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« Simul justus et peccator »

Les enjeux d’une formule conflictuelle
Christophe Bourgeois

Le projet de Déclaration Conjointe entre Luthériens et Catholiques a rencontré un obstacle de taille dans cette formule célèbre. L’Église catholique a en effet d’abord considéré comme inacceptable la formulation luthérienne du paragraphe 29 : “ le chrétien est à la fois ‘juste et pécheur’ : il est entièrement juste, car Dieu lui pardonne son péché par la parole et le sacrement […] Face à lui-même cependant, il reconnaît par lui-même qu’il demeure aussi totalement pécheur, que le péché habite encore en lui ”. Cette formulation a paru aux théologiens catholiques une expression équivoque et contraire au canon V du décret tridentin sur le péché originel, qui souligne la nécessité de distinguer péché et concupiscence dans l’homme baptisé. Le baptême remet le péché mais ne supprime pas le désordre profond qui habite l’homme et le blesse – et ceci indépendamment des péchés explicites qu’il peut continuer de commettre ; la théologie luthérienne tend à nommer cet état “ péché ”, tandis que les catholiques s’y refusent :

Une tendance venant du péché et poussant au péché (concupiscence) subsiste en la personne humaine. Étant donné que selon la conviction catholique un élément personnel est requis pour qu’il y ait péché humain, ils considèrent que l’absence de cet élément ne permet plus d’appeler péché au sens propre la tendance opposée à Dieu [1].

Ce problème de vocabulaire engage un questionnement majeur de la vie chrétienne : pourquoi l’homme renouvelé par la grâce baptismale continue-t-il d’éprouver une division intérieure ? D’où peut venir cette impression d’inachèvement en nous de la sanctification ? Car Dieu agit avec puissance et miséricorde, il justifie gratuitement : pourquoi demeure-t-il une résistance à sa Loi ? La vie chrétienne implique pour chacun ce combat spirituel, où l’homme reconnaît sa misère et sa faiblesse et lutte par sa foi contre tout ce qui détruit sa relation à Dieu.

“ Le péché qui habite en moi ”

À vrai dire, le problème surgit dès l’origine. Saint Paul semble déjà exprimer cette contradiction profonde dans un passage dramatique de l’Épître aux Romains (ch.7) :

15Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais […] 17en réalité ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. […] 22Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur ; 23mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. 24Malheureux homme que je suis !

C’est ce texte que commente le concile de Trente en estimant que l’apôtre n’entend pas “ péché ” au sens propre, c’est lui que Luther médite pour élaborer sa doctrine de la justification et affirmer que le péché continue d’exister chez le Chrétien. Il pose cependant un problème d’exégèse : en disant “ Je ”, l’apôtre parle-t-il de lui-même et de sa lutte intérieure de baptisé ou parle-t-il de l’homme sous le règne de la Loi, avant le baptême ? Saint Augustin lui-même hésitait, avant de répéter jusqu’à la fin de sa vie que l’apôtre parlait de l’homme sous le règne de la grâce :

Moi aussi, autrefois, il m’avait semblé que l’homme décrit par l’Apôtre en ce passage était l’homme sous la loi. Mais plus tard ces paroles : Or maintenant (nunc autem), ce n’est plus moi qui le fais (Rm 7,17), se sont imposées à moi avec force. C’est bien à cela que se rapporte ce qui est encore dit dans la suite : Il n’y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus  ; et aussi ce fait que je ne vois pas comment un homme sous la loi pourrait dire : Je mets mes délices (condelector) dans la loi de Dieu selon l’homme intérieur ; car cette délectation dans le bien, qui va jusqu’à refuser son consentement au mal, non par crainte du châtiment, mais par amour de la justice – c’est en effet cela “ mettre ses délices ” - ne peut être attribuée qu’à la grâce [2].

Il ne nous appartient pas de trancher un débat extrêmement complexe. La Bible de Jérusalem, par exemple, estime que cette interprétation ne correspond pas à la structure du texte, la description de l’homme sous la grâce n’intervenant qu’à partir du chapitre VIII ; on retrouverait donc dans ce passage l’idée paulinienne de l’impuissance de la Loi mosaïque, qui donne la conscience de la transgression sans le moyen de lutter contre elle. Saint Augustin, de son côté, est sensible à l’opposition entre la force de la raison fortifiée par Dieu et la faiblesse de la chair ; il voit dans le texte l’expression de la lutte entre une loi libératrice – celle de la foi - et une loi où triomphe l’asservissement au péché : “ C’est donc bien moi qui par la raison sers une loi de Dieu et par la chair une loi de péché ” (Rm 7,25). Pour lui, le mot “ loi ” vient donc exprimer la captivité de la concupiscence. L’homme, du point de vue de sa faiblesse charnelle, “ obéit ” à la concupiscence tandis que la volonté lutte contre elle.

Cette division intérieure du chrétien apparaît d’ailleurs à d’autres reprises chez saint Paul, notamment au chapitre V de l’Épître aux Galates, consacré sans conteste à l’existence du chrétien justifié : “ laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez ” (Ga 5,16-17). Quelle que soit finalement la bonne interprétation de Romains 7, il faut remarquer que c’est bien l’exégèse augustinienne qui explique le débat du XVIème siècle, la position de Luther comme l’attachement catholique au concept de “ concupiscence ”.

La démarche de Luther

Luther élabore en effet sa réflexion en commentant cet épître en lien étroit avec les écrits anti-pélagiens de l’évêque d’Hippone. Pour lui, l’examen attentif de saint Paul substitue aux définitions abstraites de son temps une figure réaliste de l’être pécheur, quelque chose dont on puisse faire l’expérience. Cette description existentielle opposée à une définition ontologique est d’ailleurs le propre de “ l’école augustinienne ” :

Qu’est-ce donc que le péché originel ? Premièrement, à en croire les théologiens scolastiques, c’est la privation ou le manque de justice originelle. […] Mais deuxièmement, selon l’Apôtre et selon la simplicité du sens en Jésus-Christ, ce n’est pas seulement la privation de la qualité dans la volonté, bien mieux ce n’est pas seulement la privation de lumière dans l’intellect, de force dans la mémoire, mais absolument la privation de toute la rectitude et de toute la puissance qui pourrait émaner de toutes les forces tant du corps que de l’âme et de l’homme tout entier, intérieur et extérieur. En plus de cela, c’est aussi l’inclination même vers le mal, le dégoût pour le bien, la répugnance pour l’amour et la sagesse […] [3].

Cette insistance mise sur “ l’élément matériel ” du péché amène Luther à comprendre la phrase de saint Paul (“ c’est le péché qui habite en moi ”) comme relative au péché originel : “ il s’agit par conséquent du vice originel ” [4] écrit-il. Il faut se garder pourtant de réduire une position plus complexe qu’il n’y paraît. Car Luther n’a jamais voulu minimiser la puissance salvatrice du baptême, il souhaitait simplement garder l’homme de toute présomption. Mélanchthon le rappelle dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg  :

Il a toujours écrit que le baptême supprime la culpabilité (reatum) résultant du péché originel, même si la matière du péché, comme ils disent, c’est-à-dire la concupiscence, demeure. Au sujet de la matière du péché, il ajoute même que le Saint-Esprit, donné par le baptême, commence à mortifier la concupiscence et crée dans l’homme des mouvements nouveaux. Augustin, lui aussi, parlant de la même manière, déclare : “ Le péché est remis dans le baptême, non de telle sorte qu’il n’existe plus, mais de sorte qu’il n’est plus imputé ”.(De nuptiis et concupiscentia I, 25). […] Et Augustin dit (dans son traité Contra Julianum II,3) : “ cette loi qui est dans nos membres est abolie par la régénération spirituelle, mais elle subsiste dans notre chair mortelle. Elle est abolie, car la culpabilité est supprimée par le sacrement par lequel les fidèles sont régénérés ; mais elle subsiste, car elle produit les désirs contre lesquels les fidèles ont à lutter ”. […] Ils [les adversaires de Luther] soutiennent que la concupiscence est une peine, et non un péché. Luther, au contraire, maintient que c’est un péché [5].

La dernière formule de Mélanchthon est problématique. Il semble en effet reprendre la division théologique traditionnelle entre “ faute ” (culpa ou faute commise) et “ peine ” (pœna ou mal subi) et déclarer que la concupiscence est du côté de la faute commise. Or, Luther se refuse à dire que l’on puisse imputer une quelconque culpabilité dans la concupiscence du baptisé, fidèle ainsi à saint Augustin [6]. Bien que de nombreux textes puissent être ambigus [7], son commentaire de l’Épître aux Romains insiste continuellement sur ce point : il y a une division chez l’homme régénéré par la grâce entre une “ loi de chair ” et sa volonté. Le baptisé n’acquiesce pas nécessairement à cette “ loi du péché ”. C’est dans ce sens qu’il interprète “ je ne le comprends pas ” (Rm 7,15) puisqu’il paraphrase par “ je ne l’approuve pas ” [8]. Il ajoute un peu plus loin : “ il ne veut pas éprouver de la concupiscence (et il pense que c’est un bien de ne pas l’éprouver), et cependant il l’éprouve et n’accomplit pas ce vouloir qui est le sien ” [9]. Le mal que décrit Luther apparaît donc comme un mal subi, une résistance à la volonté juste et non comme une faute [10]. C’est même la raison essentielle pour laquelle une autre exégèse de ce texte est impensable pour Luther : cette division entre volonté et loi de la chair est pour lui inimaginable chez l’homme charnel, dont la volonté est anéantie, tout entière captive et dominée par le péché. Cet écartèlement de l’être est un signe de l’action de la grâce en nous. Le problème ne porte donc pas sur la culpabilité du baptisé mais sur la manière dont nous pouvons appréhender cette division intérieure. Pourquoi refuse-t-il d’appliquer la distinction définie par saint Augustin entre péché et concupiscence ?

Deux manières de décrire le péché

Le débat entre luthériens et catholiques ne cesse en fait de reprendre la division traditionnelle entre élément formel (éloignement par rapport au bien immuable et privation de la justice originelle) et élément matériel du péché (l’attachement au bien périssable et les comportements concrets qu’il entraîne). Une fois cette distinction établie, on voit qu’à l’origine les différences entre catholiques et luthériens sont bien des différences de vocabulaire. En ce sens, l’annexe de la Déclaration conjointe est très éclairante [11]. Plus encore, un texte de 1540, à un moment où l’on essayait encore de mettre d’accord les deux parties, le montre très clairement. Il s’agit du document d’accord de Worms, issu d’un “ colloque ” entre théologiens catholiques et théologiens protestants :

Nous confessons d’un accord unanime que tous les descendants d’Adam naissent selon la loi commune avec le péché originel, et ainsi dans la colère de Dieu. Le péché originel est l’absence de la justice originelle qui devait exister, ainsi que la concupiscence.
Nous sommes aussi d’accord que dans le baptême se trouve remise la culpabilité (reatus) du péché originel, avec tous les péchés, par le mérite de la passion du Christ. Mais enseignés non seulement par les Écritures apostoliques, mais aussi par l’expérience elle-même, nous pensons que la concupiscence demeure, qui est une infirmité, une maladie des forces naturelles. Au sujet de cette maladie dans les régénérés, il y a accord entre nous que l’élément matériel du péché demeure, l’élément formel étant enlevé par le baptême.
Nous appelons aussi péché l’élément matériel parce qu’il vient du péché et qu’il incline au péché, de même que la dépravation de la nature humaine, qui en sa réalité elle-même, est quelque chose qui s’oppose à la loi de Dieu ; c’est en ce sens que Paul l’appelle aussi péché. Pour la même raison, on enseigne habituellement en raccourci dans les écoles que l’élément matériel du péché originel demeure dans les baptisés, mais que l’élément formel, c’est à dire la culpabilité, est enlevé [12].

Ce document constitue déjà, à sa manière, un “ consensus différencié ”, puisqu’il tente de concilier l’approche des scolastiques (“ dans les écoles ”) et celle des augustiniens (“ enseignés par l’expérience elle-même ”). En outre, si l’on examine ce texte, il signifie qu’une fois établies certaines précisions de vocabulaire, les théologiens catholiques réunis à Worms souscrivent à la célèbre formule de Luther, simul justus et peccator, puisqu’ils affirment que la concupiscence, décrite selon la formule la plus traditionnelle (“ il vient du péché et il incline au péché ”), peut effectivement être appelée péché !

En fait, ces différents textes démontrent qu’il existe deux manières de décrire le péché. Le débat vient donc souvent d’une différence d’accentuation. Tantôt on définit le péché par rapport à l’adhésion personnelle de la volonté, tantôt on le décrit en terme de séparation : d’un côté, on va déterminer la culpabilité ou non de l’être (définition restreinte seule retenue par le concile de Trente), de l’autre on va y inclure tous les éléments qui s’opposent à la perfection chrétienne en Jésus-Christ. En refusant de nommer péché la tentation et les tendances qui nous éloignent de Dieu, on rappelle simplement que l’homme ne leur donne pas nécessairement son approbation au point de commettre délibérément un crime envers Dieu. La formule existentielle de Luther, de son côté, dit qu’une part de nous est déjà avec Dieu par le baptême et une part de nous encore séparée de Lui, ce qui nous rend “ à la fois juste et pécheur ” [13]. Différence d’accentuation et non opposition radicale ; il faudra attendre un hyperaugustinisme plus tardif pour qu’apparaisse une rupture entre les deux démarches, comme c’est le cas lorsque Baius écrit : “ le volontaire n’appartient pas à l’essence ni à la définition du péché ; savoir si tout péché doit être volontaire n’est pas une question de définition, mais une question de cause et d’origine ” [14].

L’attachement de Luther à la formule “ simul justus et peccator ” vient donc d’un souci de souligner le lien qui unit, d’un point de vue existentiel, élément formel et élément matériel du péché. Une deuxième raison explique son comportement : bien que tout son raisonnement oppose chair et esprit, il cherche à maintenir l’unité de l’être. Il ne cesse en effet de répéter à plusieurs reprises dans son commentaire de l’épître aux Romains que c’est bien le même homme qui, d’un côté, est captif de la loi de la chair et, de l’autre, fortifié par la grâce du point de vue de sa volonté : “ l’esprit et la chair sont une seule et même personne : par conséquent on dit que l’être tout entier fait ce que fait la chair. Et cependant, puisqu’il résiste, on dit non moins correctement que ce n’est pas l’être tout entier mais une partie de lui-même qui le fait. Les deux choses sont donc vraies ”. Dès lors, les passions qui dominent l’homme, par exemple, ne sont pas étrangères à lui-même ; c’est bien lui, comme être moral responsable, qui les éprouve. En ce sens, elles témoignent de son asservissement à la loi du péché [15]. C’est d’ailleurs ce souci qui peut expliquer certaines formules ambiguës de Luther, comme celle-ci : “ l’homme charnel ne peut pas dire ‘en moi, c’est-à-dire dans ma chair’, comme si lui-même par sa volonté était autre chose que sa chair, alors qu’il ne fait qu’un avec elle par son assentiment à la concupiscence ” [16].

Réflexions sur la concupiscence

Puisque Luther parvient à distinguer en quelque sorte “ deux ” péchés, il vaut peut-être mieux se rallier à la distinction posée par la théologie catholique entre péché et concupiscence. Encore faut-il comprendre la pertinence et la signification exactes de ce concept. La concupiscence ne recouvre pas les “ peines ” du péché : les textes augustiniens, ceux-là même sur lesquels s’appuient Luther et le concile de Trente, révèlent un raisonnement beaucoup plus complexe.

La concupiscence ne se limite pas à la faiblesse de l’humanité blessée par le péché d’Adam, celle notamment qui nous rend mortels. Cette faiblesse de la chair, le Christ l’a totalement assumée pour lui redonner sa vraie place, celle d’un abandon filial, d’une confiance de l’homme créé dans la dépendance du Créateur. En revanche, le Christ ne connaît pas cette division de la volonté, cette lutte de l’esprit contre la chair décrite par saint Augustin [17]. En effet, la concupiscence est pour lui le signe de l’emprise que peut avoir le péché sur nous : “ elle n’est plus un péché mais on l’appelle ainsi, soit parce qu’elle vient du péché, soit parce que c’est la délectation du péché qui la met en branle, bien que la délectation victorieuse de la justice préserve d’y consentir ” [18].

Ainsi, la relation à Dieu se heurte à un dérèglement du désir, qui dégoûte du Bien et pousse au refus. On voit comment un terme à l’origine synonyme de cupiditas (désir) en vient à désigner des actes mauvais et condamnables : “ la concupiscence de la chair a une certaine activité, même quand on ne lui livre pas soit l’assentiment du cœur pour qu’elle règne, soit les membres comme instruments pour accomplir ce qu’elle commande ; et quelle activité, sinon les désirs mauvais et honteux eux-mêmes ? ” [19]. Saint Augustin répète cependant la distinction entre actus et reatus  : ces actes moralement condamnables ne sont pas nécessairement coupables. La concupiscence, coupable avant le baptême, lavée de sa culpabilité par le baptême continue de s’opposer à la perfection chrétienne, qui ne saurait être atteinte ici bas, puisque le mal survit partiellement. C’est pourquoi le baptisé doit sans cesse méditer, pour saint Augustin, le précepte cité par saint Paul, “ tu ne convoiteras pas ” (dans son langage, “ tu n’auras pas de concupiscence ”) : il définit en effet le terme vers lequel tend le combat dans l’espérance de la béatitude [20]. Le péché affaiblit l’homme, il le prive progressivement de lucidité et de volonté, il le rend incapable de combattre.

Au fil de ces descriptions, la concupiscence est à la fois une conséquence (un “ effet ”, une “ peine ”) du péché originel et l’une de ses composantes. La confession régulière des péchés rappelle d’ailleurs cette réalité profonde : le péché n’est pas simplement une tache, un débit qu’il faut effacer, il s’inscrit dans l’histoire d’une relation à Dieu qu’il vient rompre, il a des racines dans nos comportements et nos passions, des conséquences dans toute notre vie. Recevoir le pardon, c’est également accepter de se laisser progressivement transformer par Dieu, dans une contrition qui se fonde sur le désir de combattre. Considérer la concupiscence comme foyer du péché, n’empêche pas de maintenir la puissance salvatrice de Dieu ; la grâce baptismale transforme radicalement l’individu en lui donnant le moyen de réaliser dans le temps les promesses de son baptême. Dieu a voulu une relation dynamique : il donne à l’homme la capacité de devenir ce qu’il est. Par le combat contre les dérèglements de son désir, il l’invite à coopérer à sa grâce, c’est à dire à retrouver sa dignité de partenaire de l’Alliance.

Comme on le voit, l’idée de concupiscence est un concept extrêmement riche de notre tradition théologique, si on le prend pour ce qu’il est et si on le considère dans toute la variété des sens qu’a voulu lui donner saint Augustin. Il ne s’agit pas d’une notion proprement métaphysique ; de fait, “ elle ne demeure pas à la manière d’une substance, comme un corps ou un esprit, mais c’est une sorte de disposition mauvaise qui nous affecte comme une langueur ” [21]. L’anthropologie augustinienne y trouve un outil descriptif, une sorte de phénoménologie des contradictions de l’homme.

“ Simul justus et peccator ” : la formule luthérienne est acceptable, une fois bien comprise. Il reste en l’homme une certaine “ aversion ”, une certaine tendance à refuser Dieu : cette maladie de la volonté est bien l’une des composantes du péché, elle fait partie du mécanisme de péché. Dès lors, la formule de Luther n’est que la mise en forme rhétorique d’un questionnement traditionnel, qui touche à notre avis à la difficulté de définir le péché. Nous avons peut-être souvent tendance à catégoriser le péché comme on catégorise les délits, à le traiter uniquement de manière juridique, comme un objet que l’on peut clairement circonscrire et contre lequel on peut lutter facilement, avec un peu de bonne volonté. Or, il engage plus profondément notre être.

Ce qui est en jeu, c’est bien une conversion de nos désirs. L’intérêt de l’analyse augustinienne – et par là-même de la notion de concupiscence – c’est peut-être de nous décrire d’une manière unique la complexité et les contradictions de notre désir profond. Sans être exactement l’amour, le désir en est une composante essentielle. De même, sans être pure haine de Dieu, la concupiscence décrite par saint Augustin participe de l’aversion qui caractérise l’être pécheur. Autrement dit, une fois justifiés gratuitement par le Christ, nous sommes entraînés par l’Esprit-Saint à croître davantage dans l’amour. La vie nouvelle que le Christ nous a donnée sur la Croix est donc à la fois une possession et un devoir.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] Déclaration commune, § 29. Ces demandes d’éclaircissements ont amené les rédacteurs du texte à rédiger une annexe qui montre que l’opposition naît d’une différence de vocabulaire. Luthériens et catholiques prennent le concept de “ concupiscence ” en un sens différent. Même si cet élément de réponse est décisif pour le débat sur la justification, il nous semble nécessaire de suivre l’invitation lancée par les deux partenaires à approfondir la question.

[2] Contra duas epistolas pelagianorum, I, X, 22, trad. Bibliothèque Augustinienne n° 23. Saint Augustin reprendra à plusieurs reprises cette explication, notamment à la fin de sa vie dans les Retractationes.

[3] Luther, Commentaire de l’épître aux Romains in Œuvres, éd. Labor et Fides, t.XII, p.65-66. C’est à partir de ce texte que nous tenterons tout au long de cet article de dégager la position de Luther. Même si cette approche - qui tient peu compte d’autres écrits où la formulation a pu parfois évolué - peut paraître limitée, elle s’appuie sur la primauté que possède l’exégèse de Romains dans l’élaboration de la vision théologique de Luther.

[4] Ibid., p. 110.

[5] Apologie…, II, “ Du péché originel ”, in La foi des églises luthériennes, éd. Cerf / Labor et Fides, §89, p.105.

[6] Saint Augustin consacre par exemple tout un paragraphe du De nuptiis et concupiscentia à la distinction entre acte (actus) et culpabilité (reatus, terme également employé par Luther), d’où il conclut que si la concupiscence demeure en tant qu’acte, elle ne demeure pas nécessairement en tant que culpabilité : “ Sic itaque fieri […] potest, ut etiam illud maneat actu, praetereat reatu ”. I, XXVI, 29, trad. Bibliothèque Augustinienne n° 23, p.121.

[7] Cette ambiguïté est d’ailleurs l’un des traits caractéristiques de ce débat. Melanchton lui-même lance, après les explications très précises qu’il a données, une formule pour le moins audacieuse, où il joue sur l’interprétation de saint Augustin : “ Augustin définit le péché originel comme étant la concupiscence. Si cette définition est défectueuse, qu’ils en demandent compte à Augustin ”, op. cit., § 89. En effet, l’évêque d’Hippone voit dans la concupiscence, telle qu’elle se manifeste notamment dans la sexualité, le moyen et le signe de la transmission du péché originel (cf. De nuptiis et concupiscentia). De plus, avant le baptême, il considère la concupiscence comme peccamineuse. Sa définition abstraite du péché n’en arrive pas pour cela à s’identifier à la notion de concupiscence.

[8] Luther, Commentaire…, op. cit., p.98. Il cite saint Augustin.

[9] Ibid., p.102.

[10] Il précise d’ailleurs : .“ il ne faut pas penser qu’il veuille nous faire entendre cela dans un sens moral ou métaphysique, comme si rien n’était bien et tout était mal dans ce qu’il fait ”, Ibid., p.99.

[11] Celle-ci s’est d’ailleurs appuyée sur d’autres écrits moins connus de Luther pour proposer une reformulation du problème en termes de “ péché dominant ” et de “ péché dominé ”. Cette distinction permet de rappeler que, même du point de vue de Luther, le péché est une réalité complexe.

[12] Texte cité dans l’Histoire des dogmes, dir. B. Sesboué, II, p.231. Le développement s’appuie sur certaines formules traditionnelles de saint Thomas d’Aquin : “ peccatum originale […] nihil est aliud quam concupiscentia cum carientia originalis justitiae, ita tamen quod carentia originalis justitiae est quasi formale in peccato originali, concupiscentia autem quasi materiale ”, De malo, q.IV,a.2. Puisque la concupiscence est l’une des composantes du péché originel, l’équivalence entre concupiscence et péché originel définie plus haut par Melanchton (note 7) n’est pas totalement inadéquate.

[13] Ce débat se cristallise entre autres sur l’analyse des “ passions ”, qui hantera également le XVIIe siècle. Melanchton s’insurge contre l’utilisation que font certains théologiens du terme “ concupiscence ” pour affirmer le caractère indifférent des passions : “ dans les écoles, on a transporté ici des propositions […] de la philosophie : savoir, que nous ne sommes ni bons ni mauvais, ni à louer ni à blâmer à cause des passions ; de même que rien d’involontaire n’est un péché ”, Apologie de la Confession d’Augsbourg, op. cit., § 90.

[14] Prop. 46 de Baius, cité dans Histoire des dogmes, op. cit., p.247.

[15] Là encore, Luther reprend l’exégèse augustinienne : “ Et s’il dit : qui me tient captif, moi, c’est parce qu’en cette chair ne se trouve pas une nature étrangère, mais la nôtre ”, Contra duas…, op. cit., I, X, 20, p.357.

[16] Luther, Commentaire…, op. cit., p.101.

[17] “ De cette concupiscence en lutte contre l’esprit, seul a pu être exempt, en sa chair mortelle, l’homme qui est venu sans son intermédiaire parmi les hommes ”, Contra duas …, op. cit., I, XI, 24, p.363.

[18] Ibid., I, XIII, 27. La même image et la même explication sont déjà présentes dans le De nuptiis et concupiscentia, I, XXIII, 25.

[19] De nuptiis, op. cit., I, XXVII, 30. La thématique médiévale du fomes peccati tentait également de nommer la même idée. C’est ainsi que Léon X écrit en 1520 : “ même si aucun péché actuel n’est présent, le fomes peccati [le reliquat du péché originel après le baptême] éloigne l’âme de l’entrée du ciel, au moment où elle se sépare du corps ” (Bulle Exsurge Domine). Fomes signifie ici le “ reliquat du péché originel ” et même, au sens propre, l’amorce, le “ tison ” : en effet, en latin fomes désigne le petit bois qui permet de faire partir le feu, sans pour autant être à l’origine du feu. On remarquera que la thématique du “ tison ” se retrouve souvent chez Luther.

[20] “ tu ne convoiteras pas ” (Ex 20, 17), cité par Rm 7,7. Saint Augustin lit en effet “ non concupiscas ”.

[21] “ non enim substantialiter manet, sicut aliquod corpus aut spiritus, sed affectio est quaedam malae qualitatis, sicut languor ”, De nuptiis…, op. cit., I, XXV, 28, p.118.

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