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Signification du mythe chez Louis Bouyer

P. Jean-Paul Maisonneuve

La démarche de Louis Bouyer dans Le Père invisible [1] est de reparcourir à grand souffle les principales avenues où, depuis la pratique rituelle jusqu’aux élaborations métaphysiques et aux systèmes scientifiques, sous les formes les plus variées et souvent les plus contradictoires en apparence, se poursuit une même quête et s’exerce, fondamentale, une même activité vitale.

La donnée première

Car le religieux ne vient pas comme le surcroît, le complément ou l’ornement de l’agir humain, ou encore la justification a posteriori de cet agir. Il se trouve au contraire à la racine de l’existence humaine et ne peut être séparé d’aucune réalité, qu’elle soit individuelle ou sociale. Le religieux est le sol même de toute vie humaine, source de toute émergence de l’humain : communauté, culture, technique, science, pensée, non à titre de décor ni par suite d’un premier état d’ irrationalité de la conscience « primitive » mais comme l’origine même de tout ce que l’homme peut faire et concevoir. Sa nature demeure irréductible à toute tentative de rationalisation, de définition, de maîtrise. Il détermine tout comportement humain comme humain et demeure le fondement de ce que l’on appelle généralement de nos jours, « culture », c’est-à-dire tout ce qu’il y a de spécifiquement humain. En somme, cette notion de « culture », Louis Bouyer semble lui préférer celle de « rite » associée à celle de « mythe » comme étant toutes deux plus plus capables de rendre compte de l’essence du phénomène envisagé.

Force est de constater qu’après les premières réductions illusoires effectuées par une discipline qui faisait ses premiers pas, c’est aux investigations sociologiques que l’on doit la confirmation de cette donnée première, dont l’explication exhaustive manque mais dont l’universalité est incontestable : bien loin que la société soit antérieure, historiquement ou logiquement, à la religion, elle en dépend constitutivement : c’est parce qu’il est religieux que l’homme est social, ou plutôt communautaire - Gemeinschaft, qui signifie communauté naturelle plutôt ici que Gesellschaft qui signifie une association convenue, selon une distinction due à Tönnies [2].

Le rite

Au commencement, il y a le rite. Loin d’être une élaboration artificielle à part de l’ensemble de la vie, l’activité rituelle, au sens le plus noble et le plus précieux de ce qui est primitif, c’est à dire « ce à quoi tout le reste s’accroche, ce à partir de quoi tout le reste, même si l’on ne peut dire exactement qu’il en procède, s’organise et reçoit donc son intelligibilité possible » [3], « est simplement l’activité naturelle gardant intactes toutes ses virtualités primitives » [4] et qui par là-même est une activité « surnaturelle » parce que « plus intensément, plus absolument naturelle qu’aucune autre » [5]. Et le rite, c’est, par excellence, le sacrifice, qui apparaît non pas tant ni d’abord comme une mutilation et une privation que comme une offrande sacralisatrice où l’oblation est également ouverture à un don bienfaisant, en vertu de l’appartenance à un ordre universel où l’homme se situe et dont il éprouve la transcendance en même temps qu’il a conscience d’en être partie prenante. Le signe de cet échange est le repas sacré.

C’est un repas où la vie de l’homme se ressource consciemment à la vie du cosmos, où cette vie, en l’individu comme dans la société où il le prend et dans l’univers où, par là, cette société se réintègre, est ressaisie, ressentie comme ce qui, en chacun de nous, en nous tous, au-delà de nous, vient de plus loin et de plus haut que quoi que ce soit du monde, encore qu’elle fasse tout le prix du monde. [6]

L’élément religieux dans lequel baigne l’humain à sa moindre émergence touche évidemment à la divinité, sans qu’il soit possible d’envisager d’autre sacralité que la communion avec cet Autre du monde dont toute la vie du monde se trouve en dépendance. Mais Dieu n’est pas d’abord un concept et ne vient pas au terme d’une rationalisation relativement tardive d’une activité confusément « prélogique », irrationnelle en elle-même, comme une décantation et une moralisation de la conscience humaine se libérant du tremendum [7], de l’effroi sacré, en même temps que prenant ses distances avec la nature.

Il n’y a pas de genèse de l’idée de Dieu, si par là on entend que l’homme l’aurait construite par un jeu d’analyses conceptuelles de la réalité et de reconstructions simplement déductives. Dieu est présent, dans sa transcendante unité, derrière l’expérience la plus primitive, au sens, encore une fois, de l’expérience de la vie, individuelle et sociale, dans le monde, pour autant qu’elle saisit le monde dès l’origine, si confusément que ce soit encore, non comme simple chaos, mais comme unité organique.
C’est là ce qui confère un sens à la vie de l’homme dans l’univers, ou de l’univers comme contenant l’homme, le supportant et non pas l’écrasant. [8]

Le mythe, explication du rite

Le mythe surgit à une première bifurcation de la tradition rituelle, au moment précis où celle-ci peut dégénérer en magie et le fait effectivement, comme une réaction de sauvegarde de la vérité du rite et de sa véritable nature. L’activité magique en effet, loin d’être l’expression d’une religion plus ancienne, plus primitive, réprimée par une autre plus récente, est la déviation du rite par celui qui l’effectue : l’homme dégradant l’essence religieuse du rite. Dans un retournement de perspective, celui-ci perd de vue l’orientation de son activité et se met à la réfléchir, non pour mieux la réaliser mais, fixant son attention sur lui-même, pour essayer de maîtriser les forces supérieures ou d’en jouer, ne voyant plus dans le rituel qu’une technique capable de les déclencher ou de les apprivoiser. Il s’agit là, dans cette inversion, d’une véritable perversion du rite - et le moindre exemple de cette activité magique ne sera pas une certaine forme d’activité scientifique à orientation technologique - contre laquelle se dresse le mythe dont l’élaboration va tendre, elle, à donner le véritable sens du rite dont il naît même lorsqu’il exercera sur lui une influence en retour comme dans les mystères d’Éleusis, car il en demeure inséparable et en partage d’une certaine manière la fonction, tant qu’il ne dégénère pas en tout ce avec quoi on l’a longtemps confondu, en ces mythologies qui n’en présentent que des figures dégradées telles qu’elles ont pu nous parvenir par exemple dans la littérature grecque. Bien antérieur et bien plus foncier est mis en évidence « l’enracinement du mythe, à travers l’expérience rituelle, dans notre expérience de nous-mêmes, de la société que nous formons, du monde où elle et nous ont à vivre. » [9].

Le totémisme fournit un cas particulièrement intéressant.

Il n’est plus aujourd’hui d’anthropologues (s’il en a jamais été) qui admettent que le totémisme explique l’idée religieuse, pour cette double raison que ce phénomène, d’abord, n’est nullement universel, et ensuite que là-même où il existe il n’apparaît qu’à un stade secondaire de l’évolution humaine, et non pas avant mais après les phénomènes religieux les plus primitifs, comme le sacrifice.
Cependant les recherches de Durkheim ne perdent pas pour cela leur intérêt. Ce qu’il a fort bien montré sur l’exemple des cultes totémiques, c’est comment l’esprit collectif sans lequel aucune société vraiment organique ne peut naître et subsister suppose une référence commune de tous ses individus à un être énigmatique où tous se retrouveront, cependant qu’il n’en apparaît pas moins comme "autre", par rapport à tous aussi bien qu’à chacun.
Le totem n’est qu’une forme parmi d’autres d’expression mythique de cette référence. Mais il a certainement l’avantage de faire saillir cette conjonction, si bien observée par Otto, d’étrangeté et de sympathie, laquelle est si caractéristique en effet du sacré sous toutes ses formes. Sur ce point-là, Durkheim a certainement vu juste, mais ce qu’il a vu n’est pas l’origine totémique, et donc sociale, de la religion, mais l’origine religieuse de la société, qu’elle s’affirme dans un totem ou tout autrement. [10]

Totalité

Ce qui caractérise le rite comme le mythe, c’est l’homogénéité qui ressort des analogies constantes que l’on peut tisser d’une tradition, d’un peuple, à l’autre. L’expérience du sacré est partout la même, elle tient à une commune approche du religieux en tant que tel, dans son acception d’emblée la plus sérieuse et la plus authentique où l’humain ne se vit pas autrement que dans la perception d’un enveloppement maternel de l’univers, la société comme la nature participant d’une communauté sacrée avec cet Autre du monde qui le soutient et le rafraîchit constamment dans une vie périodiquement redonnée, non seulement par une nécessité matérielle, non dans un but intéressé (celui même de l’activité magique), mais pour participer à l’harmonie indicible où toute chose trouve un sens par son assomption dans une réalité supérieure qui lui donne sa raison d’être avec son être. La fête, comprise comme célébration et festin dans toute l’amplitude imaginable du terme et non comme une diversion oiseuse de l’ordinaire ni comme un déchaînement infra-humain livrant au trouble vertige d’obscures tendances de dissolution et à la fascination de la mort - déchaînement dans lequel, par une ambiguïté incontestable des tendances de la psychè humaine, elle peut de fait souvent dégénérer - occupe ici la fonction fondamentale de replonger l’existence de l’homme, comme de la société et de la nature, dans la fraîcheur des origines pour en irriguer l’ensemble de l’existence. On voit tout ce que le mythe aura à fournir à l’appui de cette signification, comment il sera, à travers le langage, la poésie, la musique, le théâtre et la danse encore indistincts les uns des autres, cette signification même à travers une expression (symbolique) encore inentamée par la critique logique.

Passage à l’abstraction

Le logos en effet va prendre le relai du mythos pour dégager une notion épurée, mais aussi appauvrie par l’abstraction, du divin, ce qui acheminera aux démonstrations de l’existence de Dieu, mais pour revenir, dans le cas d’un Platon, à une forme décantée de mythe, qui n’est sans doute qu’une heureuse échappée de l’intelligence au delà de tout ce qui se peut définir. Mais ici, et c’est ce que l’allusion au mythe platonicien suggère, le mythe n’est-il pas assimilable à l’imaginaire, non au sens d’irréalité, de fantaisie ou de recomposition, mais à celui de représentation (« sensible ») de ce vers quoi tend la quête intellectuelle qui ne cesse pas d’être religieuse à la base, une représentation symbolique, c’est à dire dont les éléments participent en quelque manière à l’essence sacrée qu’ils cherchent à exprimer ? En précisant qu’une telle représentation est, comme le langage lui-même, immergée dans l’ensemble, cosmique et social, physique et psychique, hors duquel l’homme ne peut pas plus qu’à la vie s’éveiller à la conscience, nous ne pensons pas être très éloigné de ce dont il est question dans des considérations qui tissent une toile aux vastes dimensions et aux fils subtilement tramés.

La nécessaire remise en cause du mythe

Le mythe est affecté d’une ambiguïté. Comme effet de ce que l’on appelle avec plus ou moins de bonheur la conscience collective, il peut en venir à faire d’une société, par opposition aux « sociétés ouvertes », ce que Bergson appelle dans les Deux Sources une « société close », refermée sur elle-même. Ou bien, en effet, dans la ligne des analyses de Szondi [11], les possibilités de la liberté permettant de dépasser les déterminisme du destin héréditaire, une société demeure ouverte à l’infini et créatrice de personnalités, ou bien elle s’abandonne à la pesanteur qui finit par soumettre ses membres à un écrasement dans la collectivité qui n’est plus qu’une foule avec le dégagement d’une personnalité perverse qui n’est pas l’addition de ses éléments et qui se distingue de tous. « C’est quand on s’avise de cet autre aspect de la relation individu-société qu’il devient évident qu’on ne peut reconnaître le caractère maternel de la société naturelle, où l’on naît, d’où l’on naît, sans que soit impliquée dans cette reconnaissance celle d’une paternité mystérieuse, qu’aucune limite actuelle d’une société donnée, ni même de l’humanité entière dont nous procédons, ne saurait enclore. » [12] L’idolâtrie, loin d’être la religion dans son état primitif, en est la perversion, avec toutes les figures aberrantes et monstrueuses de "divinités" qui en procèdent.

C’est ici que s’inscrit universellement le courant prophétique qui, de l’Inde à Israël, et jusque dans la protestation de Mahomet devant le trithéisme (à l’opposé du modalisme où ne s’enlise pas moins le dogme trinitaire), défend les droits de cette paternité unique et veut arracher la religion à cette mortelle involution. En Israël ce ne sera pas sans reprendre comme ailleurs les éléments du mythe mais en leur faisant subir un éclatement puis une refonte totale où il ne restera rien des ambiguïtés dont il était pétri. Le mythe, au contraire, n’évite de faire de sa propre cosmogonie une théogonie (le monde est le résultat d’une chute du divin) qu’en tombant dans un émanatisme dont les philosophies auront toutes les peines du monde à se dégager (le monde est un reflet, une lueur, un dégradé sinon une dégradation du divin).

Sa permanence

De tout ce que nous venons de voir il résulte pour l’anthropologie fondamentale que le mythe n’est pas tant une première mise en lumière par l’humanité d’elle-même et de toute existence, que la source même de tout l’effort d’élucidation du monde par la conscience humaine et la matière même de cette élucidation. Ceci se vérifie, d’une part, dans les investigations de la psychologie des profondeurs qui, à travers d’innombrables confusions, imprécisions et des simplifications abusives, n’en révèle pas moins le fond mythique de toute l’existence du point de vue subjectif et, d’autre part, du point de vue « objectif », dans la démarche scientifique elle-même, de part en part mythique en ce qu’elle ne peut échapper aux représentations qui, en ultime analyse, reviennent toujours à situer selon un certain degré de qualité l’image que l’on se fait de Dieu, fût-ce en le rejetant mais pour en fait se placer soi-même par hypothèse à la place qui lui revient en le réduisant à la conception étroite que l’on se fait de la vie. Ceci est fort évident dans les philosophies matérialistes qui consistent à reverser dans une mythique « matière » dont il est impossible de se faire une idée claire tous les attributs du divin, au point qu’il ne reste en fait plus rien de ce qu’on pourrait définir de ce principe matériel. Bien entendu, le mythe est ici singulièrement dégradé, mais sa présence reste caractéristique. Ainsi encore, il n’est pas étonnant que la théorie biologique de la sélection naturelle a surgi dans l’ère industrielle où se pratique effectivement à tous les niveaux d’une société intrinsèquement brisée l’élimination des plus fragiles par les plus forts.

Que pouvons-nous faire du mythe ? La psychologie, la sociologie et la cosmologie modernes offrent

une propédeutique irremplaçable à une redécouverte de la critique et de la refonte du mythe dans ce que nous appelons la Parole divine ... Cependant, avant de nous engager dans cette voie, il importe de souligner l’inanité, l’impossibilité de toute "démythisation". L’homme ne peut certes pas se satisfaire du mythe mais il ne saurait davantage s’en passer. Car, loin de représenter une phase préliminaire au développement proprement dit de son intelligence, à la constitution de sa culture, il demeure de celle-ci la base unique sur laquelle elle puisse jamais s’édifier. (...) Dépasser le mythe, s’évader du mythe, pour l’homme, ce ne sont là que vaines forfanteries, non seulement irréalisables mais privées de sens. [13]

Ces réflexions seront reprises à l’envi dans Cosmos [14] où le mythe se présente comme

une élaboration synthétique de notre expérience du monde, restaurée dans l’unité par le rassemblement dans une seule vue intuitive globale des vues successives et distinctes de la réalité, si bien que le monde ne soit plus simplement appréhendé sourdement dans son unité primordiale mais reconnu formellement. [15]

Mythe et connaissance

Les deux types de connaissance « positive » : scientifique (ou dite telle), théologique (révélée) auxquelles les uns ou les autres reconnaissent quelque sérieux supposent donc en réalité la connaissance mythique comprise comme cette élaboration de l’expérience.

Tout d’abord, relevons que notre connaissance du monde a un aspect d’historicité. Il vaut la peine de citer longuement des passages qui se signalent par leur profondeur anthropologique :

A première vue, rien de plus personnel, voire de plus individuel que notre connaissance élémentaire du monde et que son développement en une connaissance réfléchie, en suite de la venue au jour progressive de tout cet ensemble de questions que nous avons parcouru et par lequel on peut dire que notre expérience de base du monde provoque notre intelligence ? Mais, si vrai, si premier que soit cet aspect, il ne pourrait nous faire négliger l’aspect complémentaire, qu’on peut dire collectif, et plus définiment social. Car, pour chacun de nous, cette découverte du monde, qui fait de celui-ci déjà comme un langage au moyen duquel la réalité totale et suprême atteint notre intelligence et la sollicite d’entrer en action à son propos, est inséparable de fait de la découverte du langage humain, et, par celui-ci, de l’intercommunication des consciences. Cette autre découverte accompagne si nécessairement notre éveil à la pensée comme à la vie qu’il est en fait impossible de séparer notre expérience la plus personnelle du monde de notre expérience d’une vie personnelle, laquelle ne naît ni ne se développe qu’à l’intérieur d’un rapport fondamental de notre moi à la collectivité humaine à partir de notre relation à nos parents et à nos proches. [16]

Ici se pose la question de la tradition.

Car, pour les modernes en tout cas, qu’ils se qualifient eux-mêmes de traditionnels ou d’anti-traditionnels, la tendance générale est d’opposer purement et simplement l’acceptation des idées traditionnelles à l’acquisition immédiate, de par la seule expérience individuelle, d’idées que l’on qualifiera de personnelles. En réalité, l’opposition ne tient pas, ou, si l’on préfère, la seule opposition qu’on peut faire entre les deux est celle d’aspects complémentaires d’une seule et même réalité, mais non pas du tout de réalités différentes et comme de soi antagonistes.
La vision de la tradition, encore une fois généralement commune aujourd’hui aux traditionalistes et à leurs adversaires, la considèrent en effet selon le modèle de la pièce de monnaie qu’on se transmet de main en main, mais qu’on évite de trop toucher, de peur d’en altérer les traits. Mais la tradition dont, comme nous le maintenons, ne se sépare pas la vision authentique du monde, est bien différente d’un tel modèle. Il n’y a, en effet, tradition de connaissance du monde, et de tout ce qui est susceptible de s’y introduire pour passer avec lui dans notre intelligence, que dans un processus qu’on peut qualifier d’organique et non de mécanique, mais qui est surtout spirituel, en tant que les consciences individuelles n’existent, apparemment, que dans une réciprocité constante de leurs rapports, ce que la tradition en question illustre par excellence. Toutes ces questions que nous avons rappelées et que le monde nous pose, effectivement, avec les possibilités mêmes de réponses diverses qu’elles impliquent, ne se sont accumulées, au cours de l’histoire de l’humanité, et ne renaissent tour à tour dans l’histoire intérieure de chaque conscience au monde et de ce monde que par un processus insécable d’ouverture commune de tout esprit : chacun s’éveille à la fois à la connaissance du monde et à la connaissance non seulement de ses semblables en général, mais de ce que leurs consciences à tous, opérant non seulement ensemble mais en communication, peuvent sentir et penser de ce monde.
Le paradoxe que nous disions inhérent à cette découverte touche son maximum quand nous débouchons de la conscience élémentaire du monde dans sa confusion première pour atteindre à un type de connaissance supérieure, scientifique, c’est-à-dire tout imprégnée de rationalité. Car, s’il n’est pas d’exercice de la raison qui ne soit le fait d’une conscience individuelle opérant pour sa part, en toute liberté et donc d’une façon aussi autonome que possible, ce n’en est pas moins un fait patent que toute science n’est l’effet ultime que d’une collaboration constante des esprits les plus divers. Elle ne se construit que d’une décantation progressive, à la faveur de leur inter-communication, des intuitions les plus personnelles des génies créateurs. Et celles-ci viennent comme brasser les assomptions de base qui se sont peu à peu dégagées de la poursuite en commun des expériences, même dans ce qu’elles peuvent avoir de plus individuel, de toutes les consciences de l’humanité évoluant de concert. [17]

Or cette connaissance-là

ne naît dans l’humanité qu’à la suite d’une connaissance communément reçue et acceptée qu’on peut dire la connaissance initiale de la réalité cosmique. Cette connaissance première est la connaissance mythique. [18]
C’est également à la suite de cette connaissance mythique, laquelle demeure donc comme fondamentale sous tous les rapports, que ce que nous avons appelé la connaissance révélée, biblique et évangélique, s’élaborera. Et, comme nous allons le voir, il est encore vrai de la connaissance révélée comme de la connaissance scientifique du monde, qu’elles ne se bornent pas à se développer l’une comme l’autre plus ou moins indépendamment de la connaissance mythique, voire en la critiquant explicitement et en la corrigeant, jusqu’au point, parfois, de la contredire. Ce faisant même, il faut reconnaître qu’elles n’en décollent jamais qu’en apparence. C’est sur sa base première que l’une et l’autre, la connaissance scientifique par l’exercice de la raison critique, la connaissance révélée sous l’effet d’une mystérieuse inspiration, se déploient. Elles opèrent une, ou plutôt des transformations de notre conscience du monde comme de ce qu’on peut appeler notre conscience au monde. Mais elles ne sauraient, ni l’une ni l’autre, sous peine de leur propre désintégration, prétendre évacuer absolument la conscience mythique, ni même se dégager d’une référence première et foncière à celle-ci, soit qu’elles l’émondent et la corrigent, dans la science, soit qu’elles la transfigurent totalement dans la révélation. [19]

Le symbole

Le P. Bouyer s’attache à décrire le processus de la connaissance comme « ce travail de l’esprit qui l’amène à l’intuition plénière du monde comme tel » [20], au moyen du choix de tel détail, « de l’angle sous lequel, de l’orientation selon laquelle il décide d’aborder l’univers. » [21] On obtient « non pas une mais des connaissances indéfiniment diversifiées de la réalité » [22] qui

auront toutes ceci de commun d’être des expressions symboliques, aucune ne pouvant coller sans contradictions au réel intégral. Ceci ne voudra nullement dire qu’elles seraient inadéquates, rêvées, imaginées plutôt que suggérées par le donné dont elles s’efforcent de rendre compte. Simplement elles mettent en jeu des symbolismes différents, correspondant à ce qui nous a retenu ou capté dans la réalité, mais qui s’y trouve bien en fait et non pas dans notre seule imagination. C’est ainsi que les symboles dont use la science moderne, d’orientation décidément technologique, correspondront au biais par lequel on peut attaquer le monde pour le faire servir fructueusement à nos projets d’utilisation toute matérielle. Les symboles religieux seront retenus, eux aussi, comme tous les autres possibles, en fonction de ce que nous voulons faire du monde ou avec le monde.Mais c’est dire qu’ils correspondent à l’intelligence qu’on peut dire rituelle, et qui n’est pas étroitement utilitaire. Le rite, en effet, est ici à entendre comme une activité de l’homme dans le monde par laquelle il ne fait que conformer son être, sa vie à ce qu’on peut appeler les axes majeurs de la vie, de l’être cosmique. L’activité de l’homme tend donc à y épouser l’activité constitutive du réel : ce que nous appelons l’activité divine. Par suite, c’est toute la vie de l’homme et jusqu’à son être même qui trouvera dans le rite, et y reconnaîtra, dans le mythe qui exprime le contenu du rituel, son assise dans un monde où et par lequel l’homme se sent alors en harmonie profonde avec le principe du monde et de lui-même.
D’où la valeur irremplaçable de l’expression mythique de la réalité cosmique, et d’où l’explication de ce fait que l’homme n’arrive à s’installer proprement dans l’univers, à s’y trouver comme chez lui, qu’en vertu de la représentation mythique. Il devra donc la produire avant que ses diverses activités tendent vers un but commun et s’harmonisent entre elles en même temps qu’avec le cosmos où elles s’inscrivent, selon les lignes mêmes, et les plus profondes, du développement de celui-ci.
On peut dire en effet que c’est dans le mythe, essentiellement religieux, que s’achève et se consolide cette vision de l’univers qui y reconnaît comme un langage commun des esprits, car le mythe nous fait ressaisir dans ce langage, comme l’origine aussi bien que la fin de toutes choses, un échange, une communication initiale et permanente entre l’Esprit absolu et ces esprits divisés, changeants, vacillants que nous sommes. [23]

Mythe et sagesse

A partir de là, on peut comprendre le passage aux sagesses.

Dans certaines civilisations, la sagesse arrivera à s’émanciper plus ou moins de ses origines. Elle pourra en venir jusqu’à combattre le mythe, à s’efforcer de le supplanter, encore qu’elle ne puisse faire qu’elle n’en procède, et, jusque dans ses rébellions, y demeure toute suspendue. Car son principe demeure que l’univers où nous avons à vivre a un sens . C’est ce sens qui s’est exprimé dans le mythe, et le mythe seul paraît en mesure de préciser ce qu’il est.
Nous ne devons donc pas trop nous presser de croire que le logos rationalisant de la sagesse doive inévitablement entrer en conflit avec le mythos. On ne voit pas que cela se soit jamais produit en Égypte, ni en Mésopotamie. En fait, tout de même que l’anthropologie contemporaine a établi que la mentalité primitive n’est nullement pré-logique mais méta-logique, c’est-à-dire que les commencements de la vision mythique sont contemporains de la critique rationnelle de l’expérience, la sagesse dans ces deux pays, mais particulièrement dans le premier, paraît s’être développée avec le mythe lui-même. Et s’il lui est arrivé, dans l’un ou dans l’autre, de le critiquer, ce n’a pas été pour l’évacuer et se mettre à sa place, mais bien plus simplement pour tenter d’en élucider la signification, dût cela même tendre à le rectifier. [24]

Deux cosmogonies incompatibles

Il n’en reste pas moins qu’une mise au point est nécessaire qui montre à quel point le mythe présente une cosmogonie incompatible avec la révélation. « Toute la Parole divine jaillit de l’affirmation première que Dieu est unique et qu’il est au-dessus de toute réalité naturelle. » [25] Cette Parole met en lumière les confusions qu’entretient le mythe entre Dieu et la nature et même entre le bien et le mal, en montrant que l’homme est la véritable créature du véritable Dieu, dont l’œuvre ne peut être que bonne et ne devient mauvaise qu’accidentellement à cause de l’orgueil.

Les Noces de la Sagesse

Quelle meilleure conclusion apporter à ces notations trop succinctes que dans les magnifiques perspectives sur la révélation ultime de la Sagesse substantielle (la Création, l’Église, Marie), où le langage mythique trouve une assomption inespérée par laquelle ce qui se cherchait en balbutiements et tâtonnements débouche dans la vérité totale en pleine lumière ?

Le monde n’est pas Dieu, mais il est tout plein de lui, encore que cette présence y reste habituellement tout au plus pressentie. Il est plein de Dieu parce qu’il baigne tout en lui. Dieu le presse de toute part, si l’on peut dire, pour être à la fin tout en tous, comme tout, de toute éternité, existe pour lui, mais n’existait qu’en lui. Le temps n’est que le mystérieux passage où le consentement des libertés créées se fait à la liberté incréée, Amour qui appelle l’Amour.
Le temps est rempli à première vue du péché, péché des Anges tout d’abord, péché de l’homme ensuite, où il semble que la Sagesse, laissée à elle-même, abandonnée aux créatures, ait tourné en folie. Mais cette folie dégradante des Anges et des hommes, par la folie sublime de l’amour de Dieu, manifestée, incarnée dans le Crucifié, se trouve reprise en cette Sagesse éternelle où tout se consomme comme tout avait son origine.
L’amour de Dieu, dans l’éternité, descend du Père dans le Fils et remonte dans l’Esprit, avec le Fils, vers le Père. Ce même amour, dans le temps, descendu avec le Fils, revient à lui dans l’apparition eschatologique de son Épouse. Reprise ainsi avec le Fils par l’Esprit, la création entière, le cosmos dans son intégralité, est pris dans cette Eucharistie éternelle de l’Esprit, qui répond à l’Évangile éternel de la Parole. Dans l’Esprit, la Sagesse, épousant le Fils, devenue elle-même parfaitement filiale, resplendit à travers tout le cosmos de cette même gloire qui appartient à Dieu, et à Dieu seul, de toute éternité. [26]

P. Jean-Paul Maisonneuve, né en 1951. Jésuite. Travaille en lien avec les communautés russes et gréco-catholiques. Traducteur de Silouane de l’Athos.

[1] Le Père invisible, Paris, éditions du Cerf, 1976.

[2] p.55. F. Tönnies, 1887 (trad. Communauté et Société, 1946).

[3] p.13.

[4] p.12.

[5] Ibid.

[6] p.15.

[7] Cf la célèbre distinction qui présente le sacré comme mysterium tremendum et mysterium fascinans, objet et d’effroi et de désir irrésistible. (Rudolf Otto, Le Sacré, trad. française Paris, 1949).

[8] p.16.

[9] p.71.

[10] p.54-55.

[11] p. 57. Leopold Szondi : Schicksalanalyse, Bâle, 1944.

[12] p. 58.

[13] p. 29-30.

[14] Même éditeur, Paris, 1982.

[15] Cosmos, p. 40, voir note 4 sur Mircea Eliade.

[16] p.31.

[17] p. 32-33.

[18] p.33.

[19] p. 33-34.

[20] p. 42.

[21] p. 43.

[22] Ibid.

[23] p. 44-45.

[24] p. 100.

[25] p. 96.

[26] p. 373.

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