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Sur les traces de Jean de la Croix. Nouvelle approche biographique. (Emilio J.Martinez Gonzalez)

Paris, Cerf, 2009, 208 pp.
R. Staub

Ce titre mérite d’être pris à la lettre, car il dit exactement ce qu’est ce beau livre et ce qu’il n’est pas. Donc ce n’est pas une biographie sur Jean de la Croix, ce n’est qu’une « nouvelle approche biographique ». L’auteur de ces 200 pages très denses et écrites dans un style sobre et limpide le déclare lui-même : « … plus de quatre cents ans après sa mort, Jean de la Croix n’a toujours pas rencontré son biographe » (p.18). Et loin de se mettre lui-même à cette place, il explique dans son introduction et son premier chapitre les graves problèmes historiographiques qui rendent si difficile la tâche.

En fait, tout le travail d’Emilio J. Martinez Gonzalez consiste à déblayer le terrain pour le futur biographe. Et ce terrain est bien vaste et difficile : broussailles hagiographiques et très rares traces de témoignages personnels du grand mystique lui-même. Jean de la Croix a, selon l’auteur « une propension innée au camouflage, à un étrange mimétisme qui lui permet de se fondre dans le paysage, de disparaître sans laisser des traces visibles » (p.11).

Dans son travail, l’auteur se base sur ce qui a été dit sur Jean de la Croix au cours des célébrations pour les 400 ans de sa mort en 1991. Mais curieusement c’est toujours à la biographie posthume de Crisogono de Jesus, éditée en 1946 ( !) et à sa 13e éd. en 1982, qui est la plus récente que l’on fait référence.

La première partie du travail d’Emilio Martinez, qui couvre les 26 premières années du grand mystique, de sa naissance à Fontiveros en 1542 à la rencontre providentielle avec Thérèse d’Avila en 1567, pourrait bien constituer une véritable biographie à un « détail » prêt : c’est que l’auteur reste silencieux sur un travail pourtant caractéristique et important du jeune étudiant à Salamanque sur l’ « essence de la mystique chrétienne ». Ce silence quelque peu étrange pourrait s’expliquer par un choix délibéré de l’auteur de distinguer assez rigoureusement la vie de l’œuvre de Jean de la Croix. Mais alors la vie elle-même perd l’essentiel de son intérêt dans ce cas concret ; c’est comme si l’on écrivait une biographie sur Mozart ou Bach sans parler de leur musique !

Cela dit, le travail historiographique « préparatoire » de l’auteur est très fructueux pour des questions fondamentales sur la famille, l’enfance et les années de formation du jeune Juan de Yepes. Ses origines familiales sont bien modestes et il est parfaitement inutile de vouloir lui en chercher d’autres, « nobles » et « de sang pure » (comme l’a demandé l’hagiographie baroque).

Si l’hypothèse d’éventuels ancêtres juifs semble aujourd’hui la plus probable, ce que l’auteur cache pudiquement dans une note (p.45 n.3), cela ne sera probablement jamais prouvé. Cette révélation n’apporterait rien à cet enfant très pauvre né dans un bourg perdu sans la moindre influence socio-culturelle. »Je ne suis pas même un paysan ; mes parents étaient de pauvres tisserands de burat » dit Jean de la Croix lui-même dans un des témoignages rares et si précieux que l’auteur cite (p.46) dans son vrai « travail de bénédictin » - ou plutôt de « carme » - qu’est son livre.

Juan de Yepes perd, lorsqu’il n’a que trois ans, son père et un de ses frères dans une de ces famines suivies d’épidémies qui ravagent à cette époque la région si pauvre que nous connaissons mieux par « Don Quichotte » de Cervantes. Sa mère essaie de survivre avec les deux petits garçons qui lui sont restés grâce à de menues tâches de servante et de nourrice, et vers 1555 elle a le courage d’aller vivre à Medina del Campo, la ville la plus proche et relativement prospère. C’est là que Juan est « ramassé » par « le collège des Orphelins » où l’on met « les enfants de la rue » de l’époque. Il y apprend à lire et écrire et il sera reçu, en 1559, dans le prestigieux « collège des Jésuites » grâce à ses bons résultats scolaires aux « Orphelins »

En 1563 Jean décide, à 21 ans, d’entrer au noviciat dans le modeste monastère des Carmes. Là il prend le nom de « Jean de Saint-Matthias ». Cette décision est bien la première qu’il prend en toute liberté, et elle montre une chose : Jean ne choisit pas une des carrières ouvertes au « brillant étudiant des Jésuites » pour sortir enfin de la pauvreté matérielle et du milieu social d’où il vient, mais le contraire. Après son noviciat il est envoyé à la prestigieuse université de Salamanque. Or il est vite dégoûté des luttes de pouvoir, de la corruption et de l’esprit « d’un néo-thomisme étroit » (déjà !) qui y règnent.

Après son ordination sacerdotale en 1567, il revient en août à Medina del Campo pour y célébrer sa première messe lorsqu’on le présente à Thérèse d’Avila qui, par un hasard providentiel, passe par la ville à ce même moment pour y fonder son deuxième monastère. Jean avait déjà l’intention de quitter l’université et d’entrer chez les Chartreux lorsque Thérèse lui propose de se rallier à sa grande œuvre de réforme. Quelle merveille de voir ce jeune « génie religieux » tout prêt à cet appel inattendu ; une disposition intérieure que l’auteur appelle un peu étrangement « sa crise de vocation ». Et la grande Thérèse ne s’y trompe pas et reconnaît tout de suite la personnalité qui sera le fondateur et le pilier spirituel de la branche masculine de son œuvre.

Il est regrettable que l’auteur ait peu suivi la piste pourtant évidente d’une comparaison des deux grands saints et réduit Thérèse à un rôle de témoin. Or les deux sont si profondément différents par leur origine, leur influence sociale jusqu’à leur œuvre, leur conception de la vie mystique et leur rôle respectif dans l’Ordre, qu’une telle comparaison pourrait être des plus fructueuses pour la biographie de l’un et de l’autre.

Pour la deuxième partie du livre qui concerne les vingt-quatre dernières années de la vie de Jean de la Croix l’auteur opte pour un autre éclairage : l’histoire tumultueuse de l’Ordre avec deux crises majeures et douloureuses. La première résulte de la réaction à la réforme thérésienne avec en toile de fond un conflit profond entre la cour de Philippe II et Rome, la deuxième, une décennie plus tard et pendant les dernières années de la vie du saint, concerne un conflit sur la manière de gouverner la partie réformée de l’Ordre.

L’histoire de ces luttes de pouvoir si peu chrétiennes est peut-être pour l’auteur, provincial des Carmes déchaussés de Castille, une blessure trop profonde pour ne pas la traiter en profondeur. Peut-être pense-t-il prouver ainsi que Jean de la Croix en fut seulement la victime et non un de leurs acteurs ? Toujours est-il que pour un lecteur non familier avec ces « guerres » étranges et leur acteurs nombreux, le lien avec la personne de Jean de la Croix n’est pas toujours évident et la lecture bien ardue.

Certes l’incarcération de Jean dans le monastère de Tolède et son évasion méritent bien une description minutieuse, puisque c’est là une expérience centrale et le point de départ de sa grande poésie mystique de la « nuit obscure », mais ses 5 ans à côté de Thérèse comme confesseur à « l’Incarnation » à Avila avant (1572-77), et les 10 ans en Andalousie après (78 à 88) ont été aussi des périodes très fructueuses et dans les deux cas surtout grâce à son dialogue spirituel avec les sœurs. L’auteur suit ces étapes de la vie de Jean avec beaucoup de sympathie sinon d’amour qui atteint en quelque sorte un sommet dans le très beau récit de sa mort. Et cela sans la moindre concession à une coloration hagiographique.

Réalisation : spyrit.net