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Tension entre foi et histoire : l’apport inestimable de Maurice Blondel

Jérôme Levie , Jérôme Moreau

Depuis plusieurs siècles, l’articulation entre histoire et foi est au cœur du débat sur la vérité du christianisme et sa juste compréhension. Dans ce contexte et en réponse à plusieurs décennies de très vifs débats dans l’Église, le Concile Vatican II a mis en œuvre une conception riche et intégrée de la tradition qui doit beaucoup à Maurice Blondel. De fait, celui-ci reste aujourd’hui, avec Newman notamment, une des références principales pour une réflexion catholique sur les rapports entre dogme et Écriture, respectant à la fois l’intégrité de la foi et la « sainteté de la raison », selon l’expression du philosophe d’Aix. Cet apport demeure souvent méconnu : c’est pourquoi nous voudrions ici proposer ici une lecture de son texte fondamental, Histoire et dogme, publié en 1904, en pleine crise moderniste. S’il se situe dans les enjeux immédiats soulevés par cette crise, il apporte des réponses qui dépassent le contexte restreint d’une époque donnée et éclairent en profondeur les enjeux de toute exégèse chrétienne.

Nous verrons comment Blondel évite à la fois Charybde et Scylla, c’est-à-dire les deux positions en conflit que sont l’extrinsécisme et l’historicisme, pour restaurer dans toute sa richesse et toute sa force la réalité souvent bien affadie et ternie de la tradition. Au terme de cette étude, nous rappellerons quelle a été la postérité de Blondel au long du XXe siècle, notamment auprès de cette autre figure essentielle qu’a été le P. de Lubac, lui permettant de porter du fruit encore aujourd’hui.

Avant d’entamer notre lecture, il convient de rappeler que si Histoire et dogme porte spécifiquement sur la question de l’exégèse, il est en relation étroite avec l’ensemble des réflexions de Blondel sur l’action et la tradition. En effet, sa thèse, intitulée L’Action et soutenue en 1893, avait déjà préparé le terrain en réfléchissant, contre le positivisme, sur la nature et l’insuffisance radicale de la connaissance scientifique, en particulier pour appréhender les phénomènes liés à la vie – et à l’action. De tels phénomènes ne peuvent être réellement compris qu’en tant qu’images de la réalité interne, réelle, de la vie humaine, dont ils sont l’expression. La démarche de Blondel dans Histoire et dogme prolonge sa critique de la science positive : elle est une application et comme une vérification de sa théorie de l’action, dans ses rapports avec la conscience de l’homme et avec l’infini à travers la question de l’exégèse biblique.

Blondel distingue l’histoire technique et critique de l’histoire réelle – qui inclut la réalité vitale, spirituelle, de la vie humaine, que les phénomènes historiques, au sens technique du terme, ne décrivent jamais pleinement. Une attention exclusive aux faits extérieurs contre la vie interne dont ils émergent avait inévitablement conduit les exégètes, surtout protestants, à opposer les tendances, le Jésus johannique au Jésus paulinien, l’Ancien Testament au Nouveau, etc. (« exégèse réductionniste »), rendant impossible de voir – ou même « pulvérisant » – ce qui fait l’unité d’un homme ou d’une tradition doctrinale. Entre cette première histoire, qui est une science, et cette autre, qui est une vie, la « tradition », qui préserve la réalité vivante du passé, est posée par Blondel comme l’outil herméneutique indispensable, comme nous allons le voir exposé en détail dans Histoire et dogme.

Un autre principe herméneutique, outre la tradition, qui permet de sortir des limites de l’histoire critique, est celui présenté dans le chapitre « La valeur de la pratique littérale et les conditions de l’action religieuse » (cinquième partie, chapitre II) de L’Action de 1893 : la réalisation active de pratiques religieuses est essentielle, selon Blondel, pour entrer dans la connaissance conceptuelle d’une idée religieuse dans toute sa profondeur. Tout comme il a inséré la pensée dans le cadre plus global de l’action, le dogme est inséré dans l’ensemble de la pratique chrétienne.

L’esprit de la religion – sa signification intérieure et sublime – n’est accessible qu’à qui suit la lettre – « l’esprit en action », jusqu’en ses pratiques ordinaires. La vérité qui est pratiquée est connue de l’intérieur et bien plus réellement qu’une vérité qui n’est objet que d’un assentiment intellectuel : « qui fait la vérité vient à la lumière » (Jn 3, 21). Tel est le principe méthodologique à l’œuvre dans Histoire et dogme  : l’exégète ne pourra adéquatement comprendre et décrire la réalité dont traite l’Écriture que s’il s’inscrit dans la tradition et les pratiques qu’elle entraine. L’ascétisme et l’obéissance chrétienne sont ainsi hissés à la hauteur d’un principe herméneutique.

C’est ce que nous voudrions maintenant présenter en reprenant de façon systématique le fil de l’argumentation de Blondel.

1. HISTOIRE ET DOGME

Dans L’évolution créatrice, qu’il publie en 1907, trois ans tout juste après Histoire et dogme, Bergson explique comment des affrontements irréconciliables entre deux thèses opposées, telles que le finalisme et le mécanisme, manifestent un problème mal posé, dont la solution ne peut venir pas d’un choix entre l’une ou l’autre, mais dans la mise en évidence d’un troisième terme honorant ce que l’une comme l’autre pouvait porter comme vérités. C’est à une démarche du même genre que se livre Blondel, lorsqu’il publie en 1904 Histoire et dogme  : il y aborde un problème « ancien et nouveau » (p. 147 [1]), dans lequel il voit la source d’un conflit irréconciliable, au sein de l’Église, entre deux conceptions opposées de la relation entre la foi et les faits. Ce problème ancien n’a semble-t-il pas perdu en nouveauté, et à un siècle de distance la réponse blondélienne, ainsi que l’examen de sa postérité au cours du siècle écoulé, pourront sans nul doute éclairer de façon féconde les problèmes que peut poser la question de l’enracinement historique des Évangiles.

Le conflit qui déchire les croyants au tournant du XXe siècle porte sur la question de la relation entre les faits et la foi : faut-il dire que la foi et les dogmes éclairent les faits rapportés par les Évangiles, ou plus généralement par l’Écriture, au risque de l’extrinsécisme, c’est-à-dire d’une séparation radicale entre les faits et ce qu’il faut croire ? Ou bien, au contraire, faut-il tirer des faits le fondement exclusif de la foi et des dogmes, au risque cette fois-ci de l’historicisme ? Si, « en fait, la difficulté est résolue pour le croyant » (p. 148) dans sa vie spirituelle, les approches théoriques courent le risque de se fonder sur des « affirmations portées en gros et sans discussion critique » (ibid.). Contre ce risque, « toute la question est justement de chercher quelle est l’autorité propre de chacun, de quelle source en particulier le dogme tire ce qu’il a d’original et de souverain ; comment, en un mot, l’histoire et le dogme peuvent se contrôler et se vivifier encore et toujours » (p. 149). Cette réponse, c’est une juste conception de la Tradition, permise par une philosophie de l’action, qui peut l’apporter, mais le philosophe s’attache à éclairer d’abord l’une et l’autre de ces deux positions en conflit, et en particulier leurs conceptions erronées de l’histoire, qui occupent une place centrale dans la crise.

1. L’extrinsécisme

Blondel s’attache d’abord au plus clair et au plus ancien des deux pôles, celui de l’extrinsécisme. Celui-ci, dans son apologétique, n’examine « pas les faits pour eux-mêmes », mais vise seulement à en détacher « un signe, une étiquette » sans avoir les moyens d’atteindre le lien entre un événement historique particulier et la portée miraculeuse qu’on lui reconnaît, ou encore « le rapport essentiel […] entre les faits et les idées, ou même la liaison « entre ces données objectives et notre pensée ou notre vie propres » (p. 151). « L’important est d’établir que Dieu a agi et parlé, non d’examiner ce qu’il a dit et fait par des instruments humains » (p. 153). Dans ces conditions, « la critique interne des textes et la curiosité de l’historien semblent futiles ou même sacrilèges » (ibid.), car « la Bible est garantie en bloc, non par son contenu, mais par le sceau extérieur du divin » (p. 154). Les faits « s’évanouissent dans une lumière privée d’ombre », dans une « pureté abstraite » (ibid.) qui conduit à résister jusqu’au bout à toute évidence contraire. Or, le développement de l’archéologie et de la philologie ont suscité une crise, en rendant impossible cette attitude qui n’était possible qu’ « aussi longtemps que la connaissance des époques lointaines est demeurée assez vague pour que l’historien laisse timidement le dernier mot aux déductions nettes et tranchantes » (p. 154-155). Cette crise conduit les uns à l’hostilité envers tout ce qui contredit leur foi, les autres à se laisser dériver, privés de repères.

2. L’historicisme

a) Quelle conception de l’histoire ?

L’historicisme, de son côté, paraît constituer une réponse à cette crise par un retour aux faits, au nom de l’idée que « si le surnaturel est quelque part, il est dans les réalités de l’histoire » (p. 156). Toutefois, « à beaucoup d’égards il ne fait que transposer [la thèse de l’extrinsécisme] en aggravant le mal par le remède et en apportant en propre un large contingent de fausse philosophie et même de philosophie fausse » (p. 155-156). En effet, « les faits chrétiens, de l’avis unanime, ne suffisent pas aux croyances chrétiennes » (p. 157) : l’historicisme paraît relever du bon sens, mais s’appuie en réalité sur une conception philosophique lacunaire, et conduit à une apologétique insuffisante voire dangereuse.

Les lacunes philosophiques de l’historicisme tiennent à une conception erronée de l’histoire en tant que science, et plus précisément à la superposition de deux conceptions antagonistes. La première remonte à la doctrine aristotélicienne : selon Aristote, chaque science est autonome et suit ses propres principes, sans communiquer avec les autres, apportant ainsi son « contingent de vérités absolues » (p. 159), qu’aucune autre science ne saurait corriger ni contester. Au contraire, la conception moderne des sciences les présente comme étant « en perpétuelle communication » (p. 160). Elles collaborent par leurs méthodes et leurs points de vue multiples à poser solidairement le problème de l’existence. L’historien, dès lors, doit « maintenir ses recherches dans la perpétuelle dépendance des questions ultérieures qu’il n’a pas qualité pour trancher seul ou pour trancher du tout » (p. 161). Plus précisément, l’histoire s’attache à « tout ce qui, dans la vie des sociétés humaines, est matière de constatation ou de témoignage et tout ce qui, avec ces données pour base d’induction, est explication du fieri de l’humanité, détermination des lois de son mouvement continuel et continu » (ibid.), tandis que lui échappe « la réalité spirituelle dont les phénomènes historiques […] ne représentent et n’épuisent pas l’action tout entière » (p. 162). Pour le dire autrement, « l’histoire réelle est faite de vies humaines ; et la vie humaine c’est de la métaphysique en acte » (ibid.). De ce fait, il ne peut y avoir en histoire des constatations purement positives : derrière chaque action qu’il présente, l’historien introduit nécessairement des croyances, des interprétations, des idées métaphysiques.

Le danger est de ne pas s’en apercevoir et de prétendre mener une recherche autonome et suffisante par elle-même, en croyant que la division naturelle du travail de l’esprit entre différentes disciplines correspond à une division de la réalité elle-même. L’historien qui ne prétendrait qu’à une réserve absolue quant à toute prise de position, pourrait ainsi, en réalité, exclure toute autre interprétation qui ne serait pas spécifiquement historique. Plus profondément, Blondel voit dans l’historicisme une alternance rapide et incessante entre les deux conceptions de l’histoire, l’ancienne et la moderne : d’un côté, conformément aux acquis de la science historique moderne, on demeure dans l’abstraction, sans chercher à « résoudre les problèmes dogmatiques », ni à « pénétrer dans le domaine de la psychologie et de la métaphysique » (p. 164) ; de l’autre, on maintient l’idée ancienne que « la constatation des faits permet […] de connaître la vérité vraie des hommes et des choses » (ibid.). Mais alors, « au même moment, l’on écarte, comme si elles étaient impossibles même à discuter et à concevoir, les affirmations de l’ordre moral ou théologique qui se donnaient comme une interprétation, historique elle aussi, des faits » (p. 164). Les données historiques sont conçues abusivement comme la réalité profonde elle-même, si bien que la réserve propre à l’histoire, comme science moderne et positive, à l’égard des autres modes de connaissance du réel, se retourne à cause de ces confusions en une véritable théologie négative.

L’historicisme rencontre ainsi quatre échecs graves et fondamentaux. Le premier est de ne pouvoir éclairer le rapport entre le Christ historique et le Christ réel, par le refus d’accepter comme source autre chose que les phénomènes historiques qui peuvent être scientifiquement connus. Le deuxième échec concerne la relation entre le Christ et ses témoins, car l’historicisme ne prend en considération que les actes extérieurs, les faits plutôt que les acteurs, ou encore le témoignage plutôt que le témoin. De plus, et c’est son troisième échec, l’historicisme ne peut envisager dans la chaîne des événements que l’action des phénomènes exprimés, intellectualisés dans la conscience : s’interdisant de prendre en compte toutes les autres types influences qui peuvent exister entre acteurs et spectateurs, il ne peut comprendre le rapport de l’Évangile et de l’Église. Enfin, l’historicisme peut rendre intelligible une série d’événements sous la forme d’ « UN développement logique », mais il ne peut remonter à une « cause antécédente, concomitante et finale dont toute la série ne serait que LE développement organique » : de ce fait il manque le rapport entre la Révélation et la Tradition ou entre les divers moments de l’Église, et plus largement la notion même de Surnaturel chrétien.

b) Les présupposés de l’apologétique historiciste

De cette conception erronée découle, avons-nous dit, une apologétique insuffisante ou périlleuse. De façon générale, celle-ci vise à faire voir la vérité du christianisme non plus dans des faits isolés et fragmentaires dont on tirerait immédiatement une « notion abstraite et générique du surnaturel », comme le fait l’extrinsécisme, mais « dans la vue et l’appréciation de l’ensemble », « dans les réalités concrètes », « dans la personne du Christ », du « Christ réel », constituant des « choses vivantes et continues » (p. 349-350). On passe ainsi de l’abstrait au concret, et de détails expressifs à une vue d’ensemble du « bloc total ».

Toutefois, ce projet apparemment très positif pose problème. En effet, il ne faut pas ignorer que la pensée fonctionne par succession de trois étapes : une première synthèse, « divinatoire et hypothétique », qui pose les problèmes, avant une analyse, qui conduit à une nouvelle synthèse. Or, la première synthèse oriente nécessairement le travail analytique et la nouvelle synthèse qui en découle. Il faut donc vérifier que l’historicisme suive une démarche qui n’engage pas préalablement les conclusions auxquelles il arrive. Qu’il faille étudier Jésus dans son milieu, son langage, en somme dans son humanité singulière, ne pose pas de difficulté. En revanche, « le prodigieux, le renaissant succès du Crucifié » (p. 351) ne peut manquer de susciter un questionnement, et surtout d’impliquer une « alternative décisive et qui engage secrètement tout le reste de la recherche » (p. 352). Dans le premier cas, on ne peut connaître le « Christ réel » qu’à travers le « Christ historique », c’est-à-dire à travers le portrait qu’ont su en faire les premiers témoins : la théologie repose alors entre les mains des critiques, des exégètes et des philosophes. Dans le second, il est possible de « profiter de l’effort total des générations croyantes », en ne considérant « l’intelligence qu’ont eue de sa personne et de son œuvre les confidents du début que comme raccourci expressif, mais nécessairement rudimentaire, de la plénitude du maître » : « il s’agira, dès lors, de chercher ailleurs que dans les textes, ailleurs que dans les témoignages intellectualisés par l’expression d’une pensée écrite, les sources complémentaires et les informations les plus authentiques » (ibid.).

Ainsi, choisir d’emblée entre l’une ou l’autre de ces directions, c’est trancher préalablement une question fondamentale : « est-ce de ce que le Christ a été et est encore, de ce qu’il a voulu et prévu, de ce qu’il opère en même temps que de ce qu’il a enseigné, que procède le christianisme », auquel cas « le problème christologique prime tout, et la nature du Sauveur, de sa conscience intime, de sa science et de sa puissance réelle est l’âme de la foi » ; ou bien « est-ce seulement de ce qu’il a livré au déterminisme historique et de ce que les répercussions de son action dans l’engrenage des faits et des consciences humaines en ont tiré, qu’est issue l’Église », auquel cas le savant devrait se désintéresser de tout le pieux roman que la dévotion élabore (p. 352-353) ?

c) De l’attente du Royaume à l’Église

Il faut prendre garde à la manière d’aborder ce qui ne reste qu’un portrait du Christ fait par ceux qui l’entouraient, avec leurs préjugés, leur langage : or, alors même que ce langage énonce le désir et la certitude du retour prochain de Jésus, comment expliquer que la foi se soit épurée, fortifiée, propagée au moment même où elle semblait faillir aux promesses qui semblaient expliquer ses premiers succès ? Évoquant la fameuse phrase de Loisy, Blondel se demande si la survivance du christianisme devrait s’expliquer par « une sorte de substitution de sentiments et de virement d’espérances ? On attendait la Parousie ; c’est l’Église qui est venue » (p. 356). La déception aurait-elle permis une purification des attentes, l’erreur originelle aurait-elle été finalement en quelque sorte providentielle, pour promouvoir un idéal de justice et de bonheur renouvelé ? Cette explication d’un fait incontesté (le déplacement de l’attente de la venue du Royaume) consiste simplement, selon Blondel, à ériger ce fait en explication même, au nom du déterminisme de l’histoire, alors que, peut-être, l’attente de la Parousie n’a été qu’une « première synthèse imaginative », qui a pu constituer, dans des esprits préparés par le messianisme juif, le point d’insertion d’une nouvelle perception de la destinée surnaturelle de l’homme, en communiquant un élan, un enthousiasme, un détachement absolu, qui a pu conduire jusqu’au martyre. Il convient donc d’affirmer bien plutôt que « si la déception de la seconde génération chrétienne a passé inaperçue, s’il ne s’en est, à vrai dire, produit aucune, c’est que, dès le début, il y avait dans la Bonne Nouvelle autre chose que l’attente d’un Eldorado », mais « une doctrine du péché et de la justification, un appel à la pénitence, à la vie de l’âme, à cette foi faite d’un attachement infini à la personne même du Sauveur » (p. 358).

Si le ressort de la foi n’est pas l’impulsion du Christ, mais la réaction d’âmes qui demeurent attachées à une espérance trop belle pour qu’elle ne renaisse pas, même déçue, alors non seulement « il faudrait déclarer que ce qui était à l’origine spécifiquement chrétien s’est perdu dans un large mouvement de la conscience humaine, mais encore il faudrait supposer que, pour conserver sa confiance au Christ, l’Église a peu à peu opéré une substitution de personne » (p. 358). Autrement dit, « plus on prétendra démontrer que l’attente du Royaume a été le principal de l’enseignement évangélique, plus on retirera au Christ de ses droits de paternité » sur les chrétiens (p. 358-359). Parler d’œuvre divine, comme les tenants de l’historicisme continuent à le faire, implique vraisemblablement l’existence, dans le déterminisme de l’histoire, d’un « punctum mouens, une parole dont la répercussion était assez justement calculée pour que l’écho en retentît à jamais, sous mille formes concertantes » (p. 359).

Un dernier problème, si l’on admettait que l’Église naissait seulement de l’attente de la Parousie, tient à sa dimension intellectuelle et à son succès face à « toute la haute culture hellénique et romaine, toute la civilisation philosophique et religieuse de l’Orient ou de l’Occident » (ibid.). Le christianisme n’est pas que cette espérance des pauvres et des simples : la Bonne Nouvelle du salut est devenue « la métaphysique de l’Incarnation et de la Rédemption, l’Instauration intégrale de l’Univers dans le Christ » (p. 359-360). Ou bien il faut penser que le christianisme n’a fait que formuler de nouveau les thèmes éternels de la pensée philosophique, avec de nouvelles images suggestives, ou bien le dogme est au contraire « la solution concrète et comme l’incarnation, dans l’histoire, des exigences idéales et des desiderata suprêmes de la philosophie » (p. 360). Dans cette dernière perspective, les progrès des formules dogmatiques sont alors assujettis à une réalité de fait : « en dégageant le sens moral et métaphysique des actes et des souffrances du Sauveur », celles-ci « ne font que retrouver une réalité antécédente et substantielle » (ibid.). Si l’on peut comprendre qu’un esprit critique s’étonne devant l’idée que l’absolu puisse s’incarner dans le relatif, qu’une conscience puisse rester humaine sans cesser d’être divine, qu’un ressuscité garde « les apparences et la réalité sensible d’une vie naturelle », rien n’autorise cependant à nier a priori la possibilité de ces faits.

Enfin, l’historicisme laisse encore inexpliqué le fait même que les premiers auteurs chrétiens, sans être philosophes, en si peu de temps, ont pu élaborer des doctrines profondément cohérentes, formant un système spéculatif remarquablement vaste et souple, loin des développements subtils de la gnose, et qui coïncide à la fois avec tout ce qui est rapporté sur la vie du Christ, et avec la vie des croyants jusqu’à nos jours, en la nourrissant par des pratiques qui s’avèrent viables et bienfaisantes.

Qu’il nous soit permis ici d’interrompre un moment le cours de l’argumentation de Blondel pour en mesurer les enjeux : il y a un siècle, il voyait déjà dans cette apologétique un danger, soulignant qu’elle pouvait se retourner contre l’Église elle-même. D’un Frédéric Lenoir à un Jérôme Prieur et un Gérard Mordillat, entre autres, on voit bien aujourd’hui comment une approche historique, qui se veut neutre, mais exclut en réalité tout autre discours que le sien, peut se faire passer de façon séduisante comme un moyen de dire, enfin, la vérité sur ce qui aurait toujours été caché ou mal compris, parce qu’insuffisamment soumis au travail de la critique historique. Qu’elle soit le résultat d’une illusion persistante, un siècle après, ou d’une volonté assumée de nuire, l’approche historiciste cause de véritables ravages dans les consciences en se parant de modernité et d’objectivité et en prétendant être le dernier mot sur les premiers temps de l’Église. Si l’on veut mettre à nouveau en lumière l’enracinement historique non seulement des Évangiles, mais de toute la vie de l’Église, il importe absolument d’écarter cette forme d’illusion d’optique que constitue l’historicisme.

d) L’impasse d’une apologétique historiciste

L’apologétique historiciste entend mettre en valeur ce qu’elle présente comme un fait, à savoir que le développement continu de l’Église au cours des siècles constitue un développement logique. Cela même est déjà problématique : pour établir que la continuité ne relève pas d’une simple évolution, mais d’un véritable développement vital, il faut établir, au cœur des faits, une idée directrice qui n’est pas un fait. En effet, même si l’on admet l’hypothèse que le surnaturel est dans les faits, on n’en a pas moins affaire qu’à des faits naturels : le résultat est qu’alors, contrairement à ce qu’implique la thèse initiale, la religion est ramenée aux seules données de l’histoire.

Si l’on veut toutefois examiner l’apologétique qui en découle, il importe de voir que la volonté de faire voir l’ensemble de l’histoire de l’Église comme une preuve de sa divinité, ou d’affirmer que l’origine divine de l’Église rend divin tout ce qui en découle jusque dans les moindres détails, ne permet pas de passer des faits à la foi : ou bien l’on néglige de rendre compte de tout ce qui, dans l’histoire de l’Église, échappe aux explications naturelles et aux lois ordinaires des sociétés humaines ; ou bien l’on s’efforce d’expliquer la cohérence de tout le développement chrétien, mais on ne fait que montrer partout une continuité logique qui élimine le réel, le métaphysique, le surnaturel de chaque détail. Affirmer que l’Église n’est rien que l’Évangile continué, du point de vue de l’historien-apologiste, conduit ainsi à subvertir tout christianisme proprement surnaturel et toute révélation positivement divine. Si l’histoire ne peut mettre en évidence que la liaison des phénomènes historiques dans une suite déterministe, on ne pourra remonter à partir de là à une origine surnaturelle, mais on en restera à l’aspect extérieur et à la forme intelligible des faits chrétiens, n’en dégageant au mieux qu’une idéologie.

L’historien ne peut donc croire en vertu de cette histoire, mais seulement contre elle, du dehors. Les faits évangéliques n’ont de vérité recevable que pour qui croit déjà, et la foi est proposée sans raisons à la raison. Si la foi au surnaturel repose seulement sur l’histoire, alors le danger est grand de supprimer la différence entre le surnaturel chrétien et le divin en général. Si l’on considère que l’histoire de l’Église marque la longue purification d’un dessein originel limité, alors on retire au Fils la prévision de son œuvre ; cela signifie en outre que le Père n’est connu par le Fils que de façon confuse et obscure, comme ce que Blondel appelle « l’Inconnaissable Inconscient », et qu’il ne se révèle dans l’histoire des hommes que dans un processus indéterminé, « un fieri sans finalité ». Au contraire, il est essentiel pour la foi de pouvoir rapporter nos aspirations et nos formules dogmatiques à la précision de réalités historiques où elles trouvent leur pleine réalisation : si les faits chrétiens ne sont qu’un point de départ pour aller toujours plus vers l’esprit, loin de la lettre, alors le christianisme n’est que le mouvement religieux de la conscience humaine.

Dans cette apologie, l’on ne peut alors sauver la foi qu’en supprimant l’Histoire Sainte : les dogmes ne sont plus que de simples résidus de perceptions répétées, affranchis « de l’obligation de représenter des faits positifs et de formuler des idées fixées dans des réalités » (p. 371). Le mystère de la foi, de son côté, est bienfaisant mais inaccessible, sans moyen d’établir de lien entre la foi et les formules et symboles qui la représentent. En somme, les phénomènes historiques tels qu’ils sont présentés par l’historicisme composent une histoire réelle et suffisante, par une amputation du lien entre dogmes et faits. Rappelons-le, toutefois : ce n’est ni l’histoire ni la philosophie qui sont en cause, mais une vision adultérée par des conceptions incompatibles avec elles.

3. D’une juste compréhension de la Tradition

Deux positions ont donc été renvoyées dos-à-dos : l’histoire dogmatique, qui supprime l’histoire humaine de la Bible, dans une pure verticalité des dogmes aux faits, et la critique, qui part de l’histoire mais pour y demeurer en excluant en définitive le dogme. La dialectique ainsi présentée semble sans issue ; la solution est en réalité à chercher, comme nous l’annoncions en introduction, sur un autre plan : « si l’Église passe infaillible entre ces conflits, c’est que, pour guider son action modératrice et directrice, elle a, en fait, autre chose que les textes et autre chose que les idées ou les raisonnements. » La réponse se situe dans le rôle vital et le fondement philosophique de la Tradition, qui permet de combler l’écart entre l’histoire et le dogme et de constituer une véritable synthèse. La lacune à combler ne se situe pas dans la vie et la pratique de l’Église, mais dans la compréhension philosophique que l’on en propose, notamment dans l’extrinsécisme et dans l’historicisme. Il convient pour cela de rappeler ce « lieu commun », à savoir que « l’Église repose sur l’Écriture ET la Tradition » (p. 433-434). Il faut pour cela rendre à la Tradition la plénitude de son rôle.

a) Qu’est-ce que la Tradition ?

Le premier point absolument essentiel est de distinguer la notion de Tradition de celle d’une simple transmission orale qu’il faudrait retrouver afin de suppléer les lacunes des textes. L’idée sous-jacente, et fausse, de cette conception, est que la Tradition ne rapporte que des choses dites explicitement ou prescrites expressément, et qu’elle « ne fournit rien qui n’ait pu ou qui ne puisse être traduit en langage écrit », ou « convertible en une expression intellectuelle » (p. 436). Dans cette hypothèse, la Tradition reculerait progressivement à mesure que tout serait fixé par écrit. Or, ce n’est pas le rôle que joue la Tradition dans la vie de l’Église : elle ne conserve pas tant un succédané du passé que « la réalité vitale » (ibid.) ; elle « apporte à la conscience distincte des éléments jusqu’alors retenus dans les profondeurs de la foi et de la pratique, plutôt qu’exprimés, relatés et réfléchis » (p. 437), elle « fait passer quelque chose de l’implicite vécu à l’explicite connu » (ibid.). Ainsi, elle « anticipe l’avenir et se dispose à l’éclairer par l’effort même qu’elle fait pour demeurer fidèle au passé » (ibid.). Elle permet de s’affranchir des Écritures pour atteindre le Christ réel. En effet, comme l’exprime Blondel dans un vocabulaire auquel Vatican II fera écho [2], « l’Évangile même apparaît comme une partie du dépôt total » (ibid.), et la Tradition est pour l’Église « un autre moyen de connaître son auteur, de participer à sa vie » (p. 438). Il en résulte que « la vérité du catholicisme n’est pas démontrée seulement par le miracle d’une institution survivant à tant de causes de ruines, ni par la beauté de son œuvre ; elle renferme une force intrinsèque de justification ». De plus, il est essentiel de noter que « pour passer des faits aux dogmes, l’analyse la plus exacte des textes et l’effort de la pensée individuelle ne suffisent pas. Il faut la médiation de la vie collective ». Autrement dit, « pour entendre pleinement le dogme, il faut porter virtuellement en soi la plénitude de la Tradition qui l’a mis au jour » (p. 439).

Cette compréhension de la Tradition étant posée, comment s’y référer ? Comment croire qu’il existe aujourd’hui une méthode pour atteindre le Christ réel, après dix-neuf ou vingt siècles, pour « dégager les pensées authentiques d’hommes qui ne les ont pas formellement exprimées et qui auraient été incapables de comprendre la formule dont on les revêt aujourd’hui, comme de la plus conforme à leurs propres croyances » ? Blondel affirme qu’il y a des lois, un organon, de la Tradition, entre le fixisme et la métamorphose continue.

Il commence par rappeler que l’Église ne procède pas par recherche érudite, ni de façon dialectique. Elle emprunte aux systèmes sans s’inféoder à aucun. Elle ne procède pas non plus par empirisme mystique, mais « s’adresse à l’intelligence autant qu’à la docilité » (p. 441) : « le Magistère est guidé dans l’infaillible exercice de son enseignement non point par révélation ni même par inspiration, mais par “assistance” », c’est-à-dire par « toutes les ressources de la science et de la réflexion » qui sont mises à sa disposition (ibid.). Mais il importe, pour le comprendre, d’embrasser une philosophie de l’action, seule capable d’intégrer « ce que la vie morale et religieuse renferme, non pas certes d’inconscient et d’irrationnel, mais de subconscient, d’irraisonné, de provisoirement et partiellement irréductible à la pensée explicite » (ibid.). Cette philosophie « étudie les voies […] par lesquelles la connaissance claire et formulée parvient à exprimer de plus en plus pleinement les réalités profondes où elle s’alimente » (p. 442). Que cette philosophie de l’action réponde aux enjeux fondamentaux de la vie ecclésiale, c’est ce qui se comprend de diverses affirmations du Christ lui-même, dans l’Évangile selon saint Jean, sur la venue de l’Esprit qui rappellera aux apôtres tout ce qu’ils ont entendu (Jn 14,26), et leur enseignera ce qu’ils n’ont pu encore recevoir (Jn 16,12-13). En effet, à l’exemple d’un enfant qui ne comprend que bien plus tard certaines paroles qu’il a reçues, « il faut, pour s’ouvrir, plus de temps aux oreilles de l’esprit qu’aux oreilles de la chair » (p. 442-443).

Pour autant, « ce que l’homme ne peut comprendre totalement, il peut le faire pleinement, et c’est en le faisant qu’il entretiendra vivante en lui la conscience de cette réalité encore à demi obscure pour lui. “Garder” la parole de Dieu, c’est d’abord la pratiquer » (cf. Jn 14,23). De fait, « le dépôt de la Tradition […] ne peut être transmis dans son intégrité, bien plus, ne peut être employé et développé que s’il est confié à l’obéissance pratique de l’amour. L’action fidèle est l’arche d’alliance où demeurent les confidences de Dieu, le tabernacle où il perpétue sa présence et ses enseignements » (p. 443). Il y a ainsi « dans l’expérience totale de l’Église un principe autonome de discernement » (p. 444), dans la prise en compte des idées et des faits, mais aussi « des pratiques éprouvées, des habitudes confirmées par des fruits de sainteté, des lumières acquises par la piété, la prière et la mortification » (ibid.).

Il ne pouvait même en être autrement, affirme Blondel : l’hypothèse d’une Révélation positive, c’est-à-dire « de la présence de l’éternelle vérité en une forme locale, temporelle et contingente », implique qu’ « un enseignement vraiment surnaturel n’est concevable et viable que si le don initial est une semence capable de croissance progressive et continue » (ibid.), ce qui s’oppose à tout fixisme, spéculatif comme historique : celui qui prétend avoir une synthèse achevée de l’infinie réalité de Dieu, tout comme celui qui voudrait remonter le cours du déterminisme historique pour chercher le dernier mot dans le premier écho, ignorent cette marche progressive et synthétique qui ramène de tous les effets produits à la cause et projette à leur source tous les rayons répandus dans la conscience chrétienne au cours des siècles. Ils ignorent l’infinie richesse d’un Dieu à la fois toujours révélé et toujours caché. L’extrinsécisme, par son fixisme, loin d’être une expression de la thèse « traditionnelle », ignore donc la Tradition, mais c’est également le cas de l’historicisme qui « offre comme assise au temple des âmes tous les sédiments accumulés par les siècles de la pensée humaine », et perd « le sentiment de l’unité de vie et de pensée qui circule toujours surnaturellement identique à elle-même » (p. 449).

Cette approche qui recherche les sources multiples de la vie spirituelle en nous n’en manque pas pour autant de raison, de rigueur : il n’y a, insiste Blondel, « rien de plus sûr que les lumières dues à l’exercice réglé et répété de la pratique chrétienne » (p. 447). Insister sur la Tradition n’est pas non plus méconnaître l’appropriation par chacun de la relation entre faits et dogmes : au contraire, puisqu’il n’y a pas de déchiffrement de la véritable Écriture de Dieu sans l’Église et sans le Magistère, il faut mettre en avant la Tradition pour permettre à chacun de retrouver en soi « l’abrégé du travail complexe qui justifie l’enseignement réel et actuel de l’Église » (p. 448).

b) De la Tradition à la conscience du Christ

Cette réflexion sur la Tradition permet donc d’affirmer sereinement que « les dogmes ne sont point justifiables par la science historique seule, ni par la dialectique la plus ingénieusement appliquée aux textes, ni par l’effort de la vie individuelle », même si « toutes ces forces y contribuent ». Une apologétique qui s’attacherait seulement à des preuves de fait et des preuves de raisonnement ou de crédibilité objective échouerait à relier théoriquement faits et dogmes, dogmes et foi, car elle n’est pas conforme à l’exercice concret de la pensée à et à l’histoire réelle de la foi. L’Église possède une tradition vitale, qui ne l’asservit pas littéralement aux textes et aux formules : de fait, « les plus grandes rénovations intellectuelles laissent intact l’esprit dont elle s’inspire » (p. 450). L’Église, peut-on rappeler, « a la dignité et l’autorité de l’épouse » (ibid.) : elle est ainsi stable, sans être figée, et jouit en même temps d’une certaine souplesse, d’une ampleur et d’une liberté d’allure, qui lui permettent de considérer comme des figures ce que d’autres temps ont pris à la lettre. Quelles que soient les innovations exégétiques déjà envisagées par Blondel concernant la réalité historique de Tobie, Daniel, Job ou encore Noé, « ce qui demeure inébranlable, c’est la vérité de ce prodige : la pureté miraculeusement obtenue et préservée de la foi au seul Seigneur et Créateur, la ferveur prophétique de l’attente du Messie, la réalisation divinement déconcertante de la grande promesse du Sauveur et du grand espoir des âmes » (p. 451). Il est essentiel que le don, toujours limité, de la Révélation, ne fasse pas oublier au catholicisme « le don universel de la Rédemption qui est la divine réalité, le terme absolu auquel la connaissance révélée se réfère sans qu’il se réfère absolument à elle » (p. 451-452). En effet, conclut Blondel, « il y a une autre manière de sortir de l’orthodoxie que d’être trop large et de diminuer la Révélation, c’est d’être trop étroit et de diminuer la Rédemption : l’angustisme est aussi une hérésie » (p.452-453).

Trois points doivent ainsi être mis en lumière pour ressaisir le propos. Le premier est que les différents ordres que sont la science critique, la spéculation théologique et l’ascèse morale doivent être considérés dans leur interdépendance bien comprise qui fonde et garantit en même temps l’indépendance légitime de chacune. Le deuxième est que l’action du Christ n’est pas seulement une vérité pour la conscience religieuse, assimilable à un idéal qu’il faut connaître : c’est avant tout « une réalité, un but autant qu’un moyen, correspondant par l’Incarnation à un rôle métaphysique, remédiant par la Rédemption à des exigences morales et substantielles, applicable sous certaines conditions à ceux mêmes qui en ignorent l’efficacité » (p. 453). Le surnaturel, enfin, n’est ni un rapport de notions déterminé et imposé de l’extérieur par Dieu, restant fondamentalement extrinsèque au naturel, ni un autre nom pour désigner la concentration du divin dans la nature, le point atteint par l’élite religieuse de l’humanité : dans les deux cas, il serait un « privilège intellectuel qui n’existe que par son extériorité à l’égard de l’état commun » (p. 454). Il est au contraire une relation d’amour qui insinue un ordre nouveau, où le serviteur devient ami, frère, et même semblable à Dieu, qui place par grâce au cœur de tout homme une faim mystérieuse, un ordre qui se fond dans la nature sans pouvoir se confondre avec elle et empêche l’homme de trouver son équilibre dans l’ordre humain.

Ces trois problèmes, en fait, renvoient à l’unique problème de la relation, dans le Christ, de l’homme et de Dieu, et à celui de la relation du Christ avec chacun de nous. Ce problème, note Blondel, demeure encore largement inexploré : il n’est pas celui de la juxtaposition mécanique de deux réalités abstraites, mais celui d’un mélange d’ombre et de clarté qui semble la condition de toute conscience humaine. Ce n’est pas une curiosité vaine, un rêve, puisqu’il y a une « intuition personnelle du Sauveur en chaque âme », puisque la conscience de l’humanité du Christ est faite de toutes nos consciences humaines, de toute notre vie humaine et sensible. En même temps, « le vase de son humanité est façonné, dilaté par le flot divin qu’il y verse sans terme en un progrès non pas extensif, mais intensif, qui réalise l’assomption du fini par l’infini » (p. 455). « Sa science divine ne sert […] qu’à pénétrer tout son être de cette marque indélébile d’humanité totale, qui est la Passion même ». Celle-ci est sincère, humainement et divinement réelle. « Il est à la lettre le Fils de l’Homme » : « si la création a sa consistance en la connaissance et en la volonté amoureuse du Christ, le Christ a sa réalité singulière d’être contingent, par l’universel aboutissement de toute vie et de tout être créé en lui » (p. 456). « Loin donc qu’il faille amortir la divinité ou diminuer l’humanité du Christ pour les garder sauves l’une de l’autre, peut-être est-ce en prenant plus profondément conscience de leur réalité et de leur intimité que nous découvrirons le secret de leur unité en Lui et de leur union surnaturelle en nous » (ibid.).

Conclusion

Contre le double écueil de l’extrinsécisme et de l’historicisme, dont la confrontation provoque une crise insoluble, chacun ayant sa part de vérité sans pouvoir se concilier avec l’autre, il faut montrer un christianisme « à la fois plus concret et plus universel, plus divin et plus humain qu’on ne le dira jamais » (p. 457). Il faut une doctrine qui accorde d’autant mieux à chaque approche son autonomie qu’elle ne leur permet jamais l’isolement. Les faits et les formules n’ont jamais été qu’une double et fidèle traduction, en langage différent, de l’indivisible synthèse des sources de la vie et de l’action. Il faut considérer l’effort de tout l’être, mais encore « tenir compte du consensus de tous les êtres qui pratiquent une même vie et communient à un même amour ». Pour le dire autrement, « toute définition doctrinale est beaucoup moins une innovation qu’une reconnaissance authentique d’anticipations et de vérifications collectives. La pratique chrétienne nourrit la pensée de l’homme du divin et porte dans son action ce que l’initiative théologique en dégage progressivement » (p. 457-458). « S’il est vrai que la science chrétienne ne se passe pas de son appui historique (car les faits, ici, sont en même temps la réalité rédemptrice et la leçon révélatrice), l’histoire ne saurait, sans nous conduire au naufrage de la foi, se passer de la science chrétienne, j’entends par là les résultats méthodiquement acquis par l’expérimentation collective du Christ vérifié et réalisé en nous » (p. 458). Cette convergence profonde interdit désormais de dire « que la part qu’il peut avoir dans la vie intérieure de chaque chrétien n’est qu’affaire de psychologie individuelle » : il existe une « vraie science de l’action », dont l’Église, « sans que la théorie en ait été faite expressément, […] a l’expérience séculaire ; c’est pour cela qu’elle est seule compétente pour former dans les âmes le Christ authentique » (p. 458).

On le voit, la portée d’Histoire et dogme est considérable, et embrasse en profondeur des questions dont la pertinence est toujours aussi grande aujourd’hui. Il peut être à ce titre intéressant d’examiner la portée réelle de la pensée de Blondel au long du XXe siècle.

2. L’HÉRITAGE DE BLONDEL

Si importante qu’elle soit, il apparaît que la place de Blondel dans la philosophie du XXe siècle est trop souvent ignorée. Pourtant, outre son influence sur ses disciples directs, dont Henri Bouillard, Henry Duméry, Gaston Berger, et sur des mouvements catholiques comme l’A.C.J.F. ou les Semaines sociales, il a influencé jusqu’à Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty, Paul Ricœur, Jean Ladrière. Sa critique d’une philosophie – et d’une exégèse – prétendument sans présupposés (visant en particulier la l’exégèse historiciste, d’autant plus tenace qu’elle n’est pas consciente de ses a priori) précède celle d’Heidegger, de Bultmann, de Gadamer [3].

Beaucoup ont dit son influence sur l’approche conciliaire de la tradition mais on peut aussi rattacher, dans ce qu’elle a de meilleur, la méthode théologique des « signes des temps », prônée par ledit Concile, à sa méthode d’immanence. Par ailleurs, concernant l’exégèse et l’histoire, l’approche du magistère, telle qu’elle apparaît dans l’encyclique de Pie XII, Divino Afflante Spiritu (1943), ou dans le document de 1964 de la Commission biblique pontificale, De historica evangeliorum veritate (dernier document avant la réforme de cette commission par Paul VI en 1971), converge avec la sienne quand elle appelle à tenir compte des nouvelles techniques tout en se prémunissant des principes philosophiques et théologiques faux qui y sont souvent mêlés. On pourrait également citer son insistance sur la « circumincession de la réalité vécue et de la donnée dogmatique : docere, facere, ne se séparent point » [4] – perspective herméneutique et caractère christologique de la tradition qui sont maintenant des données communes de la doctrine catholique, telle qu’elle apparaît par exemple dans le document de la Commission théologique internationale de 1990, L’Interprétation des dogmes, ou dans le Catéchisme de l’Église catholique (88-90).

Blondel et Lubac

Le théologien qui a le plus été influencé par Maurice Blondel, et qui en a sans doute le mieux développé et fait connaître les intuitions, est certainement le P. de Lubac [5]. De nombreux développements lubaciens sont des reprises ou des prolongements de la pensée de Blondel, ainsi sa critique de la pure objectivité, ou sa notion de nature pure, et bien sûr sa célèbre thèse contre la conception extrinséciste du surnaturel et de la grâce. Blondel en effet s’était attaché à décrire les conditions rationnelles d’un véritable accès au surnaturel – raison pour laquelle Illtyd Trethowan a pu le qualifier de « prophète philosophique de de Lubac » – en condamnant les thèses « monophoristes » : par ce terme il désignait à la fois le « monophorisme intrinséciste », pour qui l’homme tire de lui-même, par spontanéité absolue, la vérité et la force dont il a besoin, sans avoir rien à recevoir du dehors, et le « monophorisme extrinséciste », selon lequel tout se fait par apport extérieur et doit être reçu passivement, sans coopération interne de la puissance obédientielle, à laquelle l’ordre surnaturel est superposé par dictamen extrinsèque.

On peut aussi rattacher à Blondel l’attitude critique de Lubac à l’égard de l’exégèse critique (et sa revalorisation concomitante de la productivité herméneutique de la tradition et de l’exégèse patristique), qu’il ne réfute pas mais veut purifier de sa myope fascination envers les faits bruts, si caractéristique du positivisme, qui empêche la compréhension synthétique de la vérité qui est l’objet des textes étudiés. Le passé est alors reconstruit sans prêter attention à ce qui, en lui, vivait ou naissait. Cette pratique de l’histoire critique oublie que celle-ci n’est qu’une abstraction, et confond son sujet et ce qu’elle peut en retrouver. Un tel historicisme identifie signification de l’histoire et déterminisme des événements observables et ainsi excède les limites de sa compétence, conformément à la vue blondélienne de sciences ayant chacune leur angle de vue limité sur l’unique réalité.

Comme chez Blondel, la critique de l’exégèse historico-critique s’inscrit dans le cadre plus large d’une critique du réductionnisme scientifique, en particulier quand il prétend traiter de la personne humaine voire de Dieu. Lubac a hérité d’ailleurs la critique du « totalitarisme » scientiste en tant que dogmatisme minant l’esprit critique scientifique réel – tout en reconnaissant que cette tentation au réductionnisme est inhérente à la pratique même de toute science : du reste une certaine science théologique, néoscolastique, qui tend à faire de la vérité infinie sa chose, n’est pas indemne de ces reproches d’objectivation et de curiosa cupiditas. Cette séparation opérée par le positivisme va très loin, comme le pointe Lubac à propos de ces « commentateurs si habitués à prendre tous les textes au ras de la lettre qu’ils en méconnaissent les conditions élémentaires de tout langage humain » et de son symbolisme inhérent [6].

Lubac critique cette dichotomie entre le savant et la foi dans la pratique de l’exégèse, qu’il voit déjà en germe chez André de Saint-Victor (mort en 1175 !), et reprend la distinction de Blondel – qu’on retrouve par exemple chez John P. Meier [7], à propos du Jésus historique – entre histoire au sens de science et histoire au sens de réalité. C’est pour lui le même problème que celui de l’histoire et de l’allégorie, de l’histoire et du dogme.

Comme Blondel il pense que la science historique est incapable à elle seule de fournir une interprétation complète des réalités spirituelles qui sont l’objet ultime des Écritures et qu’une exégèse authentique et complète doit intégrer dans son processus la tradition et la pratique chrétiennes. Telle fut en effet, à travers les diversités de tendances et d’appellations, la pratique chrétienne de l’exégèse, une unique « herméneutique traditionnelle » qui doit encore être à la base de l’exégèse aujourd’hui. Certes, elle commence par la tentative de saisir le sens historique et littéral et utilise l’ensemble des moyens scientifiques de connaissance disponibles, mais elle doit se prolonger en vue d’une « compréhension spirituelle » du Mystère du Christ, sujet des deux Testaments. Celui-ci « n’est pas à contempler curieusement comme un pur objet de science, mais il doit être intériorisé et vécu. Il trouve sa plénitude en s’achevant dans les âmes » [8].

L’interprète étant partie de la réalité qu’il s’agit de réinterpréter, l’appropriation fait partie de l’exégèse elle-même, puisque, également, la transformation du lecteur est le but du texte – but que certainement la science critique est incapable d’atteindre à elle seule –, d’où une causalité réciproque entre conversion au Christ et intelligence des Écritures [9].

Ainsi, pour Blondel comme pour de Lubac, l’histoire technico-critique et l’exégèse scientifique doivent se voir reconnaître une « autonomie relative » en tant que disciplines scientifiques mais ne sont qu’un élément parmi d’autres d’un processus herméneutique organique comprenant tradition et vie chrétiennes. Leur vue du passé est incomplète, bien qu’elle soit utile pour retracer les relations de causalité entre moments séparés du passé, et doit rester ouverte à l’explication réaliste qui gît quelque part dessous – ce fut l’objet du prologue du tome I du Jésus de Benoît XVI : « cette méthode [historico-critique], de par sa nature, renvoie à quelque chose qui la dépasse » [10] – et qui précisément gouverne et contrôle tous les faits extérieurs qui en émanent. Ce type de réflexion prend assez naturellement place dans le paysage actuel de la réflexion herméneutique, qui tend à ôter à la démarche historico-critique la place centrale qu’elle avait semblé occuper un temps.

CONCLUSION

Si la guerre de Blondel contre l’extrinsécisme a été largement remportée – resterait à voir si les dégâts « collatéraux » n’ont pas été plus qu’importants –, il faut regretter que sa pensée, à lui qui se fixait entre autres tâches de poser les « prolégomènes de toute exégèse future » [11], ne soit pas davantage connue et exploitée par les exégètes : Émile Poulat disait n’avoir jamais rencontré, en exceptant les PP. Chenu et Léon-Dufour (et l’on pourrait y ajouter le R. P. de la Potterie) un exégète catholique ayant lu Histoire et dogme [12]. On peut cependant remarquer que, prolongeant ces intuitions blondéliennes, la continuité des formes rituelles ainsi que des institutions a été prise par le R. P. Étienne Nodet, à la suite du R. P. Justin Taylor, comme point de départ d’une enquête historico-exégétique consacrée à l’eucharistie, lieu de transmission et d’interprétation [13].

Les réflexions fondamentales de Blondel que nous avons tenté de restituer montrent ainsi à quel point le projet de Joseph Ratzinger-Benoît XVI dans Jésus de Nazareth ramène au cœur de la foi : contre les excès possibles d’une certaine histoire critique, et les abus historicistes récents que nous avons déjà rappelés, notre regard est invité à se tourner vers le Jésus historique comme celui qui nous donne le Père, celui en qui le surnaturel s’unit avec le naturel, celui vers qui notre volonté, notre intelligence et notre cœur peuvent se tourner d’un même mouvement, confiants dans l’Église qui nous le fait connaître comme un don déjà total et cependant jamais achevé. Le Jésus de l’histoire vers qui nous regardons n’est pas une abstraction ni un mythe historique : il n’est rien s’il n’est celui en qui toute histoire s’enracine et rencontre son alpha et son oméga.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

Jérôme Moreau, Né en 1980. Ancien élève de l’E.N.S., agrégé de lettres classiques, des études de théologie et une thèse sur Philon d’Alexandrie. Enseignant à l’Université Lyon II.

[1] Histoire et dogme a été publié originellement dans La Quinzaine, en 1904, sous la forme de trois articles successifs (datés du 16 janvier, du 1er février et du 16 février). Nous donnons les références originales, ce qui explique l’absence de continuité dans la pagination des trois parties successives du texte (145-167, puis 349-373 et enfin 433-458).

[2] « La sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu, confié à l’Église » (Dei Verbum, 10).

[3] Respectivement : Sein und Zeit (Tübingen, 1927), Ist voraussetzungslose Exegese möglich ? (Theologische Zeitschrift 13, 1957, p. 409-417) et Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik (Tübingen, 1960).

[4] Lettre de Blondel à Le Roy du 16 septembre 1905, in Maurice Blondel, Lettres philosophiques, Paris, Aubier, 1961, p. 252.

[5] Il n’est que de souligner, outre sa propre correspondance avec le philosophe d’Aix, sa publication de la correspondance de ce dernier avec Teilhard de Chardin, avec le P. Johannes Wehrlé et avec le P. Auguste Valensin.

[6] Histoire et Esprit. L’Intelligence de l’Écriture d’après Origène, Paris, Cerf, Œuvres complètes, XVI, 2002, p. 205.

[7] John P. Meier, Un certain juif. Jésus. Les données de l’histoire. I Les sources, les origines, les dates, Paris, Cerf, 2004, p. 27-37. Il distingue le « Jésus historique », tel que la science historique peut le reconstruire, et le « Jésus réel » – ce qui lui permet d’écrire que « le Jésus historique n’est pas le Jésus réel » et inversement. L’exégète américain précise bien qu’il ne s’agit pas de la distinction entre historisch et geschichtlich, distinction dont il doute de l’utilité en contexte non germanophone.

[8] Histoire et Esprit, p. 391 ; voir encore p. 303-304.

[9] Rappelons le bel adage de saint Grégoire le Grand (In Hiezechielem, I, 4, 2) : Scriptura sacra cum legentibus crescit, « l’Écriture grandit avec ceux qui la lisent ».

[10] Jésus de Nazareth, Paris, Flammarion, 2007, p. 13.

[11] Lettre à Loisy du 15 février 1903. Il y précise : « réflexion critique sur les conditions d’une science de la Révélation et de toute littérature sacrée ».

[12] De Renan à Marrou. L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (actes du Colloque de Lille de 1997), Yves-Marie Hilaire (éd.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 110.

[13] Histoire de Jésus ? Nécessité et limites d’une enquête, Cerf, 2004.

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