Signification du mythe chez Louis Bouyer
La démarche de Louis Bouyer dans Le Père invisible [1] est de reparcourir à grand souffle les principales avenues où, depuis la pratique rituelle jusqu’aux élaborations métaphysiques et aux systèmes scientifiques, sous les formes les plus variées et souvent les plus contradictoires en apparence, se poursuit une même quête et s’exerce, fondamentale, une même activité vitale.
La donnée première
Car le religieux ne vient pas comme le surcroît, le complément ou l’ornement de l’agir humain, ou encore la justification a posteriori de cet agir. Il se trouve au contraire à la racine de l’existence humaine et ne peut être séparé d’aucune réalité, qu’elle soit individuelle ou sociale. Le religieux est le sol même de toute vie humaine, source de toute émergence de l’humain : communauté, culture, technique, science, pensée, non à titre de décor ni par suite d’un premier état d’ irrationalité de la conscience « primitive » mais comme l’origine même de tout ce que l’homme peut faire et concevoir. Sa nature demeure irréductible à toute tentative de rationalisation, de définition, de maîtrise. Il détermine tout comportement humain comme humain et demeure le fondement de ce que l’on appelle généralement de nos jours, « culture », c’est-à-dire tout ce qu’il y a de spécifiquement humain. En somme, cette notion de « culture », Louis Bouyer semble lui préférer celle de « rite » associée à celle de « mythe » comme étant toutes deux plus plus capables de rendre compte de l’essence du phénomène envisagé.
Force est de constater qu’après les premières réductions illusoires effectuées par une discipline qui faisait ses premiers pas, c’est aux investigations sociologiques que l’on doit la confirmation de cette donnée première, dont l’explication exhaustive manque mais dont l’universalité est incontestable : bien loin que la société soit antérieure, historiquement ou logiquement, à la religion, elle en dépend constitutivement : c’est parce qu’il est religieux que l’homme est social, ou plutôt communautaire - Gemeinschaft, qui signifie communauté naturelle plutôt ici que Gesellschaft qui signifie une association convenue, selon une distinction due à Tönnies [2].
Le rite
Au commencement, il y a le rite. Loin d’être une élaboration artificielle à part de l’ensemble de la vie, l’activité rituelle, au sens le plus noble et le plus précieux de ce qui est primitif, c’est à dire « ce à quoi tout le reste s’accroche, ce à partir de quoi tout le reste, même si l’on ne peut dire exactement qu’il en procède, s’organise et reçoit donc son intelligibilité possible » [3], « est simplement l’activité naturelle gardant intactes toutes ses virtualités primitives » [4] et qui par là-même est une activité « surnaturelle » parce que « plus intensément, plus absolument naturelle qu’aucune autre » [5]. Et le rite, c’est, par excellence, le sacrifice, qui apparaît non pas tant ni d’abord comme une mutilation et une privation que comme une offrande sacralisatrice où l’oblation est également ouverture à un don bienfaisant, en vertu de l’appartenance à un ordre universel où l’homme se situe et dont il éprouve la transcendance en même temps qu’il a conscience d’en être partie prenante. Le signe de cet échange est le repas sacré.
L’élément religieux dans lequel baigne l’humain à sa moindre émergence touche évidemment à la divinité, sans qu’il soit possible d’envisager d’autre sacralité que la communion avec cet Autre du monde dont toute la vie du monde se trouve en dépendance. Mais Dieu n’est pas d’abord un concept et ne vient pas au terme d’une rationalisation relativement tardive d’une activité confusément « prélogique », irrationnelle en elle-même, comme une décantation et une moralisation de la conscience humaine se libérant du tremendum [7], de l’effroi sacré, en même temps que prenant ses distances avec la nature.
Le mythe, explication du rite
Le mythe surgit à une première bifurcation de la tradition rituelle, au moment précis où celle-ci peut dégénérer en magie et le fait effectivement, comme une réaction de sauvegarde de la vérité du rite et de sa véritable nature. L’activité magique en effet, loin d’être l’expression d’une religion plus ancienne, plus primitive, réprimée par une autre plus récente, est la déviation du rite par celui qui l’effectue : l’homme dégradant l’essence religieuse du rite. Dans un retournement de perspective, celui-ci perd de vue l’orientation de son activité et se met à la réfléchir, non pour mieux la réaliser mais, fixant son attention sur lui-même, pour essayer de maîtriser les forces supérieures ou d’en jouer, ne voyant plus dans le rituel qu’une technique capable de les déclencher ou de les apprivoiser. Il s’agit là, dans cette inversion, d’une véritable perversion du rite - et le moindre exemple de cette activité magique ne sera pas une certaine forme d’activité scientifique à orientation technologique - contre laquelle se dresse le mythe dont l’élaboration va tendre, elle, à donner le véritable sens du rite dont il naît même lorsqu’il exercera sur lui une influence en retour comme dans les mystères d’Éleusis, car il en demeure inséparable et en partage d’une certaine manière la fonction, tant qu’il ne dégénère pas en tout ce avec quoi on l’a longtemps confondu, en ces mythologies qui n’en présentent que des figures dégradées telles qu’elles ont pu nous parvenir par exemple dans la littérature grecque. Bien antérieur et bien plus foncier est mis en évidence « l’enracinement du mythe, à travers l’expérience rituelle, dans notre expérience de nous-mêmes, de la société que nous formons, du monde où elle et nous ont à vivre. » [9].
Le totémisme fournit un cas particulièrement intéressant.
Totalité
Ce qui caractérise le rite comme le mythe, c’est l’homogénéité qui ressort des analogies constantes que l’on peut tisser d’une tradition, d’un peuple, à l’autre. L’expérience du sacré est partout la même, elle tient à une commune approche du religieux en tant que tel, dans son acception d’emblée la plus sérieuse et la plus authentique où l’humain ne se vit pas autrement que dans la perception d’un enveloppement maternel de l’univers, la société comme la nature participant d’une communauté sacrée avec cet Autre du monde qui le soutient et le rafraîchit constamment dans une vie périodiquement redonnée, non seulement par une nécessité matérielle, non dans un but intéressé (celui même de l’activité magique), mais pour participer à l’harmonie indicible où toute chose trouve un sens par son assomption dans une réalité supérieure qui lui donne sa raison d’être avec son être. La fête, comprise comme célébration et festin dans toute l’amplitude imaginable du terme et non comme une diversion oiseuse de l’ordinaire ni comme un déchaînement infra-humain livrant au trouble vertige d’obscures tendances de dissolution et à la fascination de la mort - déchaînement dans lequel, par une ambiguïté incontestable des tendances de la psychè humaine, elle peut de fait souvent dégénérer - occupe ici la fonction fondamentale de replonger l’existence de l’homme, comme de la société et de la nature, dans la fraîcheur des origines pour en irriguer l’ensemble de l’existence. On voit tout ce que le mythe aura à fournir à l’appui de cette signification, comment il sera, à travers le langage, la poésie, la musique, le théâtre et la danse encore indistincts les uns des autres, cette signification même à travers une expression (symbolique) encore inentamée par la critique logique.
Passage à l’abstraction
Le logos en effet va prendre le relai du mythos pour dégager une notion épurée, mais aussi appauvrie par l’abstraction, du divin, ce qui acheminera aux démonstrations de l’existence de Dieu, mais pour revenir, dans le cas d’un Platon, à une forme décantée de mythe, qui n’est sans doute qu’une heureuse échappée de l’intelligence au delà de tout ce qui se peut définir. Mais ici, et c’est ce que l’allusion au mythe platonicien suggère, le mythe n’est-il pas assimilable à l’imaginaire, non au sens d’irréalité, de fantaisie ou de recomposition, mais à celui de représentation (« sensible ») de ce vers quoi tend la quête intellectuelle qui ne cesse pas d’être religieuse à la base, une représentation symbolique, c’est à dire dont les éléments participent en quelque manière à l’essence sacrée qu’ils cherchent à exprimer ? En précisant qu’une telle représentation est, comme le langage lui-même, immergée dans l’ensemble, cosmique et social, physique et psychique, hors duquel l’homme ne peut pas plus qu’à la vie s’éveiller à la conscience, nous ne pensons pas être très éloigné de ce dont il est question dans des considérations qui tissent une toile aux vastes dimensions et aux fils subtilement tramés.
La nécessaire remise en cause du mythe
Le mythe est affecté d’une ambiguïté. Comme effet de ce que l’on appelle avec plus ou moins de bonheur la conscience collective, il peut en venir à faire d’une société, par opposition aux « sociétés ouvertes », ce que Bergson appelle dans les Deux Sources une « société close », refermée sur elle-même. Ou bien, en effet, dans la ligne des analyses de Szondi [11], les possibilités de la liberté permettant de dépasser les déterminisme du destin héréditaire, une société demeure ouverte à l’infini et créatrice de personnalités, ou bien elle s’abandonne à la pesanteur qui finit par soumettre ses membres à un écrasement dans la collectivité qui n’est plus qu’une foule avec le dégagement d’une personnalité perverse qui n’est pas l’addition de ses éléments et qui se distingue de tous. « C’est quand on s’avise de cet autre aspect de la relation individu-société qu’il devient évident qu’on ne peut reconnaître le caractère maternel de la société naturelle, où l’on naît, d’où l’on naît, sans que soit impliquée dans cette reconnaissance celle d’une paternité mystérieuse, qu’aucune limite actuelle d’une société donnée, ni même de l’humanité entière dont nous procédons, ne saurait enclore. » [12] L’idolâtrie, loin d’être la religion dans son état primitif, en est la perversion, avec toutes les figures aberrantes et monstrueuses de "divinités" qui en procèdent.
C’est ici que s’inscrit universellement le courant prophétique qui, de l’Inde à Israël, et jusque dans la protestation de Mahomet devant le trithéisme (à l’opposé du modalisme où ne s’enlise pas moins le dogme trinitaire), défend les droits de cette paternité unique et veut arracher la religion à cette mortelle involution. En Israël ce ne sera pas sans reprendre comme ailleurs les éléments du mythe mais en leur faisant subir un éclatement puis une refonte totale où il ne restera rien des ambiguïtés dont il était pétri. Le mythe, au contraire, n’évite de faire de sa propre cosmogonie une théogonie (le monde est le résultat d’une chute du divin) qu’en tombant dans un émanatisme dont les philosophies auront toutes les peines du monde à se dégager (le monde est un reflet, une lueur, un dégradé sinon une dégradation du divin).
Sa permanence
De tout ce que nous venons de voir il résulte pour l’anthropologie fondamentale que le mythe n’est pas tant une première mise en lumière par l’humanité d’elle-même et de toute existence, que la source même de tout l’effort d’élucidation du monde par la conscience humaine et la matière même de cette élucidation. Ceci se vérifie, d’une part, dans les investigations de la psychologie des profondeurs qui, à travers d’innombrables confusions, imprécisions et des simplifications abusives, n’en révèle pas moins le fond mythique de toute l’existence du point de vue subjectif et, d’autre part, du point de vue « objectif », dans la démarche scientifique elle-même, de part en part mythique en ce qu’elle ne peut échapper aux représentations qui, en ultime analyse, reviennent toujours à situer selon un certain degré de qualité l’image que l’on se fait de Dieu, fût-ce en le rejetant mais pour en fait se placer soi-même par hypothèse à la place qui lui revient en le réduisant à la conception étroite que l’on se fait de la vie. Ceci est fort évident dans les philosophies matérialistes qui consistent à reverser dans une mythique « matière » dont il est impossible de se faire une idée claire tous les attributs du divin, au point qu’il ne reste en fait plus rien de ce qu’on pourrait définir de ce principe matériel. Bien entendu, le mythe est ici singulièrement dégradé, mais sa présence reste caractéristique. Ainsi encore, il n’est pas étonnant que la théorie biologique de la sélection naturelle a surgi dans l’ère industrielle où se pratique effectivement à tous les niveaux d’une société intrinsèquement brisée l’élimination des plus fragiles par les plus forts.
Que pouvons-nous faire du mythe ? La psychologie, la sociologie et la cosmologie modernes offrent
Ces réflexions seront reprises à l’envi dans Cosmos [14] où le mythe se présente comme
Mythe et connaissance
Les deux types de connaissance « positive » : scientifique (ou dite telle), théologique (révélée) auxquelles les uns ou les autres reconnaissent quelque sérieux supposent donc en réalité la connaissance mythique comprise comme cette élaboration de l’expérience.
Tout d’abord, relevons que notre connaissance du monde a un aspect d’historicité. Il vaut la peine de citer longuement des passages qui se signalent par leur profondeur anthropologique :
Ici se pose la question de la tradition.
Or cette connaissance-là
Le symbole
Le P. Bouyer s’attache à décrire le processus de la connaissance comme « ce travail de l’esprit qui l’amène à l’intuition plénière du monde comme tel » [20], au moyen du choix de tel détail, « de l’angle sous lequel, de l’orientation selon laquelle il décide d’aborder l’univers. » [21] On obtient « non pas une mais des connaissances indéfiniment diversifiées de la réalité » [22] qui
Mythe et sagesse
A partir de là, on peut comprendre le passage aux sagesses.
Deux cosmogonies incompatibles
Il n’en reste pas moins qu’une mise au point est nécessaire qui montre à quel point le mythe présente une cosmogonie incompatible avec la révélation. « Toute la Parole divine jaillit de l’affirmation première que Dieu est unique et qu’il est au-dessus de toute réalité naturelle. » [25] Cette Parole met en lumière les confusions qu’entretient le mythe entre Dieu et la nature et même entre le bien et le mal, en montrant que l’homme est la véritable créature du véritable Dieu, dont l’œuvre ne peut être que bonne et ne devient mauvaise qu’accidentellement à cause de l’orgueil.
Les Noces de la Sagesse
Quelle meilleure conclusion apporter à ces notations trop succinctes que dans les magnifiques perspectives sur la révélation ultime de la Sagesse substantielle (la Création, l’Église, Marie), où le langage mythique trouve une assomption inespérée par laquelle ce qui se cherchait en balbutiements et tâtonnements débouche dans la vérité totale en pleine lumière ?
P. Jean-Paul Maisonneuve, né en 1951. Jésuite. Travaille en lien avec les communautés russes et gréco-catholiques. Traducteur de Silouane de l’Athos.
[1] Le Père invisible, Paris, éditions du Cerf, 1976.
[2] p.55. F. Tönnies, 1887 (trad. Communauté et Société, 1946).
[3] p.13.
[4] p.12.
[5] Ibid.
[6] p.15.
[7] Cf la célèbre distinction qui présente le sacré comme mysterium tremendum et mysterium fascinans, objet et d’effroi et de désir irrésistible. (Rudolf Otto, Le Sacré, trad. française Paris, 1949).
[8] p.16.
[9] p.71.
[10] p.54-55.
[11] p. 57. Leopold Szondi : Schicksalanalyse, Bâle, 1944.
[12] p. 58.
[13] p. 29-30.
[14] Même éditeur, Paris, 1982.
[15] Cosmos, p. 40, voir note 4 sur Mircea Eliade.
[16] p.31.
[17] p. 32-33.
[18] p.33.
[19] p. 33-34.
[20] p. 42.
[21] p. 43.
[22] Ibid.
[23] p. 44-45.
[24] p. 100.
[25] p. 96.
[26] p. 373.