Sortir du jansénisme : Thérèse de Lisieux et Sœur Faustine
Une tradition en usage dans la vie religieuse du temps de Thérèse de Lisieux au Carmel, et qu’on trouve encore dans la Congrégation des sœurs de Notre-Dame de la Miséricorde, où rentra Hélène Kowalska, future sœur Faustine, en 1925, était de s’offrir comme victime à la Justice divine. Dans les Carmels français, cette pratique était proposée dans la formation des novices en ces termes :
Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, étant donné son jeune âge, ne fut pas autorisée à faire cette offrande, plus tard elle choisira de s’offrir à l’Amour miséricordieux, mais sœur Faustine la fit, le Jeudi Saint 1934.
Il est donc intéressant de voir comment le rapport de la Justice et de la Miséricorde, inscrit au cœur du christianisme, a pu évoluer au point de ne plus mentionner que la Justice divine, et comment sainte Thérèse et sainte Faustine, par le charisme propre à chacune d’elles, ont su le rétablir. Que signifierait la Justice divine si elle n’aboutissait pas à la miséricorde, et que serait la Miséricorde sans la justice ?
La réparation et l’offrande victimale de Jésus
De la méditation de la Passion du Christ et de son sacrifice sur la Croix contemplé dans les Écritures découle, dans l’Église primitive et chez les Pères, une théologie de la Rédemption, large, complexe et relativement peu unifiée. Par ailleurs, les conciles d’Éphèse et de Constantinople, établissant que la nature humaine et la nature divine sont unies dans l’unique personne du Verbe, rendent pensable une adoration de la sainte humanité de Jésus, ce qui à terme aboutira à la dévotion au Cœur de Jésus, comme étant celui du Fils incarné. La spiritualité de la réparation et de l’offrande victimale se greffe sur ces fondements.
Il est nécessaire d’entrer dans la compréhension plus profonde du salut opéré par le Christ pour comprendre le terme de substitution qui a pu prêter à confusion.
Tout part de la prophétie du Serviteur souffrant en Isaïe 53 :
Jésus n’a commis aucun mal, mais il a subi le châtiment qui était destiné aux pécheurs, il s’est substitué à l’homme pécheur en prenant sa place. Saint Jean parle de « victime de propitiation [ou d’expiation] pour nos péchés » (1 Jn 2, 2).
Saint Paul, le premier, commentant les Écritures, témoigne de la foi de l’Église primitive, qui reconnaît l’efficacité objective de la mort du Christ pour notre salut. Cette justice de Dieu vient de sa Miséricorde, c’est lui qui en a l’initiative.
Saint Paul reprend le thème de la justification comme œuvre de la justice, au sens biblique du mot. La justice selon Dieu n’est pas seulement le jugement exercé à l’encontre du pécheur, mais la capacité de faire droit au pauvre, à l’opprimé. L’homme pécheur dans son indigence, destitué de tout droit, attire la surabondance de l’amour, la miséricorde divine : « là où la faute a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). La justice de Dieu n’est donc pas la justice distributive qui récompense les bonnes œuvres et punit les mauvaises, mais finalement celle qui rend le bien pour le mal.
Le Juste est mort pour les injustes pour les rendre justes, thème souvent commenté par la suite. Cette justice est l’accomplissement des promesses de Dieu qui s’engage pour l’homme.
Et, plus loin, saint Paul rappelle que l’œuvre de justice par excellence est celle que le Christ a accomplie par obéissance à Dieu pour racheter la faute d’Adam et celle de tout le genre humain. Par son obéissance de Fils et son offrande à son Père, il fait rentrer tous les hommes dans l’obéissance et les réconcilie avec Dieu (Rm 5, 18).
Les Pères de l’Église vont s’attarder par la suite sur la notion de rachat, telle qu’on la trouve déjà dans l’Évangile « Le Fils de l’homme est venu […] pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. » (Mc 10, 45) Elle vient (comme le mot de rédemption) de l’Ancien Testament, où Dieu apparaissait déjà comme le garant (le go’el) de son Peuple, payant ce qu’il fallait pour le libérer de l’esclavage, la pratique de l’époque étant que le plus proche parent devait verser la somme requise pour racheter un membre de la famille qui allait être vendu comme esclave pour dette. Dieu, en donnant son Fils, verse l’équivalent d’une rançon au démon pour le rachat des captifs tenus en servitude sous la domination de celui-ci depuis le péché originel. Tertullien employait le terme juridique de faire satisfaction, du latin satisfacere, « en faire assez ». Le prix à payer est celui du sacrifice du Fils sur la Croix, qualifié par saint Jean d’expiatoire (autre image qui, elle, fait allusion au culte et à la purification des péchés par un sacrifice sanglant). La question est de savoir en quel sens le démon a des droits sur nous et pourquoi Dieu est obligé de le payer en justice. Devant la difficulté, d’autres explications sont tentées, notamment le thème du combat où Jésus tend un piège au démon en lui présentant sa faiblesse humaine : celui-ci, sans se méfier, se jette sur lui et se laisse « embrocher », car la divinité est cachée sous l’apparence humaine…
Saint Anselme reprend alors le concept de satisfaction, que Tertullien utilisait déjà, mais dans un sens différent : Jésus fait satisfaction, non plus au diable, mais à Dieu, et non pas au sens de compenser un mal commis par une peine afflictive suffisante (quelle peine suffirait à rétablir la justice divine ?), mais en ce sens que la faute est endossée, et la justice accomplie, dans une offrande consentie librement par amour – c’est cela que le Père agrée, parce qu’Il y reconnaît l’œuvre de son Fils bien-aimé. L’acte d’obéissance et d’amour posé par le Christ prend la valeur d’un sacrifice parfait, capable de plaire à Dieu et de compenser le désordre introduit par le péché.
Seul l’amour réparant le défaut d’amour peut satisfaire Dieu, et non l’expiation sanglante ni aucune substitution purement pénale. L’aspect moral de la réparation est considéré comme essentiel par rapport à l’expiation. C’est ce que développe saint Anselme, rétablissant ainsi le rapport entre justice et miséricorde, jugées indissociables.
Saint Thomas d’Aquin souligna par la suite dans la Somme Théologique que les souffrances du Christ n’étaient pas nécessaires pour nous sauver mais qu’elles étaient une circonstance consécutive du choix de la volonté libre du Christ de se donner par obéissance. Le Christ a enduré une « peine satisfactoire » pour nos péchés et démontre ainsi que « la substitution pour le péché d’un autre est possible ». La valeur de cet acte tient essentiellement au fait de s’offrir pour les pécheurs, les souffrances en constituant le mérite [2].
À partir du XVe siècle et ensuite, dans le contexte de la Réforme, tant du côté catholique que protestant, alors que la question du salut était au cœur des préoccupations, on assista à un glissement vers une conception durcie de la Justice divine. Certes, Luther avait redécouvert le sens biblique de la justice, qui est l’action justifiante de Dieu, mais, quand il s’agissait du Christ, il le voyait frappé par le châtiment dû au péché, portant sur lui le mal du monde, sur lequel se déchaînait la colère de Dieu, maudit jusqu’à connaître les souffrances de l’enfer.
On commença à considérer la Justice divine en termes plus juridiques que jamais : compenser une faute par une peine à l’image de la justice humaine, on employa au sens le plus fort les mots spécifiques de rançon, de prix à payer. Dieu assouvit sa vengeance dans la punition du coupable. L’image du bouc émissaire, qui n’avait jamais été appliquée au Christ chez les Pères de l’Église, commence à être employée.
C’est dans ce contexte que se développa une spiritualité de la réparation, qui étendit aux disciples du Christ ce qui est le ressort de son offrande rédemptrice.
La réparation et l’offrande victimale chez les disciples du Christ
La substitution accomplie par Jésus est unique, puisque lui seul pouvait réaliser et accomplir le salut de tous, mais elle fait entrer chacun personnellement dans la réception de ce salut et nous associe à son offrande : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20).
Quand saint Anselme envisage la substitution, il l’entend comme « dette d’honneur » envers Dieu que Jésus a payé par son sang, prenant la place du pécheur. Dans le culte du Sacré Cœur, on voit se développer la pensée que nous avons à réparer pour les souffrances infligées au Christ par nos péchés, dette d’honneur s’il en est, puisqu’il nous a rendu notre dignité en faisant de nous des fils. Quand sainte Marguerite-Marie ressent la nécesité de « réparer » pour les sacrilèges commis envers la présence eucharistique du Christ, c’est qu’elle est blessée dans son amour pour le Seigneur par les mépris et les injures qui atteignent son Bien-Aimé, spécialement dans le sacrement de son amour pour les hommes. Que Dieu ait fait le nécessaire pour nous sauver ne nous déresponsabilise pas pour autant de la faute. Comment Dieu pourrait-il rétablir l’homme dans sa dignité sans demander sa coopération ? Ce sont les termes mêmes de l’Alliance avec lui, dans laquelle nous sommes réciproquement engagés. Il ne s’agit pas tant de sentiments mais de fidélité aux promesses.
La première manière de rendre hommage à Dieu est de prendre en compte les souffrances que Jésus a endurées pour nous, de considérer le prix qu’il a payé et qui l’a conduit à la mort.
On connaît la plainte du psalmiste (Ps 69 (68), 21) :
Saint Jean, en évoquant la soif de Jésus sur la Croix (Jn 19, 28) et ceux qui l’abreuvent de vinaigre, confirme le rapprochement avec les paroles du psaume : c’est bien de Jésus que l’on parle, qui souffre sur la croix à cause du péché des hommes. Jésus réclame des consolateurs ; Lui, notre consolation, a besoin de notre compassion ! À travers cette plainte, le Christ appelle les pécheurs à reconnaître la réalité de son sacrifice. Celui-ci sert-il à quelque chose si les hommes l’ignorent ?
Saint Jean-Paul II l’a dit magnifiquement :
La consolation du Cœur de Jésus ne peut être vue comme un sentimentalisme sans guère d’effet. Certains ont douté que l’on puisse réellement consoler le Christ avec des regrets misérables. Il faudrait admettre que Jésus en ait besoin, alors qu’il est aujourd’hui dans la gloire et ne souffre plus. Même dans sa vie terrestre, il nous a montré que la seule consolation qu’il espérait venait de son Père (« je ne suis pas seul, puisque le Père est avec moi », Jn 16, 32). Cependant le Christ les réclame à Gethsémani avec tant d’insistance ! Les théologiens se pencheront sur la volonté humaine du Christ et sa passibilité. Les mystiques, eux, ne s’y sont pas trompés, et, comme d’habitude, ouvriront la voie.
Saint Bernard initie le premier une dévotion à l’humanité du Christ contemplée dans ses mystères, par des méditations sur la vie et la Passion du Christ. Dans les sermons sur le Cantique, il médite sur la blessure du Cœur de Jésus rendant visible l’amour de Dieu, et brûle d’y pénétrer pour comprendre les profondeurs de cet amour.
L’encyclique Miserentissimus Redemptor de Pie XI (en 1928) apporte un éclairage utile sur cette question :
La compassion est donc le premier degré dans la réparation, pour que l’homme reconnaisse son péché, le regrette et fasse amende honorable.
Le deuxième degré est celui où l’homme, à l’imitation du Christ, s’offre pour les pécheurs. Cette étape, les mystiques brûlants de la charité du Christ la franchissent comme l’expression la plus haute de l’amour. Le Christ invite les hommes à coopérer à l’œuvre du salut.
À Lutgarde, cistercienne d’Aywières dans le Brabant, vers 1200, le Christ apparaît couvert de plaies en lui demandant de « s’offrir pour les pécheurs […] pour détourner la colère qui s’apprête à tirer d’eux vengeance ». L’expression de cette demande est associée à l’image de Dieu offensé qui réclame réparation. C’est la première étincelle jaillissante d’un feu qui va se propager ensuite du monastère d’Helfta jusqu’aux franciscains. Saint Bonaventure n’y est pas en reste, mais la dévotion demeure encore attachée aux milieux monastiques.
Le culte liturgique du Sacré Cœur prend son essor avec saint Jean Eudes au XVIIe siècle et par les révélations faites à sainte Marguerite-Marie Alacoque (1673), qui confirment le mouvement amorcé. Le Christ lui apparaît pour dire son « amour passionné » pour les hommes et pour se plaindre de l’indifférence des pécheurs ; elle souffre des sacrilèges commis contre l’eucharistie, le sacrement de son amour. Elle pense qu’il réclame réparation, non contre les coupables, mais dans les âmes préparées à cette offrande. Cela se fera par un jour qui lui soit consacré et la pratique de l’Heure sainte, avec une fête annuelle en l’honneur du Sacré Cœur.
Le culte du Sacré Cœur rayonnera et influencera particulièrement le XIXe siècle, avec la reconnaissance par Pie IX d’une fête officielle étendue à toute l’Église en 1856, au point qu’on qualifiera ce siècle comme celui de la Réparation.
La colère de Dieu est une image familière dans l’Ancien Testament (et le Nouveau !) : « l’ardeur de sa colère » est souvent évoquée par les prophètes, cf. Is 30, 27-33 ; So 1, 15-16 (dies iræ !). Cette colère se dirige sur tous les coupables endurcis dans leur péché, colère divine qu’il faut apaiser, il poursuit la faute sur plusieurs générations. Mais Dieu « revient sur sa colère » quand les coupables se détournent de leurs fautes, il est celui qui patiente, « lent à la colère et plein d’amour », cf. Ex 34, 7.
Parler de sa colère sans parler de son amour, c’est défigurer ce qu’il est.
Dans la perspective de la substitution, Dieu s’emploierait à faire justice en exerçant le châtiment sur les âmes qui se sont offertes à lui pour les pécheurs. D’où le désir d’être châtié à la place du pécheur. On en vient, dans certains cas, à des pratiques de pénitence outrancières. C’est toute une mystique qui met l’accent sur l’« anéantissement », dans l’esprit de l’École française, c’est-à-dire à l’imitation de celui du Verbe, dans son Incarnation et sur la croix. On la trouve chez le P. de Condren, oratorien du XVIIe siècle, auteur d’un traité sur le sacrifice qui va nourrir une présentation de la vie chrétienne vue comme constante oblation à Dieu.
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avec le renouveau du culte du Sacré Cœur, sainte Thérèse de Lisieux et sainte Faustine vont contribuer à reconsidérer la spiritualité de la réparation, en regard des attributs divins de la Justice et de la Miséricorde, délaissés ou mal compris.
Sainte Thérèse de Lisieux s’offre à l’Amour miséricordieux
Thérèse Martin rentre au Carmel de Lisieux en avril 1888, avec grande joie, bien que, nous dit-elle, Dieu lui ait « fait la grâce de n’avoir aucune illusion en entrant au Carmel [4] ».De nombreuses épreuves l’attendent en effet, mais Thérèse, sans rien bousculer, jouera un rôle déterminant dans l’évolution spirituelle du Carmel.
Depuis l’arrivée des carmélites réformées en France au début du XVIIe siècle, certains carmels, dont celui de Lisieux, ont subi l’influence de courants qui portent encore la trace du jansénisme, même si celui-ci comme doctrine est condamné dans l’Église depuis plus d’un siècle. Ils dérivent « vers des pratiques ascétiques envahissantes, parfois vers un moralisme étroit [5]. »
Le jansénisme est venu renforcer une vision pessimiste du salut. L’homme est discrédité dans sa capacité à coopérer avec Dieu et Dieu fait figure d’un éternel insatisfait, réclamant justice.
Sainte Thérèse avoue avoir grandi dans un climat d’inquiétude quant à son propre salut. Pour la retraite préparatoire du renouvellement de sa première communion, elle écrit : « ce que M. l’abbé nous a dit était très effrayant. Il nous a parlé du péché mortel [6]. » Il s’en suivra chez elle une crise de scrupules dont elle aura beaucoup de peine à se relever.
Dans les couvents, l’imitation du Christ pousse les âmes consacrées, âmes choisies, à s’offrir à la Justice divine pour obtenir la grâce du salut pour les âmes des pécheurs. On veut réparer les outrages faits à Dieu en devenant des victimes d’holocauste devant la Justice de Dieu. Thérèse a sous les yeux ses sœurs, Marie de la Croix et Mère Geneviève, qui s’étaient offertes en victime pour mourir après des années d’atroces souffrances.
La crainte de Dieu qu’elle voit chez ses sœurs paralyse Thérèse : « je suis d’une nature telle que la crainte me fait reculer ; avec l’amour non seulement j’avance mais je vole. » Malgré sa faiblesse, Thérèse ne renonce pas à s’offrir pour les pécheurs.
Le jour de sa profession, elle s’offre entièrement à Jésus en demandant le martyre du cœur ou du corps, « ou plutôt tous les deux et qu’aujourd’hui beaucoup d’âmes soient sauvées. » La souffrance lui paraît le moyen privilégié pour dire son amour à Jésus et sauver des âmes. Cependant son billet de profession, le 24 septembre 1890, témoigne de tensions intérieures dont elle n’est pas encore débarrassée.
Thérèse aborde sa retraite de profession en octobre 1891 avec bien des inquiétudes encore. Elle est marquée négativement par les prédicateurs. Au cours d’un sermon, n’a-t-elle pas entendu : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine ? » Elle connaît en outre à ce moment-là de graves épreuves intérieures qui lui font douter qu’il y ait même un ciel. Le P. Prou, franciscain, prêche sur l’abandon et la miséricorde. Il rassure Thérèse et l’oriente de façon déterminante vers une attitude de confiance.
Dans les carnets où Céline avait copié des passages de l’Écriture (au Carmel, Thérèse ne disposait pas de l’Ancien Testament), Thérèse trouve ces versets :
Thérèse comprend que se laisser porter par la tendresse de Dieu, c’est se laisser faire comme un enfant. La faiblesse de l’homme comparée à celle de l’enfant, voilà la trouvaille de Thérèse : c’est là où s’exerce l’Amour miséricordieux. Dieu se penche sur l’homme par pure miséricorde comme sur un tout-petit pour l’aider à marcher.
Thérèse ne voit plus les perfections de Dieu qu’à travers la Miséricorde. Elle s’exclame :
Sœur Fébronie de la Sainte-Enfance veut s’offrir à la Justice divine, Thérèse la met en garde :
La Justice même procédant de l’Amour et en rayonnant, c’est la grande découverte de Thérèse qui la fait se jeter dans les bras de Jésus avec une confiance absolue.
En la fête de la sainte Trinité, en juin 1895, Thérèse reçoit l’inspiration de s’offrir à l’Amour miséricordieux. « J’ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé ».
Devant la statue de la Vierge du Sourire, avec sa sœur Céline, elle prononce son acte d’offrande comme victime d’holocauste à l’Amour miséricordieux. Ce terme d’holocauste fait partie du langage biblique et désigne le sacrifice de la victime offerte et consumée par le feu, mais, en l’occurrence, c’est celui de l’Amour.
Dieu, en se donnant lui-même à sa créature, la revêt de sa justice. Le pécheur reçoit la justice du Christ, au sens paulinien de sainteté communicative.
Thérèse évoque « les flots de Tendresse infinie renfermés [dans le Cœur du Christ] » que le pécheur n’accueille pas, et demande le martyre d’amour pour le salut des âmes. « Je veux à chaque battement de mon cœur vous renouveler cette offrande un nombre infini de fois. » [13]
Dieu, en se donnant lui-même à sa créature, la revêt de sa justice. Le pécheur reçoit du Christ sa justice, au sens paulinien du terme, sa sainteté communicative.
Son acte d’offrande sera approuvé par l’autorité, mais on lui demandera de modifier « je sens en mon cœur des désirs infinis » en écrivant désirs immenses ! Thérèse regrettera ce changement. Peut-on mettre des limites à l’Amour ?
Avec l’agrément de la Prieure, elle pourra par la suite proposer cet acte d’offrande aux novices. Six mois après son offrande, elle confie à sa prieure :
Thérèse est nourrie profondément de saint Jean de la Croix. Celui-ci décrit dans Vive Flamme d’Amour cette purification de l’âme par le feu divin de l’amour, comme le feu qui pénétrant le bois en en chassant les imperfections : « il le prépare si bien par sa chaleur qu’il peut enfin entrer en lui et le transformer en feu » [17]. Dit-elle qu’il n’y a plus de Justice ? On la comprendrait mal.
Sous les armoiries de Jésus et de Thérèse, Thérèse calligraphie et peint « L’Amour ne se paie que par l’Amour, St Jean de la Croix. »
De sainte Thérèse de Lisieux à sainte Faustine
Hélène Kowalska entre dans la congrégation des Sœurs de Notre-Dame de la Miséricorde en 1925, au moment de la canonisation de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus et de la sainte Face. Sœur Faustine a entendu parler de Thérèse et l’invoquait volontiers, elle raconte même dans son Petit Journal un rêve où Thérèse vient elle-même la consoler. Elle n’a pas pu cependant avoir accès aux écrits de Thérèse – l’Histoire d’une âme, qui avait été rapidement publiée après la mort de Thérèse et qui connut un franc succès. C’est ce qu’affirmera Mère Marie-Xavera, chargée du dossier de la cause de canonisation de sœur Faustine. On pourrait pourtant aisément retrouver des accents thérésiens chez sœur Faustine, dans son Petit Journal, notamment sur la confiance en l’Amour miséricordieux, qui les rendent très proches l’une de l’autre.
Sœur Faustine raconte comment, depuis son entrée au couvent, Dieu l’a conduite et l’a fait entrer dans le mystère de la miséricorde divine. Le Jeudi Saint 1934, sœur Faustine s’offre dans un acte d’offrande à la Justice divine.
Dans une volonté de réparation, Sœur Faustine s’offre à la Justice divine pour la conversion des pécheurs et accepte de prendre sur elle toutes les souffrances consécutives au péché. L’expression la plus caractérisée est celle de l’échange, les consolations de son cœur pour les pécheurs et les souffrances endurées pour elle. Le mouvement part du Cœur même du Christ déversant les flots de sa miséricorde jusque dans son propre cœur uni intimement à lui, pour se déverser ensuite sur les pécheurs.
Dans cette offrande, on discerne combien la contemplation des attributs divins auxquels le Christ l’a initiée a affiné sa perception de la justice. Il lui demande de contempler d’abord sa Sainteté, devant laquelle tremblent « toutes les Puissances et les Forces ; les purs esprits voilent leur face et s’abîment dans une incessante adoration », puis ensuite sa Justice :
La justice de Dieu vient de sa sainteté, qui ne demande qu’à se répandre sur tous les hommes. Il l’appelle ensuite à contempler un troisième attribut, l’amour et la miséricorde. Sa miséricorde s’exerce depuis la création par la participation de chaque parcelle de celle-ci à la vie divine.
L’amour vise à procurer le bien du prochain, la miséricorde à écarter le mal, à y porter remède en donnant le bien pour le mal, un amour qui, inlassablement, veut porter secours, dont le « fruit », selon le mot de sœur Faustine (« l’amour divin est la fleur et la miséricorde est le fruit » (PJ 949), est la miséricorde. Les deux termes, amour et miséricorde, se complètent et définissent l’amour divin.
Sœur Faustine contemple cette miséricorde dans l’œuvre de salut opérée par le Christ, particulièrement dans sa Passion.
Il ne s’agit pas seulement de justice mais d’amour. L’expérience de la Miséricorde au quotidien dans son âme nourrit son amour pour Dieu. Celui-ci procède de son intimité avec le Christ.
Pendant la méditation,
Elle veut « se transformer tout entière en miséricorde », pour que la miséricorde qu’elle expérimente dans le cœur à cœur avec le Christ se déverse sur tout homme et particulièrement les pécheurs (PJ 163).
Conclusion
Sainte Faustine et sainte Thérèse de Lisieux, si différentes par certains aspects, ont su reconnaître le grand mystère de la Justice divine en faisant toute sa place à sa Miséricorde. Thérèse dénonce les rigueurs d’une justice dissociée de la miséricorde, qui engendrent la crainte, et, par ce moyen, elle vient révéler le vrai visage du Père. Elle rend les âmes à une confiance qu’elles avaient souvent perdue, ce qui les empêchait bien souvent de progresser. Faustine, elle, incite à se plonger dans la miséricorde divine, source d’espérance et de charité. Elle pense que le message de la miséricorde est particulièrement adressé à notre époque, où les hommes sont tentés de se décourager devant les menaces qui planent sur notre humanité. Le P. Sopocko, son guide et son confident, parlait d’un temps de la Justice qui allait s’abattre sur le monde et qui rendait d’autant plus nécessaire l’accueil de la Miséricorde.
L’une et l’autre révèlent comment Dieu associe les âmes ferventes à son œuvre de justice et de miséricorde pour la conversion des pécheurs. Loin des rigueurs jansénisantes, il s’agit de communier en profondeur à son dessein d’amour, de s’engager à la suite du Christ dans la voie du sacrifice, pour rapprocher de lui les cœurs égarés. On retrouve l’inspiration de saint Paul s’offrant pour la conversion de ses frères Israélites.
Marie-Claude Le Fourn, licence de psychologie et diplôme d’arthérapie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.
[1] Anselme du Bec, Cur Deus Homo II, 20, éd. Michel Corbin, L’Œuvre de saint Anselme de Cantorbery, Cerf, 3, pp. 469-471.
[2] Ia IIæ, q. 87, a. 8, resp.
[3] Recueil des écrits de la vénérable Mère Marguerite-Marie, 3e éd., 1834, « Lettres choisies : lettre à sœur Jeanne Magdeleine Joll », p. 91.
[4] Manuscrit A, in Œuvres complètes, éd. Cerf, 2004, p. 187.
[5] Guy Gaucher, Thérèse Martin, Histoire d’une vie, éd. du Cerf, 1982, p. 93.
[6] Écrits divers, Notes de retraite, in Œuvres complètes, op. cit., p. 1200.
[7] LT 135, in Œuvres complètes, op. cit., p. 449.
[8] Manuscrit A, in Œuvres complètes, pp. 211-212.
[9] Dialogue rapporté par sœur Marie des Anges o.c.d. au procès de canonisation, in Archives du Carmel.
[10] LT 169, in Œuvres complètes, p. 507.
[11] Ibid., p. 212.
[12] Manuscrit A, Œuvres complètes, op. cit., p. 211.
[13] Œuvres complètes, op. cit., p. 964.
[14] Conseils et souvenirs de sœur Marie de la Trinité, carnet rouge publié dans Vie Thérésienne n°16.
[15] Œuvres complètes, op. cit., p. 210.
[16] Œuvres complètes, op. cit., p. 212.
[17] La Vive flamme d’amour, strophe 1, Œuvres de saint Jean de la Croix, Seuil, collection Sagesses, 1995, p. 32
[18] PJ : références du Petit Journal, Parole et Dialogue, 3e édition, 2004.