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Théologie des quarante jours

P. Michel Gitton
Le texte ici reproduit avec quelques légères corrections a paru, il y a exactement vingt-cinq ans, dans la revue Communio. Les positions qu’il défendait n’ont provoqué aucun débat, ni aucune polémique, elles ont été tout simplement ignorées. Seul, à l’époque, le P. Bouyer manifesta son approbation. Est-il temps de les remettre sur la place publique et d’inviter à la discussion ?

L’Ascension reste, de tous les épisodes évangéliques, celui dont le statut théologique est le moins clair. Une certaine désaffection actuelle des chrétiens pour la fête de l’Ascension reflète sans doute l’embarras de la prédication à l’égard de ce mystère [1].

On a d’abord critiqué le symbolisme ascensionnel qui paraît une grossière évocation de l’exaltation céleste, trop liée à une représentation mythique du cosmos. Aujourd’hui, on se plaît surtout à souligner que Résurrection et Ascension s’équivalent, étant deux manières de dire, sur deux registres d’images différents, l’unique glorification du Christ. Les critiques se concentrent volontiers sur le récit de saint Luc au début des Actes des Apôtres dont le réalisme paraît incontournable [2] : l’Ascension y est datée et localisée, les Apôtres voient le Christ s’élever de terre, etc...

C’est donc à ce récit et plus exactement au délai de quarante jours mis par lui entre la Résurrection et l’Ascension que nous allons nous efforcer de rendre justice, répondant ainsi à la question : oui ou non, l’Ascension introduit-elle le Christ dans un nouvel état ?

Question de méthode : qu’est-ce que la « méta-histoire » ?

Comme dans beaucoup de questions exégétiques, il nous faut d’abord régler un préalable de méthode, d’ordre quasi-philosophique. En effet, l’his¬toricité de l’Ascension redouble un problème déjà posé à propos de la Résurrection : un événement transcendant, incommensurable, par défini¬tion, aux dimensions de l’ancien « éon », peut-il être encore situé par rapport à notre espace-temps ?

On connaît l’argument de ceux qui voulaient faire de la Résurrection du Christ un événement « méta-historique », connaissable seulement par la foi et dont seules les répercussions dans la vie des apôtres et des premières communautés chrétiennes seraient des faits constatables. Ce sont les mêmes qui s’insurgeaient (et s’insurgent encore) contre le réalisme des récits du tombeau vide et le constat empirique de la Résurrection en Lc 24, 38-43. La Résurrection serait donc de droit (et non pas seulement de fait) inaccessible à l’expérience sensible. Dans ces conditions, toute présentation de la Résurrection dans la trame des événements datés de la vie de Jésus serait une tentative équivoque pour ramener l’irruption du monde nouveau aux dimensions d’une réalité constatable. Une telle interférence du monde surnaturel et de la vie présente des hommes est jugée attentatoire à « l’autonomie du naturel » ; elle rompt le principe de non-concurrence qui est devenu un dogme chez certains théologiens [3].

D’aucuns ont déjà répondu à cette objection qui amène à rejeter une grande partie des témoignages du Nouveau Testament. Si Dieu ne peut agir dans la vie des hommes, si la trace de son intervention ne peut être saisie au niveau de l’histoire, ne doit-on pas dire avec saint Paul que notre foi est vide et que nous sommes de faux témoins de Dieu puisque nous avons attesté contre Dieu qu’il a ressuscité le Christ (1 Co 15,15) ? L’idée a priori que nous nous faisons du monde nouveau ne doit-elle pas être précisément remise en cause par la nouveauté de la Résurrection ? Une vision platonicienne, dont on a souligné par ailleurs l’incompatibilité avec la foi biblique, ne préside-t-elle pas encore à certains jugements sur la possibilité ou l’impossibilité d’un constat de la Résurrection [4] ?

Il faut reconnaître qu’ici, les témoignages de l’Écriture et de la première tradition sont troublants. Le P. Benoît, qui les a réunis de manière commode, nous montre qu’à côté de certains qui paraissent ignorer toute Ascen¬sion, la majorité des attestations de l’exaltation céleste visent une réalité purement théologique (ainsi Ac 2, 33 ; 1 Tm 3, 16...) et que, là où un événement semble décrit, il est situé tantôt le jour même de Pâques (Jn 20 et Lc 24), tantôt quarante jours plus tard (Ac 1) [5].

La solution de l’exégète français est bien connue. Elle consiste à admettre l’historicité de la Résurrection elle-même, c’est-à-dire la matérialité de la sortie du tombeau et le resurgissement de la vie physique et spirituelle [6]. Par contre, la glorification du Christ lui paraît un événement d’un autre ordre, pratiquement concomitant de la Résurrection. L’Ascension visible, clairement affirmée en Ac 1, est pour lui une mise en scène du Christ glorieux (une parabole en acte, diront certains), pour traduire cette réalité et clôturer le temps des apparitions. C’est ainsi qu’il conviendrait de distinguer exaltation céleste (acquise le jour de Pâques) et ascension visible (quarante jours après).

Cette solution élégante semble préserver l’essentiel. Elle a été suivie par de nombreux théologiens et exégètes de tendance plus ou moins conservatrice (Lohfink, A. Feuillet) [7]. Elle nous paraît néanmoins reposer sur des présupposés qui n’ont jamais été critiqués et qui sont finalement les mêmes que ceux qu’on opposait à l’historicité de la Résurrection. En effet, elle suppose une définition antithétique de l’histoire et du mystère qui nous laisse songeur. Le P. Benoît écrit en effet : II y a entre le départ visible du Mont des Oliviers et la session auprès du Père la distinction essentielle qui existe entre le naturel expérimentable et le surnaturel transcendant [8]. Le tout est de savoir ce que recouvre cette distinction. Pour l’éclairer, le P. Benoît la rapproche — malencontreusement à notre avis — de celle qu’on a voulu mettre entre le « fait de la Résurrection » et ses « manifestations ». Nous voilà revenu au schéma précédent, pour lequel il y a deux ordres de réalités : celles qui sont du domaine de la foi et celles qui ressortissent de l’expérience sensible. Les secondes, quand elles s’appellent apparitions ou ascension visible, sont des concessions indulgentes faites à notre faiblesse d’êtres sensibles [9]. La réalité surnaturelle pourrait être crue sans manifestation sensible, mais c’est un fait qu’il nous faut une béquille pour l’accepter. On ajoute généralement que ces manifestations se déploient dans une succession chronologique, alors que l’événement (si l’on peut encore l’appeler ainsi) transcendant dépasse toute temporalité. L’exégète allemand Lohfink pousse jusqu’au bout la logique de cette manière de voir :

Le même événement transcendant peut se manifester dans un nombre quelconque d’apparitions. Si les manifestations sont historiquement des évènements distincts, l’évènement manifesté est cependant toujours le même. De plus, la richesse infinie de l’évènement transcendant ne peut jamais être manifestée dans le fini. [10]

Ne sommes-nous pas ramenés à l’opposition préchrétienne du sensible et de l’intelligible, ou encore du fini et de l’infini, au détriment de tout ce qu’a apporté de juste la notion d’histoire du salut ? On a beau parler d’événement et d’histoire, la « méta-histoire » dans laquelle on veut confiner la Résurrection et l’Ascension n’a plus qu’un lien accidentel avec la trame des événe¬ments que constatent les hommes ; les signes qui leur sont concédés ne sont plus que la traduction, grossière et forcément inadéquate, d’une réalité céleste, transcendante, qui seule importe.

En réalité, si le Verbe s’est fait chair et si nous avons vu sa gloire, ou, pour reprendre un titre célèbre, si Dieu a parlé dans l’histoire et non en marge de celle-ci, cela veut dire que certains événements, ayant eu lieu dans le temps et l’espace de ce monde-ci, portent tout le poids de l’irruption du monde nouveau. Sans doute ces événements débordent-ils notre histoire et, à ce titre, sont-ils — si l’on veut — « méta-historiques » Mais l’initiative de Dieu n’en a pas moins pris place dans le registre phénoménal qui est le nôtre. Elle a eu lieu un jour, en un endroit ; elle pourrait être constatée par des yeux humains. La foi en effet n’est pas le moyen d’atteindre autre chose que ce que Dieu nous a donné à voir dans l’histoire, mais elle consiste en la possibilité de le voir pleinement, sans a priori réducteur et en l’intégrant dans une totalité où elle prend tout son sens [11]. Toute dichotomie entre le mystère et son point d’ancrage historique est en définitive une négation de l’Incarnation.

Mais ce qui est vrai de la Résurrection (si Jésus n’est pas sorti de son tombeau en chair et en os, au cours de la nuit de Pâques, ma foi est vaine) peut-il encore l’être de l’Ascension ? La dualité des événements rapportés suffit-elle à affirmer une différence d’état entre les deux ? On se heurte à l’objection selon laquelle, le Christ glorieux ne pouvant connaître de devenir et donc de changement de statut, tout écart temporel ne peut avoir de sens que relativement à nous et ne saurait lui être attribué. Il suffit de voir l’ingéniosité qu’est obligé de déployer saint Thomas d’Aquin, quand il veut exprimer le changement que connaît le Christ du fait de son Ascension [12]. Mais justement, nous sommes là ramenés à la même vision philosophique de la « méta-histoire » qui relativise les manifestations historiques, au profit d’une certaine transcendance. S’il est clair que le nouvel « éon  » ne prolonge pas les déterminations spatio-temporelles de l’ancien, il l’est moins qu’il faille en faire une entrée pure et simple dans l’éternité divine [13]. Il se pourrait que l’apparente naïveté des formules bibliques nous renseigne plus sur le nouvel « éon » que tous les a priori métaphysiques.

Il y en a une justement qui pose à nos auteurs une difficulté presque insurmontable : c’est le « pas encore » de Jn 20, 17. Le Christ ressuscité lui-même semble indiquer que la Résurrection et l’Ascension ne se recouvrent pas totalement. Sinon pourquoi dire : Je ne suis pas encore remonté vers mon Père ? Nous ne préjugeons pas ici de la place chronologique de l’Ascension d’après saint Jean. Mais, même si l’Ascension a eu lieu quelques heures seulement après Pâques, il reste que les deux événements sont perçus comme distincts, non seulement par rapport à nous, mais par le Christ lui-même. Et c’est cela qui compte pour l’instant, car cette simple constatation détruit tout l’édifice de ceux qui voudraient créer une distinction définitive entre une Ascension visible et une Glorification « méta-historique ». Celle-ci prend bel et bien place dans le temps, même si elle le dépasse.

Question d’exégèse : de quelle Ascension parle-t-on ?

Revenons maintenant sur le débat exégétique pour constater qu’il existe un réel problème : A s’en tenir aux textes évangéliques, il existe plusieurs présentations du fait de l’Ascension qui paraissent difficilement conciliables entre elles.

La première difficulté, bien connue, est celle qui résulte du désaccord existant entre la finale de l’Évangile de Luc et le début des Actes, deux textes réputés néanmoins du même auteur. On connaît la présentation de la Résurrection à la fin du troisième évangile (chapitre 24) qui se répartit en trois volets :

1. autour du tombeau (v. 1-12) : les saintes femmes reçoivent des anges une première annonce ; elles ne sont pas crues ; Pierre vient constater que le tombeau est vide.

2. sur la route d’Emmaüs (v. 13-35) : deux disciples découragés rencontrent Jésus et découvrent son identité au terme de leur route avec lui. Ils rentrent tout de suite à Jérusalem apporter la nouvelle.

3. au Cénacle (v. 36-53) : Jésus se montre aux Onze rassemblés, il leur permet de constater la réalité de sa Résurrection, puis il les entraîne sur le Mont des Oliviers et il est emporté au ciel.

Ces trois parties sont très fortement liées entre elles, toutes les manifestations du Christ ressuscité convergeant vers la rencontre avec les Apôtres qui devront ensuite être les témoins de la Résurrection.

L’intervalle chronologique entre ces différentes scènes est très faible. Les disciples d’Emmaüs rencontrent le Christ « ce jour même » (celui de Pâques) ; l’ayant reconnu, ils partent « sur l’heure » et rentrent à Jérusalem, « ils parlaient encore » quand le Christ apparaît au Cénacle. Les derniers enseignements et l’Ascension sont introduits par une liaison plus vague (« puis »), mais ne supposent pas un très long intervalle. Comme l’écrit le P. Benoît : s’il (Luc) n’a pas voulu les placer en un même jour, il a au moins accepté de donner cette impression [14].

Dans le chapitre 1 des Actes au contraire, le délai de quarante jours est bien marqué : il est donné explicitement comme le laps de temps nécessaire à accréditer définitivement la Résurrection par plusieurs apparitions, et également comme l’occasion de divers enseignements sur le Royaume de Dieu. On sait que Luc marque ainsi la jointure entre le temps de la vie du Christ et le temps de l’Église, selon une vision de l’histoire du salut qui lui est particulièrement chère : les apparitions sont l’achèvement de l’économie du Christ ; avec l’Ascension et la Pentecôte commence l’aventure de l’Église qui rejoue sur son mode propre celle de Jésus-Christ.

D’un autre côté, la critique a montré que Jn 20,17 (Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu) ne pouvait guère renvoyer à l’événement décrit par le chapitre 1 des Actes, en dépit des commentateurs anciens [15]. Jésus n’a nulle¬ment besoin de faire avertir ses disciples de l’Ascension par Marie-Madeleine, puisqu’ils se reverront avant et que cette Ascension se déroulera, d’après le témoignage des Actes, en leur présence. De toute évidence, il s’agit de quelque chose d’imminent et de caché. Le présent « je monte », comme l’a remarqué entres autres le P. Benoît, ne peut viser qu’un futur proche et non un épisode séparé par quarante jours [16].

On ne peut néanmoins parler de deux présentations de l’Ascension : une située le jour de Pâques et qui serait commune à Jn 20 et à Lc 24, l’autre réservée aux Actes, quarante jours plus tard. C’est bien de la même scène que parle Luc dans son évangile et dans les Actes ; le prologue de ce dernier ouvrage fait visiblement allusion à la fin de son « premier livre », où est déjà mentionnée l’Ascension (jusqu’au jour où, après avoir donné ses instructions aux Apôtres... il fut enlevé au ciel). Il se peut, comme l’ont suggéré certains auteurs, que le début des Actes soit justement là pour compléter la finale de l’Évangile, en intégrant des informations dont Luc ne disposait pas au moment de la rédaction de son Évangile [17]. Ajoutons que l’Ascension de Lc 24 se distingue essentiellement de celle dont parle Jn 20 par son caractère visible et quasi public. On ne saurait donc citer ce texte pour affirmer deux traditions rivales.

La seule vraie difficulté vient donc de Jn 20,17, dont nous tirons peut-être trop facilement la conclusion qu’elle parle d’un événement intérieur et contemporain de la Résurrection.

On dit couramment, et cela est incontestable, que le quatrième évangile ignore toute disparition du Christ ressuscité. Qu’on arrête le texte primitif à la fin du chapitre 20, ou qu’on prenne l’épisode rajouté du chapitre 21, le récit se termine sur la présence du Christ au milieu de ses Apôtres, sans indiquer, semble-t-il, aucune limite à cette présence. L’Ascension de Jn 20, 17 ne marque donc plus, comme dans Ac 1, la fin des apparitions. Là où Luc indiquait une coupure entre le temps du Christ et celui de l’Église, Jean soulignerait au contraire une continuité : la vie de l’Église est une participation à l’existence du Ressuscité, présent sacramentellement au milieu des siens (les connotations sacramentelles sont vraisemblables en Jn 20, 22-23 et en Jn 21, 13 ; mais elles ne sont pas non plus absentes de Lc 24). C’est pourquoi l’Ascension ne pourrait plus être qu’un événement intérieur, méta-historique, non distinct dans le temps de la Résurrection, de même que la « petite Pentecôte » de Jn 20, 22-23 rendrait inutile la mise en scène lucanienne d’une effusion publique de l’Esprit marquant la naissance de l’Église.

Ce genre de considération pèche encore une fois par a priori. Repérer une tendance chez un évangéliste est une chose ; supposer qu’il a fait passer par cet unique filtre toutes les données dont il disposait sur Jésus est excessif. On constate que le récit johannique des apparitions ne nous plonge nullement dans une ambiance intemporelle : « Le soir du premier jour de la semaine » (20, 19), « huit jours plus tard » (20, 26), « après cela » (21, 1), sans parler du « pas encore » de Jn 20, 17. Les apparitions sont datées et se déroulent, semble-t-il, dans un laps de temps assez bref, qui n’est nullement incompatible avec les quarante jours de Luc. Si l’évangile ne parle pas d’une disparition de Jésus, il considère néanmoins que les signes de Jésus (20,30), ou encore ses actions (21, 25), parmi lesquelles il faut compter les apparitions, forment une série nécessairement close, même s’il est impossible d’en donner l’énumération exhaustive.

D’autre part, il n’est pas exact de dire qu’il n’a jamais été question d’un départ du Christ dans le quatrième évangile. C’est au contraire une notion fort répandue, spécialement dans les discours après la Cène. Il est notable que le départ est donné comme condition d’une nouvelle visibilité (16, 16) et du don du Saint-Esprit (16, 7). Tout cela pourrait s’entendre de la Passion du Christ qui est un départ suivi d’un retour, mais il semble difficile d’exclure la perspective de l’Ascension, notamment dans le passage où il est dit que le Christ part nous préparer une place et qu’il viendra nous prendre avec lui (14, 3) [18].

En fait, le temps des apparitions est présenté par Jean dans cette ambiguïté essentielle : temps provisoire qui achève l’économie terrestre du Christ, il aboutit à un départ visible, il est aussi temps initial de la vie nouvelle, instaurée par le mystère pascal, il se prolonge dans toute l’existence de l’Église. Le second élément, fortement mis en valeur par Jean dans les chapitres 20 et 21, ne doit pas faire oublier le premier, mieux présenté dans Luc, mais présent chez Jean lui-même.

Ces considérations nous préparent peut-être à comprendre l’énigme du verset 17 de Jn 20, où l’Ascension (si c’est d’elle qu’il s’agit) est envisagée sous deux aspects :

  • en devenir (je monte — présent).
  • en acte (je ne suis pas encore monté — parfait).

A lire le texte dans son sens le plus obvie, on dirait qu’il y a quelque chose qui commence (qui a commencé dès la Résurrection) et quelque chose qui n’est pas encore réalisé ; un processus est engagé, qui n’a pas encore connu son terme. Se pourrait-il que l’Ascension, ce soit précisément ces deux réalités ?

La raison donnée par Jésus pour refuser les marques d’affection de Marie (ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père) est généralement interprétée comme le signe que le Christ est dans un état nouveau et ne peut être atteint de la façon dont il était accessible dans sa vie prépascale. C’est interpréter le texte exactement au rebours de ce qu’il affirme, comme si Jésus disait : « ne me touche pas, car je suis déjà monté vers mon Père » [19].

Parmi les commentateurs anciens et modernes qui ont aperçu la difficulté, il faut retenir quatre hypothèses principales :

1. Celle, apparemment récente, qui consiste à traduire : « Ne me retiens pas », au lieu de : « Ne me touche pas », comme si le geste possessif de Marie était en contradiction avec la tension du Christ vers le ciel [20].

2. Celle de Dom Delatte qui glose ainsi le passage : Ne vous attachez pas à moi comme pour me retenir, comme si vous deviez me perdre aussitôt, comme si cette entrevue était la dernière. Nous aurons encore l’occasion de nous revoir, car l’heure n’est pas venue pour moi de remonter à mon Père. [21]

3. L’interprétation de saint Jean Chrysostome suppose que la défense formulée par le Christ (comprise comme : ne me touche pas) est destinée à faire prendre conscience à Marie du nouvel état dans lequel se trouve le corps du Christ : état « meilleur » que le précédent ; le second membre de phrase ne peut donc s’entendre que comme la réponse à une question tacite qui surgit dans l’esprit de son interlocutrice : Si tu me vois, ce n’est pas que je sois encore mortel, mais parce que je ne suis pas encore remonté... [22]. Beaucoup d’auteurs modernes suivent plus ou moins cette interprétation : le Christ voudrait détourner Marie d’un rapprochement trop sensible avec lui, au profit d’un service ecclésial, sa présence ne serait donc que provisoire et pédagogique [23].

4. Pour plusieurs auteurs patristiques, Jésus interdit à Marie de le toucher, car il n’est pas remonté au ciel envoyer le Saint-Esprit qui lui permettrait de le toucher vraiment dans la foi (saint Augustin) [24] et dans l’eucharistie (saint Cyrille d’Alexandrie) [25].

La première hypothèse, outre la difficulté de traduction (retenir au lieu de toucher), supposerait que le Christ ressuscité puisse être arrêté dans son Ascension vers le Père par un geste humain, ce qui est peu vraisemblable. Néanmoins l’idée d’une tension du Christ vers son ultime accomplissement dans l’Ascension nous paraît juste. La seconde, si charmante qu’elle soit, se heurte au contexte. Jésus ne paraît pas encourager le geste de Marie, mais lui proposer une tâche ecclésiale qui, la séparant dans un premier temps de lui, lui offre une autre possibilité, plus profonde, de rencontre avec lui. C’est là l’élément juste de la troisième hypothèse, mais celle-ci ne paraît pas résoudre de façon convaincante l’énigme du deuxième membre de phrase. Reste la quatrième, qui est la seule à regarder la difficulté en face. Elle suppose un réel inachèvement dans la rencontre que Marie-Madeleine peut faire du Christ avant son Ascension. Cet inaccomplissement n’est pas seulement subjectif (dans les dispositions de Marie qui ne seraient pas assez pures, par exemple), mais concerne le Christ lui-même. Un événement ne s’est pas encore produit qui permettrait une relation transformante et pourtant familière entre Jésus et ses disciples. En attendant, Jésus est tendu vers son Ascension, comme il était tendu vers l’Heure du Père.

Mais, en même temps, il est déjà en train de "monter". Il faut que Marie-Madeleine le fasse savoir. L’Ascension n’est pas seulement au terme des quarante jours, elle est déjà à l’œuvre dans ce temps où Jésus se mani¬feste sensiblement à ses disciples. Telle est, à ce qu’il nous semble, l’affirma¬tion mystérieuse que Jésus confie en Jn 20, 17. 11 ne s’agit pas de séparer des scènes où la glorification du Christ serait acquise et d’autres où elle serait en devenir. Dans la même phrase, le Christ johannique dit l’inachèvement et le début de la réalisation.

Vers une théologie des quarante jours

Nous en sommes arrivés à appeler Ascension deux réalités dont Jean serait le seul à affirmer la coexistence d’une part un processus intérieur qui commence avec la Résurrection et d’autre part un achèvement extérieur qui a toute chance de coïncider avec la grande scène d’Ac 1.

Si nous avons vu juste, le délai de quarante jours indiqué par Luc serait le temps mis par le Christ pour opérer cette « montée » qui n’est pas tant une élévation dans les airs qu’une acquisition par son humanité de la plénitude de son état glorieux, l’Ascension visible étant le signe de la dernière étape, l’introduction dans son état définitif vis-à-vis du Père et des hommes.

Cette affirmation a de quoi choquer ceux qui sont habitués à voir dans la Résurrection du Christ un mode d’être si nouveau qu’il n’aurait plus aucun point commun avec l’expérience terrestre. Mais il parait difficile d’y échapper à partir du moment où l’on prend au sérieux la totalité des témoignages évangéliques.

La même difficulté n’a-t-elle pas saisi la pensée chrétienne à chaque fois qu’il s’est agi de penser la divinisation de l’humanité du Christ selon l’axe historique (et plus seulement métaphysique) ? La perfection de l’union des natures semblait exclure toute possibilité de devenir et de croissance, si bien qu’on n’a pas toujours vu que la perfection du Christ homme consiste justement à consentir pleinement, librement, filialement, à cette croissance reçue du Père [26]. Pourquoi, dans ces conditions, arrêter ce développement à la mort ? Le temps qui sépare Pâques de l’Ascension ne pourrait-il pas être celui du « perfectionnement » dont parle l’Épître aux Hébreux (5, 9) et qui permet au Christ d’accéder, dans son humanité, à la plénitude du contact avec Dieu au profit des hommes ?

Cette conception de l’Ascension a plusieurs conséquences que nous voudrions dégager brièvement. Tout d’abord, elle suppose que l’expérience de la Résurrection n’est pas intemporelle. Le délai de quarante jours n’est pas seulement un temps pédagogique offert aux Apôtres, leur apprenant à vivre du Christ selon une autre modalité que l’être-là de sa présence prépascale ; il est aussi le temps mis par le Christ à franchir les étapes de sa glorification ; il est « monté », un peu au sens que Grégoire de Nysse donne à ce mot à propos de Moïse gravissant le Sinaï (où il passe également quarante jours !). L’état de ressuscité comporte donc un rapport au temps (comme d’ailleurs à l’espace) ; le Christ glorieux ne s’évapore pas dans l’éternité et l’immensité divine ; son expérience garde cette structure spatio-temporelle qui est liée fondamentalement à notre condition de créature corporelle. Sans doute faut-il se garder de spéculer sur ce que peut être le "temps glorieux". Il nous suffit de savoir que le monde de la gloire n’est pas pure instantanéité. Cette conclusion pourrait avoir des conséquences sur plusieurs problèmes théologiques actuels et éclairer des questions discutées comme l’identité du sacrifice de la croix et du sacrifice eucharistique (comment penser autrement ce que chaque messe a de nouveau, à l’intérieur de l’unique et perpétuelle disposition oblative du Christ glorieux ?), le sens de l’Assomption de la Vierge Marie (sinon, en quoi son cas se distinguerait-il de la Résurrection générale au dernier jour ?), voire le délai entre la mort individuelle et la résurrection de la chair.

L’autre conséquence serait de répartir sur deux épisodes (Résurrection et Ascension) ce que l’on veut faire porter habituellement à la seule Résurrection. Quand, aujourd’hui, on refuse à celle-ci d’être une « revivification de cadavre », quand on souligne l’abîme qui existe entre la Résurrection du Christ et celle de Lazare, c’est qu’on veut maintenir le caractère unique de la glorification du Christ, le fait qu’elle est l’entrée dans une réalité nouvelle et proprement eschatologique ; mais cette conclusion s’obtient le plus souvent aux dépens du réalisme charnel et de la vérité historique de la Résurrection. A partir du moment où l’on distingue Résurrection et Ascension, ne devient-il pas possible d’envisager l’événement de Pâques comme le point de départ d’une trajectoire dont l’aboutissement est sans doute de mettre le Christ très au-dessus de nos conditions d’existence et de la caducité de notre monde, mais dont le surgissement initial consiste au moins en cela, qui lui est commun avec Lazare : arracher son corps aux lois de la décomposition ? La différence avec les autres résurrections ne viendrait pas uniquement de ce que la mort est désormais définitivement vaincue, mais, plus essentiellement, du fait que cette résurrection-là est suivie d’une montée, montée mystérieuse d’ailleurs, qui dote le Christ de propriétés toujours plus transcendantes [27].

Qu’on nous permette au moins de risquer l’hypothèse.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Hans-Urs von Balthasar a vu d’emblée l’importance des quarante jours pour une théologie de l’histoire : « Les quarante jours du Christ ressuscité appartiennent à son temps terrestre aussi bien qu’à son temps éternel » (dans La Théologie de l’Histoire, Parole et Silence, 2003, p. 73).

[2] Il se pourrait que le même scrupule ait inspiré le témoin dit occidental du texte d’Ac 1 : le Codex Bezae et la Vetus Latina estompent le caractère visuel de l’Ascension en faisant intervenir tout de suite la nuée qui vient dérober Jésus aux regards de ses Apôtres.

[3] Son rôle est central dans les nouvelles christologies qui refusent Chalcédoine. Cf. J. Galot, Vers une nouvelle Christologie, Duculot et Lethielleux, 1971, p. 5-40.

[4] Cf. J.L.Marion, « Ce mystère qui juge celui qui le juge », Résurrection n° 32, [ancienne série] (1970), spécialement p. 73-76 ; réédité dans n° 86-87 [nouvelle série] (2000).

[5] « L’Ascension », Revue Biblique 56 (1949), p. 161-203, désormais abrégé RB.

[6] Il souligne à juste titre que la Résurrection et l’Exaltation ne sont pas deux « langages » susceptibles de traduire chacun à sa façon le nouvel état dans lequel rentre le Christ. Si certains textes parlent de glorification tout de suite après la Croix, ce n’est nullement pour nier le fait de la Résurrection, affirmée explicitement ailleurs (RB, 182-186).

[7] G. Lohfink, « Der Historische Ansatz der Himmelfahrt Christi », Catholica 17 (1963) p. 44-84 (cité Cath.).

[8] RB, 195.

[9] Ibid.

[10] Cath. 73.

[11] Rousselot (« Les Yeux de la foi », Recherches de Science Religieuse I, 1919, p. 241-259 ; p. 444-475), le premier, a donné les moyens de comprendre comment la foi repose sur des signes, auxquels elle donne tout leur sens, mais qui sont d’abord des faits constatables. Sur le « surnaturel historique », il convient de remonter à toute une ligne de pensée où figurent M. Blondel, H.I. Marrou et d’autres, étonnamment méconnus des exégètes. Nous ajouterions volontiers les réflexions de Jean Guitton, telles qu’elles figurent notamment dans Mon Testament Philosophique, Presse de la Renaissance, 1997, pp. 62-80.

[12] « Il faut dire que, par son Ascension au ciel, le Christ ne connaît aucun accroissement en ce qui concerne l’essence de la gloire, soit quant au corps, soit quant à l’âme ; cependant il a connu un accroissement en ce qui concerne la décence du lieu, ce qui fait partie des conditions d’un exercice heureux de cette gloire ; et de cette décence il retira une certaine joie, non qu’il commençât au moment de son Ascension à s’en réjouir comme de quelque chose de nouveau, mais parce qu’il s’en est réjoui d’une manière nouvelle, comme de chose réalisée » (Somme Théologique, IlIa, qu. 57, art. 1, ad. 2).

[13] O. Cullmann, dans Le Christ et le Temps, Delachaux et Niestlé, 1947, a osé remettre en cause une idée toute philosophique de l’éternité divine, comme instantanéité, qui n’est pas celle des auteurs bibliques.

[14] RB, 169.

[15] Saint Jean Chrysostome par exemple (ln Joh. 86 = PG 59, 469) : « ‘Va dire à mes frères Je vais vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu’. Pourtant il n’est pas sur le point de le taire ; mais c’est seulement au bout de quarante jours. Pourquoi donc le dit-il ? Pour élever son esprit et le persuader qu’il va monter aux cieux ».

[16] RB, 170.

[17] Le P. Benoît (RB, 193) le suggère hypothétiquement : « n’a-t-il recueilli cette précision que plus tard, entre la composition de ses deux ouvrages ? »

[18] Sur le thème du départ chez Jean et Ignace d’Antioche, cf. G. Lohfink, Die Himmelfahrt Jesu ( ... ), Munich, 1971, p. 100 s.

[19] Caractéristique est par exemple la note de la TOB sur Jn 20, 17 : « Jésus entend signifier à Marie que le changement qui s’opère en lui en fonction de son passage auprès du Père va entraîner un autre type de relation ». (La Bible de Jérusalem, elle, ignore carrément la difficulté et ne lui consacre aucune note).

[20] « Ne me retiens pas » (traduction liturgique courante).

[21] L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Solesmes, 1975(rééd), p. 399.

[22] In Joh 86, 2 = PG, 59, 469.

[23] Ainsi, Hans-Urs von Balthasar, dans Théologie der drei Tage (éd. française, sous le titre Pâques : le Mystère, p. 247-249, Cerf, 1991).

[24] In Joh. 121, 3 = PG 35, 1957. Mais c’est un thème sur lequel Augustin revient fréquemment.

[25] In Joh. 12 = PG 74, 696 B-C. C’est aussi l’opinion du P. Benoît (RB, 184).

[26] C’est ce que met en valeur admirablement J. Guillet, La Foi du Christ, Paris, Desclée, 1980.

[27] Nous ne voulons pas dire, bien sûr, que la résurrection du Christ ne serait rien de plus que celle de Lazare. Mais elle est au moins cela, la réanimation d’un corps déjà mort, ceci n’étant que le point de départ d’une trajectoire infinie.

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