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Théologie mystique

Charles-André Bernard, « Théologies », Cerf, Paris 2005, 374 p.
Matthieu Cassin

Le P. Charles-André Bernard, jésuite, a été longtemps professeur à l’Université grégo-rienne, à Rome ; il est mort le 1er février 2001, laissant inachevé son dernier ouvrage, qui venait couronner la trilogie pour laquelle ce spécialiste de mystique est le plus célèbre, Le Dieu des mystiques. Trois volumes sont parus de son vivant, I Les Voies de l’intériorité (1993), II La Con-formation au Christ (1998), III Mystique et action (2000). Le volume que nous présentons aujourd’hui se voulait un traité systématique, venant rassembler les acquis de l’enquête et de l’analyse des trois premiers volumes ; le genre s’en apparente au précieux volume que l’auteur avait donné en 1986 dans la même collection, Traité de théologie spirituelle. En effet, ce jésuite s’est attaché, tout au long de sa vie d’étude et d’enseignement, à tenter de redessiner la place de la spiritualité, et en particulier de sa partie mystique, dans le champ des disciplines théologiques, et par rapport à l’anthropologie. Malheureusement, ce dernier volume demeure inachevé, du fait de la mort de l’auteur, et c’est cette œuvre laissée en chantier que Maria Giovanna Muzj a préparée pour la publication.

Le volume se compose de trois éléments d’inégale longueur et d’inégale importance : après l’appareil introductif, très bref mais replaçant clairement l’auteur et l’ouvrage dans leur contexte, on trouve un premier texte du père Bernard, publié en réponse à une enquête roumaine en 1996, et qui constitue un résumé de sa propre main de sa démarche et de ses principaux accents. Ce premier texte n’est pas sans intérêt, mais il n’a pas la qualité du second. Car viennent ensuite les quatre premiers chapitres de la Théologie mystique proprement dite. Le plan de l’ouvrage avait été tout entier tracé par l’auteur, au début de son travail ; il comprenait trois parties, « Approches », « Problèmes », « Enseignements ». Seule la première, ainsi que le premier chapitre de la seconde, ont été rédigés : le lecteur est donc abandonné au milieu du gué, mais le chemin parcouru en compagnie de l’auteur compense largement le suspens dans lequel est laissé celui qui l’a suivi jusque-là. La troisième et dernière partie, plus brève et d’un moindre intérêt pour le simple lecteur, est composée d’une bibliographie du père Bernard, et des ouvrages ou articles concernant sa personne et son œuvre, y compris les comptes-rendus de ses différents volumes.

Dans le corps de l’ouvrage, l’auteur livre une synthèse de son long travail d’analyse phénoménologique, mené auprès des grands mystiques catholiques au long des trois volumes du Dieu des mystiques. Ici encore, il s’en tient à la mystique chrétienne catholique, en prenant même peu en compte l’Orient grec des premiers siècles, hormis le Pseudo Denys, figure incontournable. Mais rien sur Évagre, rien sur Cassien ou sur Jean Climaque, dans ce dernier ouvrage. Cependant, le livre s’ouvre par une mise en perspective de la mystique, et en particulier par une utile distinction entre objet mystique, qui varie largement selon les traditions religieuses, et démarche mystique, qui est bien plus aisément comparable.

La très grande richesse de cet ouvrage réside dans la synthèse d’une si longue analyse… C’est que la construction théorique en forme de traité s’appuie sans cesse sur les analyses de détail menées auprès de chacun des mystiques envisagés dans les trois tomes précédents – les renvois constants à ces trois titres font d’ailleurs de ce quatrième volume une sorte de guide de lecture thématique, fort utile pour qui souhaite étudier transversalement telle ou telle question dans l’ensemble des cas envisagés. En outre, des « Notes de lecture » viennent interrompre le discours magistral, se penchant sur tel auteur ou tel problématique, et donnant tout à la fois des indications de lectures et des commentaires critiques sur les principaux ouvrages suggérés ; les premières sont d’une grande richesse et d’une grande utilité pédagogique ; elles se font parfois, dans la suite de l’ouvrage, moins riches en informations et constituent davantage des prolongements et développements libres de la réflexion que des appendices informatifs.

On peut retenir, outre la réflexion d’ensemble sur la nature de la mystique et ses formes, qui dépasse de loin le cadre de ce compte-rendu et mériterait une étude à part soi, une attention toute particulière accordée par l’auteur à l’affectivité, domaine qui est bien souvent laissé de côté par la théologie et qui est ici prise en compte comme l’une des clefs de compréhension de la mystique, mais tout aussi bien de la spiritualité, voire de la théologie chrétienne. On peut aussi noter, comme c’était déjà le cas dans les trois volumes précédents, mais d’une manière bien plus inattendue dans un ouvrage prenant la forme du traité, une attention constante à la diversité des expériences individuelles, et à ce qui, en elles, échappe durablement à la réduction conceptuelle.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet ouvrage, et sur les trois qui l’ont précédé. Nous laissons au lecteur le soin d’en découvrir davantage, sans exclure la possibilité d’y revenir nous-même par la suite, hors du cadre étroit d’une simple recension. Il faut encore dire que si l’ouvrage n’est pas toujours d’accès aisé ni immédiat, un lecteur patient, qui fera l’effort de jeter de temps à autre un regard aux précédents volumes pour éclairer ce que la synthèse peut ramasser trop étroitement, en tirera grand fruit.

Matthieu Cassin, Né en 1980, élève de l’Ecole Normale Supérieure.
http://matthieu.cassin.org

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