pénitence et avoir combattu contre nos mauvaises habitudes, nous tentons de répondre à la question qui nous est posée : « Renoncez-vous à Satan, au péché et à tout ce qui conduit au péché ? » par un « Oui » décidé. Si nous savions ce que nous faisons à ce moment-là, nous verrions que nous acceptons dans le même mouvement le jugement de Dieu sur nous, que nous lui donnons le droit de poursuivre en nous tout ce qui serait contraire à sa sainte volonté, accentuant la rupture avec tout ce qui nous rattache encore au Mal. Que le Démon et ses anges tombent sous la colère de Dieu, nous nous ne voulons rien avoir de commun avec eux. Nous avons choisi notre camp.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Cité dans Carmel, n°121 (septembre 2006), p.28

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