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Se tourner vers le Seigneur. Essai sur l’orientation de la prière liturgique

Uwe Michael Lang, Genève, éd. Ad Solem, 2006, 143 p.
Jacques-Hubert Sautel

Cet ouvrage, traduit de l’anglais par P. Lane, est paru en édition originale en 2004 à San Francisco, muni d’une préface du Cardinal Ratzinger ; la préface figure également, dans une version française, en tête de la présente édition. Le sous-titre explicite clairement ce que le titre laissait deviner : l’ouvrage apporte une contribution importante au débat ouvert par Benoît XVI, dès le début de son pontificat, sur la « réforme de la réforme », c’est-à-dire sur les implications de la réforme liturgique issue du Concile de Vatican II. Après le Motu proprio de juillet 2007, qui accorde une plus grande liberté à la célébration de la messe selon le missel de Jean XXIII, c’est-à-dire, à peu de choses près, à la messe célébrée avant ce concile, cet ouvrage oriente-t-il la réflexion vers une remise en cause d’un usage qui s’est imposé dans la célébration de la messe depuis le Concile, à savoir « la messe face au peuple » ?

Poser le problème en ces termes « journalistiques » ne concorde pas tout à fait avec le ton mesuré et scientifique de l’ouvrage, mais résume assez bien, nous semble-t-il, la problématique clairement définie par le Préfacier, qui évoque le « combat — nécessaire pour chaque génération — pour une juste compréhension et une digne célébration de la liturgie sacrée » (p. 8). C’est en tout cas un fil conducteur pour percevoir les enjeux cruciaux du livre et de les garder présents à l’esprit, au fil d’une lecture qui peut se révéler très aride et technique, sous-tendue par d’abondantes expressions et références, qui viennent des sciences de l’archéologie et de l’érudition liturgiques, et concernent avant tout le premier millénaire chrétien. Le lecteur qui n’a pas une solide culture en ces matières pourra, à notre avis, percevoir quasiment tous les enjeux du livre en feuilletant seulement le difficile chapitre 2, intitulé « La direction de la prière, de la liturgie et du sanctuaire dans l’Église antique », qui occupe le cœur de l’ouvrage (p. 29 à 82), et en s’attachant davantage à ce qui précède : préface, introduction, chapitre 1, « La réforme de la liturgie… » (p. 5 à 28), et à ce qui suit : chapitre 3, « La direction commune de la prière liturgique… », conclusion, intitulée Conversi ad Dominum, c’est-à-dire « Tournés vers le Seigneur » (p. 83 à 120).

En négligeant de nombreux éléments de cette riche synthèse et en essayant d’aller à l’essentiel, il nous semble que les arguments en faveur d’une modification de la disposition actuelle des acteurs de la liturgie dans la plupart de nos messes (face-à-face célébrant / fidèles durant toute la célébration) sont de trois ordres : théologiques, canoniques, historiques.

Les arguments théologiques reposent sur l’idée fondamentale de redonner à Dieu la première place dans la liturgie : « D’autre part, Haüssling [théologien contemporain] pointe du doigt l’anthropocentrisme qui prévaut à notre époque ; se tourner vers le Seigneur est précisément l’antidote salutaire à cette mentalité, car [cela] peut avoir un effet libérateur en guidant nos pas vers la plénitude de la vie divine. » (p. 13). Le corollaire principal de ce théocentrisme retrouvé, qui met la Trinité, et non l’homme, comme objet principal de contemplation de la messe, est la redécouverte de la dimension eschatologique : « L’orientation de la prière, au delà de l’autel visible, tend vers l’accomplissement eschatologique, qu’anticipe la célébration eucharistique. Le prêtre, se tenant à l’autel tourné dans la même direction que les fidèles, conduit les pas du peuple de Dieu à la rencontre du Seigneur, qui doit venir à nouveau. » (p. 95). Et l’auteur cite le fameux passage de l’épître aux Hébreux : « Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion… » (He 12, 22-24). En résumé, l’orientation commune du célébrant et de l’assemblée dans une même direction permet de faire ressortir de façon évidente le destinataire principal de la prière eucharistique, qui est Dieu, et non pas l’assemblée elle-même, ainsi que de traduire l’attente unanime du retour du Christ en notre monde.

Les arguments historiques répondent à la raison souvent invoquée pour justifier la place du célébrant face au peuple : la pratique de l’Église primitive. Sur ce point, l’auteur explique que les études récentes montrent une tendance générale des célébrations de l’Église de ce temps (1er millénaire) à une orientation de tous, célébrant et fidèles, vers l’est, lieu de la Résurrection et du retour attendu de Jésus-Christ. La formule Conversi ad Dominum, qui termine presque tous les sermons de saint Augustin, est une formule d’introduction à la prière eucharistique, et elle semble impliquer à la fois une conversion du cœur et un changement d’orientation physique des fidèles. Au second millénaire, l’orientation de la célébration vers l’est n’est plus la seule adoptée (et de ce point de vue, la finalité eschatologique est moins mise en valeur), mais l’orientation commune du prêtre et des fidèles demeure un principe majoritaire, sauf lorsque la disposition des lieux ne le permet pas. Quant à la Cène primitive du Jeudi Saint, il ne faut pas se l’imaginer comme organisée autour d’une table dont le Christ occuperait la place centrale, ainsi que l’ont représentée les peintres occidentaux, mais comme un banquet où les convives sont allongés (selon la coutume de l’époque) sur des divans, qui sont placés sur un des côtés d’une longue table ovale (en fait une série de petites tables disposées en enfilade ; l’autre côté est laissé libre pour le service) : la place d’honneur est située à l’une des extrémité de cette enfilade, et tous les convives sont donc tournés vers le Seigneur, qui n’est pas proprement tourné vers eux. Pour conclure cette revue historique, le P. Lang exprime l’idée fondamentale que l’argument d’un retour à la pratique primitive n’est pas un gage absolu de progrès, et il cite le cardinal Ratzinger : « On ne se demande pas : comment la liturgie doit-elle être ?, mais : comment était-elle autrefois ? Bien que le passé nous apporte une aide indispensable pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui, il n’est pas purement et simplement le critère qui doit fonder la réforme. » (Cardinal Joseph Ratzinger, « Le catholicisme après le Concile », Docum. Cath. n° 1478, Paris, 1986, c. 1557-1576).

Enfin les arguments canoniques consistent à relever qu’aucune allusion à cette pratique de la célébration ne figure dans la Constitution conciliaire sur la liturgie, Sacrosanctum concilium (4/12/1963). Il faut aller chercher les « documents d’application » pour trouver cette allusion, qui n’est pas absolument contraignante : « Il est préférable d’ériger le maître-autel à l’écart du mur, pour qu’on puisse en faire facilement le tour et célébrer face au peuple » (instruction Inter œcumenici du 26/9/1964). Cette instruction sera suivie de recommandations prudentes adressées aux présidents des conférences épiscopales ; en outre le Missel Romain publié par Paul VI en 1970 maintient des rubriques qui ne s’expliquent que dans la mesure où subsiste la possibilité d’une orientation commune du prêtre et des fidèles durant la Prière eucharistique : la troisième édition de ce missel, promulguée par Jean-Paul II en 2002 garde encore ces rubriques, et une réponse du Préfet de la Congrégation pour le Culte (Mgr Medina Estévez, en 2000) déclare ouvertement que la question importante n’est pas la place du prêtre officiant, mais l’orientation des croyants vers Dieu dans un mouvement spirituel premier. On ne peut donc dire que la pratique récente de la célébration « face au peuple » repose sur les textes principaux du Concile, mais plutôt sur des instructions qui ont été suivies sans la modération recommandée.

En conclusion, l’auteur propose d’une part, en suivant des recommandations de la Congrégation pour le culte, de tenir le plus grand compte de la disposition de l’autel actuel dans l’espace liturgique (p. 117-118) et d’autre part de distinguer selon les moments de la célébration : « J’ai suggéré un arrangement qui permettrait que le prêtre et le peuple soient face à face pour les rites d’ouverture, la liturgie de la Parole, certaines parties de la communion et les rites d’envoi, tandis que la direction de la prière serait commune pour la liturgie de l’Eucharistie stricto sensu, en particulier pour le canon » (p. 15 et 116).

Nous espérons avoir donné l’envie de lire ce petit ouvrage, dense et plein de sens. Certes, le lecteur français, habitué à quelque quarante ans de pratique liturgique différente, qui n’a pas été un obstacle à des fruits de sainteté manifestes — qu’on pense à toutes les JMJ présidées par le pape Jean-Paul II, par exemple, qui ont favorisé l’éclosion de nombreuses vocations, laïques, sacerdotales ou religieuses —, aura de la peine à imaginer la nouveau bouleversement que la mise en œuvre des propositions du P. Lang apporterait à la messe dominicale à laquelle il assiste – encore ! Toutefois, même si l’opportunité de cette mise en œuvre peut être discutée, ce petit livre a le grand mérite, comme le rappelait le Cardinal Ratzinger en sa Préface, de pouvoir contribuer à une juste compréhension et à une digne célébration de la liturgie sacrée. Car il rappelle que la messe est d’abord une épiphanie du divin : c’est Dieu qui vient parmi nous, après nous avoir convoqués. Aussi, les gestes, les attitudes, les paroles du célébrant, comme aussi des fidèles, ne sont pas du domaine de la fantaisie, de la décontraction, du laisser-aller. Mais par le respect des règles objectives données par l’Église, ils sont imprégnés d’une humble communion de ferveur et de charité au mystère divin, qui n’exclut pas l’amour fraternel du voisin ou des personnes que nous portons devant Dieu dans la prière, mais qui permet à Jésus-Christ de venir habiter tous nos cœurs et de les tourner par son Esprit vers le Père.

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

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