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Sommes-nous semi-pélagiens ?

Jean Lédion

Il est caractéristique que le pélagianisme soit un ensemble d’idées qui ont d’abord agité les milieux que l’on qualifierait, aujourd’hui, de “ monastiques ”. Car, chez ceux qui embrassent la vie ascétique, les divers renoncements qu’ils s’imposent, comme les jeûnes, les veilles, la dureté du travail manuel, l’abandon de la volonté propre, engagent des efforts considérables de la volonté. Et tous ces efforts, ces “ mérites ”, ils les ressentent, à juste titre, comme absolument nécessaires à leur salut ou tout au moins indispensables à la persévérance dans l’état de vie qu’ils ont choisi. Le danger est alors de minimiser le rôle de la grâce, de la gratuité du salut apporté par la Croix du Christ. Et ce pas, Pélage, et surtout ses disciples, l’ont franchi.

Le pélagianisme

C’est une confiance unilatérale et excessive en la bonté de la nature de l’homme, nature qui participe à la grâce du Créateur, qui a poussé les pélagiens à affirmer que certains hommes pouvaient, par leurs seules forces, devenir véritables images de Dieu. De là allaient en découler diverses conséquences, comme l’affirmation que certains peuvent arriver à être sans péché et se trouver dans le même état qu’Adam avant son péché, tandis que d’autres pouvaient de même être, grâce à leur ascèse, libérés du péché avant de mourir. Cette doctrine en arrivait, de fait, à nier la réalité du péché originel. Il en résultait alors l’inutilité du baptême des petits enfants. C’est sans doute d’ailleurs ce dernier aspect du pélagianisme qui a ému, au début du Vème siècle, l’épiscopat d’Afrique. Pélage et son disciple Célestius furent condamnés par le XVIème concile de Carthage (1er mai 418).

Absent de ce concile, saint Augustin n’avait pas été mêlé à cette condamnation, mais il fut rapidement appelé à s’engager dans la controverse pélagienne avec tout le poids de son expérience et de sa formation théologique. A travers ses sermons, ses lettres et de nombreux livres, il aborda toutes les questions délicates qui tournent autour des rapports entre la liberté humaine et la grâce.

Les moines d’Adrumète et de Provence

Bien que condamné par le Concile de Carthage, dont les décision furent approuvées par Zosime évêque de Rome, le pélagianisme engendra d’autres remous. Ces remous furent provoqués par des difficultés de réception de la doctrine augustinienne de la grâce. Pour certains moines, comme ceux d’Adrumète (Sousse en Tunisie actuelle), ceux de Marseille et de Lérins, la grâce, au sens d’Augustin, revenait à éliminer le libre arbitre.

L’opposition la plus forte à la doctrine augustinienne fut celle des moines de saint Victor à Marseille. Le monastère avait été fondé par Jean Cassien, qui y vivait encore et qui avait déjà publié ses Institutions Cénobitiques et ses premières Conférences. Son autorité était considérable dans les milieux chrétiens du sud de la Gaule. Mais ces critiques contre les positions d’Augustin heurtèrent, à leur tour, un certain nombre d’esprits dans les milieux des laïcs marseillais, par ailleurs admirateurs d’Augustin. Ces laïcs, avec à leur tête Prosper d’Aquitaine (390-460), écriront à Augustin pour qu’il réfute la doctrine que l’on qualifiera, beaucoup plus tard, de semi-pélagienne. Augustin répondit par ses deux derniers livres complets publiés avant sa mort : le De Prédestinatione Sanctorum et le De Dono Perseverantiae.

Quelles étaient les erreurs des semi-pélagiens ?

Il serait hors de propos d’entrer dans le détail de la contestation courtoise qui se développe entre les moines de Provence et Augustin. En fait le problème central du débat est celui de l’antériorité de la grâce par rapport aux bonnes œuvres. Deux aspects essentiels doivent être soulignés selon Augustin. D’abord, le commencement dans la foi qui conduit l’homme à la conversion, au baptême, est déjà un effet de la grâce.

Ensuite, l’accomplissement des bonnes œuvres est le résultat de la grâce et non pas ce qui suscite la grâce divine. Ce sont là, entre autres, les erreurs que relève Prosper d’Aquitaine chez les moines marseillais :

Voici les théories qu’ils professent. Tout homme a péché en Adam ; et nul ne se sauve par ses œuvres, mais par une nouvelle naissance qui est un don de Dieu. Néanmoins c’est à tous les hommes sans exception qu’est offerte la propitiation contenue dans le sacrement du sang du Christ, de sorte que tous ceux qui veulent accéder à la foi et au baptême sont à même de se sauver. [1]
Certains même parmi eux s’éloignent très peu des sentiers pélagiens : forcés de confesser la grâce du Christ et sa priorité par rapport à tout mérite humain, car si elle était la contrepartie de mérites, elle ne pourrait être appelée grâce, ils veulent que cette grâce se réfère à l’acte de la création, où chaque homme, antérieurement à ses mérites, puisqu’il n’existait pas encore, a été constitué par la grâce du créateur libre et raisonnable, de sorte qu’il peut, ayant le discernement du bien et du mal, diriger sa volonté vers la connaissance de Dieu et l’obéissance à ses commandements, et atteindre à la grâce de la régénération dans le Christ, et cela par ses forces naturelles, en demandant, en cherchant, en frappant : ainsi, s’il reçoit, s’il trouve, s’il entre, c’est qu’ayant bien usé du bien de la nature, il a mérité, à l’aide de la grâce initiale (= sans doute la nature humaine), de parvenir à la grâce salvatrice du Christ. [2]
Le motif qui a porté ces personnages, à l’opposition desquels nous nous heurtons, à prêcher une pareille théorie de la grâce (...) c’est qu’ils redoutent d’attribuer à l’action divine les mérites des saints(...) car disent-ils, les exhortations dont on stimule les infidèles et les chrétiens négligents n’ont plus de raison d’être(...) on ne peut en définitive inviter quelqu’un à se corriger ou à devenir meilleur que s’il sait que son effort vers le bien sera efficace, et que sa liberté recevra l’aide de Dieu au cas où elle aura choisi d’obéir aux commandements divins. Ainsi donc, comme il y a, chez ceux qui ont atteint l’âge du libre vouloir, deux choses par quoi s’accomplit le salut humain : la grâce de Dieu et l’obéissance de l’homme, ils veulent que l’obéissance précède la grâce, et il faudrait dès lors croire que le commencement du salut dépend de celui qui est sauvé et non de Celui qui sauve, et que c’est la volonté de l’homme qui se procure l’aide de la grâce divine, et non la grâce qui s’assujettit la volonté humaine. [3]

On voit, à travers ces extraits de Prosper d’Aquitaine que, sans dépendre de Pélage et des pélagiens, la doctrine des moines provençaux s’en rapprochait dangereusement. Il ne semble pas que ce soit une exagération de Prosper d’Aquitaine. Lorsqu’on lit attentivement Cassien, même en dehors de sa 13ème Conférence, considérée comme la plus semi-pélagienne, on retrouve cette doctrine sous-jacente. Ainsi dans les Institutions :

...C’est que divers sont les dons ; et la même grâce du Saint-Esprit n’est pas accordée à tous, mais celle dont chacun s’est rendu digne et capable par son zèle et ses efforts. Ainsi, tous les saints apôtres ont joui de l’intégrité parfaite ; mais le don de science a particulièrement abondé en saint Paul, parce qu’il s’y était préparé par son ardeur intelligente et son application. [4]

La mort d’Augustin ne mit pas fin à la crise. Prosper d’Aquitaine continuera la combat et publiera dans l’Indiculus (entre 435 et 442) l’ensemble des décisions du concile de Carthage et du Siège Apostolique sur la grâce. Finalement, ce sera au siècle suivant que le IIème Concile d’Orange (3 juillet 529), sous l’impulsion de Césaire d’Arles, condamnera les thèses semi-pélagiennes. Il sera dès lors considéré, malgré son caractère local, comme l’expression de la foi de l’Eglise sur le sujet.

Et les catholiques d’aujourd’hui ?

Le récent accord du 31 octobre 1999 entre Catholiques et Luthériens, doit nous inciter à nous interroger. Les nécessités de l’éducation, de la formation morale ont toujours porté les éducateurs à insister sur le rôle de la volonté, sur la nécessité de faire des efforts, voire sur l’intérêt d’acquérir des “ mérites ” toujours utiles pour préparer la vie future. La conséquence funeste en a souvent été d’occulter le rôle initial de la grâce dans la vie du chrétien. Et l’on a bien souvent entendu, en milieu chrétien, le fameux adage : “ aide-toi, le ciel t’aidera ” qui est typiquement pélagien.

Faut-il alors désespérer de changer ce déplorable état d’esprit ? Certainement pas. Pour cela il faut toujours se rappeler que celui qu’on appelle le Docteur de la Grâce, saint Augustin, est passé par les mêmes erreurs. Ce n’est que dans les premières années de son épiscopat, plus de dix ans après sa conversion, qu’il a découvert le rôle premier de la grâce :

Dans la solution de cette question [5] j’ai fait beaucoup d’efforts en faveur du libre arbitre de la volonté humaine ; mais la grâce de Dieu a été victorieuse et je n’ai pas pu ne pas arriver à comprendre la vérité limpide de ces paroles de l’Apôtre : “ Qui donc t’a choisi ? Que possèdes-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu que te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? ”. Le bienheureux martyr Cyprien, voulant prouver la même doctrine, a placé ces textes sous ce titre définitif : “ il ne faut se glorifier en rien, puisque rien vient de nous ” [6].

A nous de suivre le même chemin.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] Lettre de Prosper d’Aquitaine à Augustin (n°1) BA. 24, p 395.

[2] Ibid. (n°4) BA24, pp 399-401.

[3] Ibid. (n°5) BA 24, pp405-407.

[4] Jean Cassien, Les Institutions Cénobitiques, Livre VI, Ch.XVIII (trad.E.Pichery).

[5] Il s’agit d’une question posée en 397 par Simplicianus, évêque de Milan, à Augustin.

[6] Augustin, Retractationes, livre II 1, 1 (BA 12 p 452 et introduction pp. 207-208).

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