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« Sur ta parole, je jetterai le filet ». Retour sur la pratique éducative de Maxime Charles

Pierre-Henri Beugras

Il est des hommes qui en un instant et une parole peuvent changer une destinée. Mgr Maxime Charles était l’un d’eux.

Le soir du 10 novembre 1978, je me trouvais pour la première fois sur les bancs de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre pour une nuit d’adoration. Une camarade de lycée m’y avait attiré et je m’étais laissé faire, attiré par l’incongruité de la proposition.

Un peu perdu au milieu de têtes inconnues, je devais vivre le plus important dépaysement de ma vie. Jusqu’alors, les choses étaient simples : le lycée, le sport et les copains, la famille et la paroisse. En quelques paroles, Mgr Charles allait décisivement changer ma manière d’être chrétien.

Les nuits d’adoration à la basilique débutaient toujours par une messe. Après quelques explications du P. Benoît, chapelain et aumônier des lycéens, la messe débuta. Au moment du sermon, je vis un prêtre approcher de la chaire, cheveux bruns, lunettes, petite taille – l’air de rien, de mon point de vue. Coup de coude de ma camarade de classe : « c’est “Monseigneur” ». La manière même de donner l’information manifestait l’effet qu’il produisait.

Je ne me souviens plus de la teneur exacte de ses propos, mais reste en moi gravé l’appel à sortir de soi-même pour l’annonce du Royaume.

Bien des années plus tard, je me rends compte qu’il était un éducateur, et un pédagogue, exceptionnel. Dans ces quelques lignes, je voudrais retracer les grands axes de sa manière d’être et de faire qui a permis à d’innombrables jeunes de vivre de la mission et d’y entraîner d’autres à leur tour.

L’audace et la confiance

À l’image du Christ qui choisit parmi de simples hommes ses apôtres et ses disciples, tout en connaissant parfaitement leurs limites et leurs défauts, Maxime Charles avait l’audace de commencer à nous faire faire les choses sans être sûr que nous y parviendrions. En ce sens, il s’inscrivait dans un aspect fondamental de l’éducation : accepter le risque de l’échec pour faire grandir et obtenir de vrais succès.

En effet, les parents n’attendent pas que les jambes de leurs enfants soient parfaitement assurées pour les pousser à marcher, ils prennent le risque que des objets soient renversés en les faisant porter par des bras encore maladroits, ils acceptent à l’avance les chutes en lâchant la selle du vélo. De la même façon, le P. Charles nous lançait dans la mission alors que nous tenions à peine debout dans notre vie religieuse.

D’aucuns pourraient mettre en avant l’imprudence d’envoyer des jeunes si mal assurés dans un domaine aussi essentiel que la vie religieuse et spirituelle. Mais, comme son Maître, il nous donnait tout ce qu’il nous fallait pour y arriver. Les exigences qu’il avait pour notre vie de prière et sacramentelle mais aussi notre formation intellectuelle et morale accompagnaient chacun de ses envois en mission. Les exigences étaient la condition à l’aventure de l’évangélisation.

C’est ainsi qu’on pouvait se voir donner mission d’encadrer entre cinq et cinquante jeunes dans les rues de Paris, ou sur les routes de Chartres, à l’occasion des pèlerinages, alors que nous n’avions qu’une bonne quinzaine d’années. Il s’agissait pourtant d’organiser un groupe, de l’enseigner, de le faire prier avec des personnes parfois plus âgées que nous. Mais nous nous sentions portés par la confiance dont nous faisions l’objet. Bien plus, nous expérimentions que c’était ainsi que les disciples avaient pu sortir de leur condition pour participer à l’œuvre du salut accompli par le Christ.

Connaître cette expérience à l’aube de la vie adulte est ce qui peut en vérité construire une vie chrétienne.

Appeler certains pour le service de tous

Le Christ, avec les Apôtres, fonde une hiérarchie simple et efficace pour le service de tous. Il s’extrait une « élite » qu’il forme au sens éducatif pour le service de la mission. À l’intérieur du groupe des Douze, trois sont présents pour la Transfiguration, et enfin, un des trois, saint Pierre, est choisi pour tous les porter.

Maxime Charles, là encore suivait la même logique. Si la chose peut sembler évidente, il n’en était rien à une époque où toute idée de hiérarchie et encore plus d’élite était rejetée, y compris dans l’Église. Même si les choses ont un peu évolué dans le domaine, la réticence et l’opposition à ce principe sont encore fortes aujourd’hui.

Si Mgr Charles était un homme de son temps, il ne sacrifiait à aucune mode et agissait sans le moindre complexe. Les centaines de jeunes auxquels il avait affaire étaient organisés sur le principe de l’apostolat hiérarchique. Il nous appelait comme l’Église depuis l’origine appelle à la mission. Ainsi nous étions comme revêtus de son propre sacerdoce. Ceci explique le nombre considérable de vocations qu’il a suscitées. Par là même, nous bénéficiions d’une formation intégrale à notre vie humaine et chrétienne. Nous devenions capables d’élever en nous élevant ; rencontrer Mgr Charles nous faisait vivre l’expérience d’Abraham qui quitte son pays pour une quête où va prendre naissance le creuset du salut. Il nous a transmis une force qui nous dit d’avancer quoiqu’il en soit.

Ce groupe au service de l’évangélisation s’appelait les « missionnaires ». Appartenir à ce groupe était une immense fierté. Là encore, l’attention dont nous étions l’objet s’accompagnait d’une grande exigence. À titre d’exemple, que nous ayons été lycéen ou étudiant, il veillait à la réussite de nos études, évitant ainsi que notre engagement soit une fuite. Il fallait être les meilleurs possibles pour le Royaume. Pour tous ceux qui l’ont connu, le P. Charles nous rendait meilleur par son sacerdoce.

N’essaie pas : fais-le ou ne le fais pas

Les initiés reconnaîtront l’origine de cette phrase. Elle s’applique parfaitement à la pédagogie de Maxime Charles. Un problème récurrent que rencontre un éducateur est de faire passer la personne à laquelle il a affaire des bonnes intentions, ou des velléités, aux actes. Il est relativement facile de s’accorder sur les grands principes ou les généralités, mais lorsque ce premier objectif est atteint rien n’est encore fait. La mission, l’évangélisation, l’attention aux autres, aux pauvres et aux malades est un ensemble vite transformé en un corpus de valeurs honorables et confortables. Dès qu’il faut passer à l’acte, il en est autrement : d’accord pour l’évangélisation, mais on ne va quand même pas s’adresser à un incroyant et lui dire explicitement qu’il est vital pour lui de rencontrer le Christ dans les sacrements. D’accord avec l’attention aux pauvres, donc d’accord pour donner de l’argent ou agir pour s’en procurer pour leur cause, mais on ne va quand même pas vivre avec eux.

Maxime Charles ne s’arrêtait pas là où tout le monde est d’accord, il nous demandait de « faire » et les actions étaient détaillées de telle sorte qu’elles pouvaient faire l’objet d’une formation.

Car évangéliser suppose de communiquer de manière argumentée. Il faut donc apprendre à le faire bien. On passe donc de la vague intention – il faut évangéliser – à « on le fait et on apprend à le faire de manière compétente ». Tout éducateur devant évaluer, le P. Charles évaluait si on avait fait ou pas. Dans le domaine religieux, et plus précisément dans celui de l’évangélisation, il est fréquent de considérer que le résultat ne compte pas. Si il est évident que beaucoup des résultats sont invisibles, notamment à court terme, il reste néanmoins que certains aspects sont parfaitement mesurables. « Y a-t-il plus ou moins de monde sur la route de Chartres ? » est une question objective dont la réponse manifeste si on a fait ou pas le maximum.

Le discours sur l’absence de relation entre la fréquentation de la messe et l’état de l’Église est absurde. Si les églises se vident, si les routes de pèlerinage se désertent, la Parole de Dieu retentit moins dans le monde. En s’incarnant, Dieu a volontairement accepté de laisser sa parole dépendre de notre zèle apostolique.

La joie et la colère de Maxime Charles étaient ses modes d’évaluation. Pas de faux-fuyant avec lui, on savait à son seul regard si on avait été à la hauteur ou pas.

Le cardinal Marty avait dit à Jean-Paul II : « vous êtes un sportif de Dieu ». On pouvait en dire autant de Mgr Charles et comprendre que la référence sportive est essentielle à toute éducation.

L’éducation naturellement surnaturelle

Mgr Charles ne superposait pas comme c’est souvent le cas le naturel et le surnaturel. La foi de l’Église nous disant que tout homme est fait pour rencontrer Dieu par le Christ, toute action éducatrice se doit d’être évangélisatrice, toute action évangélisatrice se doit d’être éducative, puisque la finalité est – ontologiquement – identique. L’identité des deux démarches fonde le caractère absolument universel de l’évangélisation éducatrice. Toute éducation accomplie relie la personne à Dieu par le Christ.

Ainsi, Mgr Charles nous a sorti du complexe laïc pluraliste. De fait, de nombreuses personnes ne connaissent pas le Christ, mais le fait ne saurait être érigé en principe. Maxime Charles n’avait aucune prévention sur l’origine et la condition de ses interlocuteurs mais il était porté par la certitude que l’accomplissement de la vie et le bonheur de la personne se réaliseraient par la rencontre effective avec le Christ.

Ainsi ne pouvions-nous nous penser, en tant que missionnaires, comme le club de ceux qui arborent la croix, symbole d’une identité parmi d’autres, avec comme seul désir d’augmenter le cercle pour nous rassurer dans l’unanimisme d’un groupe. Au contraire, Maxime Charles éveillait en nous le désir d’embrasser toute l’humanité, comme les bras du Christ tendus sur la croix le signifient.

Ce n’est plus le désir de l’identique tellement puissant dans la constitution de tout groupe humain, mais la rencontre de chacun dans son unicité aimée par Dieu qui nous faisait sortir de nous-mêmes, à l’image d’Abraham précédemment cité. Pour accomplir sa mission, il doit quitter son pays, renoncer à ce qui lui appartient et l’identifie, c’est à ce prix qu’il peut devenir le Père des croyants.

Mgr Charles nous a débarrassés de l’image du monde sous forme de cases auquel in fine se réduit le laïcisme pluraliste. La paresse catholique se complaît dans son acceptation. Ce monde imaginaire, qui ressemble à un lotissement de banlieue chic, où chacun fait ce qu’il veut dans son pavillon identique à celui de son voisin mais entouré de rues bien propres, bien droites, bien anonymes, où l’on se croise en se saluant de loin, est devenu le piètre idéal commun d’esprits fatigués, jaloux de leur tranquillité.

Quel chahut Maxime Charles a introduit dans cette mauvaise quiétude ! Notre joie et nos rires répondaient aux regards courroucés des bien pensants. Monseigneur Charles a fait de nous les chahuteurs du Bon Dieu.

L’appel à l’héroïsme et à la sainteté

Joie, enthousiasme, confiance, épanouissement, moteurs de l’entraînement des jeunes – choses somme toute assez classiques pour l’éducation. Mais Maxime Charles n’allait pas masquer le passage obligé par l’épreuve. Chacun de ses jeunes entendait qu’il fallait devenir un saint. La encore, le fait ne devait pas être le principe. De fait, nous ne sommes pas des saints, mais nous devons l’être impérativement. Si l’expression « je ne suis pas un saint » est récurrente chez les catholiques, elle signifie que l’héroïsme, c’est à dire la faculté de se dépasser pour l’autre, au prix de tout ce à quoi on tient, est réservé à une catégorie étrange de chrétiens, à savoir les saints.

Nous avons appris au contraire que le saint n’est pas d’abord un héros, mais que rejoindre Dieu dans la sainteté (« Soyez saints comme je suis saint. ») est notre vocation commune qui suppose à un moment ou à un autre d’accepter l’héroïsme avec le Christ. Nous ne pouvons pas, mais, avec Lui, nous pouvons.

Voilà l’ultime et essentiel élément transmis par Maxime Charles aux jeunes qu’il a formés et envoyés sur les routes de l’évangélisation.

Je garde en moi comme le plus précieux des trésors cet héritage qui fait que je peux espérer être sur le chemin qui me fera un jour voir Dieu face à face.

Pierre-Henri Beugras, né en 1961, chef d’établissement dans l’enseignement catholique, professeur de philosophie. Membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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