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Thèses sur le vrai

P. Jean-Yves Lacoste

I

Nous vivons dans une culture philosophique où « vrai » se dit le plus souvent de phrases, ou de propositions. Et innombrables sont les phrases, du coup, dont nous avons le droit de dire qu’elles sont vraies. Il est vrai que « la neige est blanche ». Il est vrai que « dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés de l’angle droit ». Il est vrai qu’Untel naquit tel jour en telle année. Et lorsque nous voulons prouver qu’il y a un lien entre nos phrases et les choses dont elles parlent, il nous suffit de faire disparaître des guillemets : « la neige est blanche » est une phrase vraie si la neige est blanche. Les exemples que nous venons de citer ne sont pas ceux de vérités difficiles d’accès : ils ne nous communiquent que des « vérités de fait » ou (théorème de Pythagore) des vérités aprioriques sans lien avec quelque fait que ce soit mais pleinement accessibles à quiconque a admis un petit nombre d’axiomes. Exemples simples, foisonnement des propositions vraies, nul ne peut désespérer de la vérité, ou du sens de « vrai ». Les théories de la vérité sont certes abondantes, et parfois mal compatibles entre elles. Leur abondance est à vrai dire une bonne chose. Après une fort longue période où régnait une entente tacite sur le vrai (« correspondance de la chose et de l’intelligence » était le concept majeur), nous débattons aujourd’hui du vrai. Et cela prouve que les hommes ne sont pas capables de parler longtemps entre eux sans se demander s’ils disent vrai, et sans vouloir définir en quoi ce qu’ils disent est vrai.

II

Le vrai, toutefois, ne nous est-il donné d’abord que dans l’expérience de la langue ? De manière surprenante mais obvie, non. Avant que nous ne disions vrai (ou faux !), en effet, les « choses » nous apparaissent, et nous apparaissent souvent telles qu’elles sont. Je vois une tache sur le mur. J’entends un bruit dans la rue. Je vois deux hommes, l’un plus grand que l’autre. Et si ma vue n’est pas déficiente, si mon bureau n’est pas sombre au point de rendre floue toute apparition, etc, il faut en ce cas parler d’évidence, et l’évidence se définit comme « expérience de la vérité ». Avant d’avoir dit qu’il y a une tache sur le mur, etc, je vois la tache sur le mur. Avant d’avoir dit que S est P (« la tache est jaune », par exemple), je vois la tache jaune. L’évidence en question est antérieure au jugement — évidence antéprédicative, dans le lexique de Husserl — et, surtout, aussi riche de connaissance que le jugement. Notre monde est peuplé de choses qui, nous apparaissant, se « donnent » métaphoriquement à nous telles quelles. Il nous arrive de nous laisser prendre au piège d’un trompe l’œil. La perception n’est évidemment pas infaillible. L’important est qu’elle ne soit pas condamnée à l’erreur, et que dans son usage normal (à nous de maîtriser cet usage) elle nous trompe peu. Nous sommes habitués au vrai de manière immémoriale parce qu’habitués au monde de manière immémoriale. Et nos habitudes immémoriales sont celles d’une connaissance silencieuse, antérieure à toute prise de langage ou autorisant celle-ci. Nous sommes des animaux dotés du logos, par quoi il faut entendre la parole et la rationalité. On en conclut trop simplement que le logos s’épanouit dans la logique. Or, il y a une « généalogie de la logique » (Husserl, encore), et l’expérience antéprédicative du vrai y joue le premier rôle.

III

Une évidence, une proposition vraie, cela ne concerne-t-il que celui qui voit ou celui qui parle ? La neige est blanche, incontestablement, quel que soit celui qui le dit. D’autre part, je puis, par pur jeu, produire une vertigineuse quantité de propositions vraies à mon usage privé : il est vrai que tel jour et en tel lieu telle personne écrivit telle phrase, et, au moment où je l’écris, cette phrase n’est vraie que pour une seule personne (moi). On doit exiger de moi, enfin, que je croie vrai ce que je dis être vrai. « La neige est blanche » est indiscutablement « vrai pour moi ». Nous pouvons passer à des vérités plus complexes, par exemple celle du théorème de Pythagore : et là encore, ces vérités appartiendront à l’ordre du « vrai pour moi ». Elles n’y appartiendront, toutefois, que de manière minimale. La neige est à la disposition de tous, sous quelques réserves. Tous aussi, sous quelques réserves, peuvent apercevoir et dire la vérité du théorème. Et l’ambition de celui qui dit vrai, le plus souvent, est de dire à autrui un « vrai pour toi » qui implique un « vrai pour moi » et veut susciter un « vrai pour nous ». Les phrases vraies sont prises dans un travail de communication. La communication est parfois difficile (nous ne parlons pas exactement la même langue, nous nous fions à notre expérience alors qu’autrui ne le partage pas totalement, etc). Mais l’idée d’un « vrai pour moi » qui ne pourrait pas se déployer en « vrai pour nous », ou encore d’un « vrai pour moi » que je refuserais de communiquer, est celle d’une exception. Le « vrai pour moi » est généralement le nom que nous donnons à l’opinion, et l’opinion n’est pas un savoir. Le savoir est défini dans la discussion anglo-saxonne courante comme « croyance vraie justifiée ». On se doute qu’une croyance que je ne sais pas être vraie et à l’appui de laquelle je ne dispose d’aucune justification sera une opinion, et peut-être une fantaisie. Elle restera mon opinion. Et à ce titre, mieux vaudra la garder pour moi — et ne pas la faire prétendre trop vite au statut de vérité.

IV

Sur la vérité de ceci ou de cela, en tout cas, il arrive que nous nous entendions, qu’il s’agisse de la date de la bataille de Waterloo ou de la température qu’il faisait hier, à telle heure, à tel endroit. Et nous nous entendons aussi, nous qui avons acquis les rudiments de la géométrie, sur le théorème de Pythagore. Nous pouvons donc nous entretenir entre amis de ceci ou cela que nous savons être vrai, et qui est donc « vrai pour nous ». Quelles sont, toutefois, les limites de ce « nous » ? Une réponse est possible, qui consiste à assigner des limites étroites à ce « nous ». « Nous », ce sera alors « nous français », « nous mathématiciens », « nous chrétiens », et autres. Et la réponse est fausse. « Vrai » peut se dire de beaucoup de choses, dont la plupart ne sont connues que du petit nombre. Le fait toutefois ne doit pas supprimer le droit. Et lorsque le « vrai pour moi » peut être dit, il est ipso facto « vrai pour tous ». Nous ne détenons tous qu’un stock limité de vérités. Nous en détenons certaines sur un mode bien pauvre : je puis réciter la dernière conjecture de Fermat, je sais qu’elle fut démontrée récemment, mais la démonstration m’est totalement inintelligible. Tous toutefois, pour parler idéalement, peuvent s’approprier une démonstration et l’utiliser intelligemment. La démonstration de la dernière conjecture de Fermat n’a rien d’ésotérique et n’exige pour être maîtrisée que de très grandes compétences en mathématiques. Mais elle n’exige pas plus. Et, à ce titre, il y a bien là du « vrai pour tous ». Après tout, la date de la bataille de Waterloo est vraie pour tous, mais seule une minorité des hommes s’intéressent à la chute de Bonaparte…

V

Nous venons de nommer les hommes. Nous avons dit plus haut qu’ils entretenaient un rapport immémorial à la vérité : tout ne leur a jamais été totalement évident, mais l’expérience de l’évidence est primitive. Nous avons dit que le vrai se « voit », par exemple, mais qu’il se « dit » aussi, sous la forme privilégiée du jugement : « Socrate est mortel », S est P. Un ajout s’impose. Lorsque nous disons vrai, le vrai que nous disons intervient généralement dans une situation d’interlocution. Nous disons vrai parce que nous parlons les uns avec les autres. Une vérité peut être communiquée de manière abrupte : quelqu’un survient, ou interrompt une conversation, pour annoncer une « nouvelle » et, qui sait, une nouvelle totalement inattendue. Le cas n’est pas nécessairement étrange. Il pourrait l’être, toutefois, si nous imaginions des phrases vraies semblables à des aérolithes, indiscutablement vraies (sous réserve d’inventaire) mais déliées de tout contexte. Il est toutefois marginal. Le vrai peut nous surprendre. Il peut donc avoir le caractère de la nouvelle. Mais, entre hommes, il est rare qu’il ne possède pas aussi, d’une manière ou d’une autre, le caractère de la réponse. Un passant me demande l’heure et je réponds à la demande. Un étudiant a oublié la formulation exacte du « principe des principes », je la lui remets en mémoire. Il y a, d’autre part, des questions vagues, comme suspendues en l’air. La « nouvelle », par exemple le résultat imprévisible de telles ou telles élections, vaudra donc en partie comme réponse — comme réponse à une question que nul ne m’a posée explicitement dans le cercle où je suis présent, mais que tous « se » posent tacitement. La réponse est peut-être la manière la plus humaine qui soit de dire vrai. Dieu ou les anges, qui ne se posent pas de questions, n’ont pas besoin que le vrai leur soit dit sur le mode de la réponse. L’étant que nous sommes est un perpétuel questionneur. Nous ne pouvons répondre à toutes ses questions. Il est rare en tout cas, lorsque nous disons vrai à autrui, que nous ne répondions pas à une question, qu’il nous l’ait posée en toutes lettres ou qu’il la formule en secret. Auquel cas, d’ailleurs, notre réponse lui apprendra qu’il se la posait sans le savoir clairement.

VI

Nous pouvons dire plus. Heidegger nous a appris que nous existions sur le mode du « souci ». Nous sommes préoccupés par ceci ou cela, nous nous occupons de ceci ou cela, etc. A l’égard de notre prochain, d’autre part, le même philosophe nous a appris que notre comportement fondamental est le « souci d’autrui », ou la « sollicitude ». Autrui m’apparaît comme celui dont je m’occupe, ou peux m’occuper, ou dois m’occuper. La sollicitude est multiforme : donner à manger à celui qui a faim, visiter le malade, etc. Elle a ses formes perverses : la séduction par exemple, qui revient à instaurer un rapport de domination. D’autre part, il ne lui est pas essentiel de s’exercer verbalement : un bonjour du bout du nez suffit souvent à prouver que je me soucie d’autrui. Il reste qu’elle s’exerce souvent dans l’élément du verbe, et qu’elle trouve souvent à s’exercer dans la diction du vrai. Celui qui me pose une question à laquelle je peux répondre, et sous réserve qu’il ait le droit de recevoir une réponse vraie (j’ai en effet le droit de cacher la vérité à celui qui n’a aucun droit à me la demander et à la recevoir), a droit à une réponse, et droit à ce qu’elle soit vraie. L’erreur est toujours possible. Un passant me demande un renseignement, je le lui donne, je me trompe en lui indiquant la seconde rue à gauche au lieu de la troisième, rien ne pose ici de problème théorique. Or, même si je me trompe, je veux dire vrai. Je veux dire vrai, en fait, parce qu’une société dans laquelle nous refuserions de dire la vérité à celui qui a le droit de la savoir serait une société promise à une mort rapide. Et je veux dire vrai, plus encore, parce que l’échange des mots est un trait humain fondamental, plus encore parce que nos mots servent entre autres à dire vrai, et parce que dans l’acte où nous lui disons vrai, autrui nous apparaît comme notre prochain, autant que lorsque nous lui donnons à manger. L’homme vit aussi de vérité, ou plus modestement de vérités. Il entre de l’amour du prochain, même à petite dose, lorsque nous disons la vérité à ce prochain.

VII

Il y a une phénoménologie de la vérité. Il y a des théories linguistiques de la vérité. Il y a place pour une éthique de la vérité. Le premier point autour duquel l’articuler, de manière un peu intemporelle, est l’unité du vrai. Il serait ironique que nous prétendions dire vrai à autrui si nous nous contentions de lui communiquer un « vrai pour nous et pour nous seuls ». Il suffit de parler la même langue pour indiquer l’heure au passant ; et s’il y a place pour des formulations différentes de la même réponse (« il est midi trente », « il est douze heures trente »…), nul ne doutera que nous ayons affaire ici à du « vrai pour moi » dont il n’est pas sûr qu’il lui soit ardu de devenir du « vrai pour toi ». Il y a plus important, parce qu’à côté des questions simples qui appellent des réponses simples il y a des questions complexes qui appellent des réponses complexes. Que répondre à celui qui demande si Dieu existe ? La seule réponse loyale possible implique la définition, hautement complexe, de « Dieu ». Avant de répondre, nous devons donc nous entendre sur ce que « Dieu » veut dire. Pourrons-nous nous entendre ? Il faut avoir le courage de dire oui. La définition sera peut-être longue. (La meilleure serait, à tout prendre, « ce(lui) que l’Ancien et le Nouveau Testament nomment sous ce nom ».) Il faut avoir le courage de dire oui, toutefois, en admettant sans être troublé l’existence de ces vieilles choses que certains croient neuves, les « points de vue » ou « perspectives ». Le point de vue du philosophe qui conçoit Dieu comme « cause de soi » est étroit — il l’est, en fait, au point que l’Un plotinien, qui n’a pas de visage, est déjà cause de soi. Il est permis de sourire de la « cause de soi », expédient conçu par une métaphysique obsédée par la causalité. Mais il est aussi permis, en première lecture, de sourire des anthropomorphismes bibliques. « Le Seigneur est mon rocher », Dieu est « cause de soi », y a-t-il toutefois exclusion ? Sur ce point, un minimum de charité théorique sera toujours bénéfique. Il y a de bons concepts et de moins bons concepts, de bonnes définitions et de moins bonnes définitions. La quasi-définition biblique que nous avons proposée est elle-même en évolution : Dieu n’est pas le même pour les rédacteurs du Pentateuque et pour ceux du Nouveau Testament. Mais si juifs et chrétiens peuvent s’entendre sur ce que « Dieu » veut dire, il va presque de soi que juifs, chrétiens et philosophes de tout poil le peuvent aussi. Il suffit de travailler. Le travail manifestera qu’il y a des points de vue. Il manifestera que certaines perspectives sont meilleures, voire bien meilleures, que certaines autres. Mais jamais il ne nous autorisera à croire en l’existence d’un Dieu biblique totalement distinct du Dieu des philosophes, etc. Dire vrai consiste souvent à dissiper des malentendus. Et s’entendre suppose généralement que nous nous entendions sur la même chose en admettant qu’elle est la même. Quitte à reconnaître aussi que l’Un néoplatonicien n’est pas Dieu mais autre que Dieu ou moins que Dieu.

VIII

Après l’unité du vrai, une éthique de la vérité devrait militer en faveur d’un « droit à la vérité ». Il n’est pas rigoureusement exact de tenir le langage du droit lorsque celui du fait semble suffire. Notre expérience de la vérité est aussi vieille que nous. Mais notre expérience de la non vérité est elle aussi invétérée. Nous pouvons vivre en entretenant des croyances fausses qui ne soient pas un obstacle à notre bien-être. Ceux qui ne savaient pas que la terre est ronde n’en pâtissaient pas. A supposer qu’un régime politique contraigne à enseigner, aujourd’hui, que la terre n’est pas ronde, aucun drame existentiel ne s’ensuivrait — sauf chez quelques intellectuels qui n’accepteraient pas de croire que la terre est plate. Il y a toutefois des vérités de plus grand poids existentiel. Il faut de toute façon se battre pour que la vérité scientifique soit transmise. Il faut se battre, plus encore, contre quiconque nous interdirait de savoir, par exemple, que tel événement a eu lieu qui en dit beaucoup sur la nature de l’homme — les massacres nazis, staliniens ou maoïstes ont vraiment eu lieu, et ceux qui ne le sauraient pas ne prendraient pas la juste mesure de la radicalité du mal en l’homme. Il faut se battre, plus généralement, contre tous les intermédiaires de papier ou de parole vive qui nous masquent ce qui a eu lieu, a peut-être encore lieu, et aura peut-être encore lieu. Qui dit droit à la vérité ne crée pas un « droit de l’homme » parmi les autres, mais nous rappelle que nous existons sur le mode de l’ouverture (ouverture au monde, ouverture aux choses, ouverture à autrui), que nous sommes alors exposés à recevoir le vrai comme à recevoir le faux, sous toutes leurs formes, et que nous sommes en perpétuel danger de voir la vérité transsubstantiée en opinion publique, ou en vérité officielle de l’État, etc. Rien n’interdira jamais qu’une tache sur le mur nous apparaisse en toute évidence, que « la neige est blanche » soit une proposition vraie, etc. Il ne nous suffit pas, toutefois, de nous nourrir d’évidences antéprédicatives ou de vérités triviales. La vérité nous importe bien plus lorsqu’elle cesse d’être triviale et qu’elle dévoile, par-delà ceci ou cela, ce qui « compte » ou « importe », et doit compter ou importer pour tous. Qui dit ouverture au monde, ou à l’être, dit ouverture à la vérité, mais dit aussi l’inquiétante possibilité d’être dans la non vérité alors même qu’il faudrait savoir le vrai de toute urgence. Celui qui me maintient dans la non vérité, lorsque une vérité doit être sue de manière urgente, tombe sous le coup d’une sanction morale.

IX

Un concept doit alors apparaître, celui de bonne nouvelle. Toute nouvelle n’est pas bonne. Une mauvaise nouvelle, d’autre part, peut être totalement exacte ; et rien n’interdit a priori de dire vrai lorsque le vrai est triste. La bonne nouvelle entre le plus souvent dans la catégorie des vérités triviales qui ne sont jamais que des vérités pour moi ou des vérités pour quelques-uns — c’est accomplir une bonne action que d’apprendre aussi tôt que possible à un étudiant qu’il sera reçu à un examen. Le « nouveau » toutefois peut n’être pas trivial. Les nouvelles attendues par Kant pendant la Révolution Française n’étaient évidemment pas pour lui des vérités historiques contingentes mais les signes de quelque « salut » politique. Une première conséquence est que notre intérêt théorique pour le vrai est partiellement lié à la nouveauté du vrai. Nous nous intéressons au vrai, en philosophes, parce que nous sommes intéressés au vrai au fond de ce que nous sommes, toute philosophie mise à part. Une nouvelle peut fort bien ne pas nous intéresser — rien de plus inintéressant que le flux des informations et des nouvelles. Celui qui nous informe d’un fait ne nous fournit qu’une information objective, que nous traiterons comme nous traiterons tout objet en tant qu’il n’est qu’objet. Or, le propre de la « bonne nouvelle », pour autant qu’il s’agisse là d’une vraie nouvelle, est de susciter en nous un intérêt capable de se muer en plaisir ou même de prendre la forme achevée de la joie. La bonne nouvelle nous intéresse en tant que bonne nouvelle. Elle peut être théorique : ainsi la joie de celui à qui est enseignée une vérité philosophique majeure (par exemple, qu’il y a des intuitions catégoriales), ou une vérité scientifique majeure (par exemple, que toute formalisation a de strictes limites définitivement prouvées). Elle peut être plus : par exemple, la vérité théologique d’un règne de Dieu qui est essentiellement proche, et dont la proximité nous importe vitalement plus que n’importent les limites intrinsèques de la formalisation. Mais dans l’un et dans l’autre cas, le vrai « doit » nous apparaître comme bonne nouvelle. Nous aurions pu ne pas le savoir. Nous aurions pu nous contenter d’un concept étriqué de l’intuition. Nous aurions pu entretenir le rêve de la formalisation sans reste, c’est-à-dire du système à l’intérieur duquel nous pourrions prouver que tout est vrai. Et nous aurions pu, enfin, reléguer le règne de Dieu dans un lointain inaccessible ou, disons mieux, lui conférer le statut de la « fin dernière » la plus distante qui soit de nous. Il faut donc se réjouir d’apprendre qu’il n’en est rien. Dans les deux premiers cas, la bonne nouvelle est pour tous en principe, et pour le petit nombre en fait. Et dans le dernier cas, elle est pour tous ceux qui donnent un sens au mot « Dieu » et au concept de « règne de Dieu ». Si le règne de Dieu n’est pas très loin d’eux, ils ont donc une bonne raison de se réjouir.

X

Une conclusion donc : le vrai apparaît pour l’intelligence et apparaît solidairement pour l’affection. Même le travail théorique a sa ou ses tonalité(s) affective(s) — ses manières propres de chercher et d’accueillir le vrai en le comprenant et en le sentant. La bonne nouvelle a la sienne, de manière obvie : la joie. Ce peut être la petite joie d’un petit succès. Ce peut être la joie de celui qui prouve, après des années de travail, une conjecture mathématique qui a résisté aux meilleurs mathématiciens pendant plus de trois siècles. Et ce peut être la joie de celui qui apprend qu’il a un avenir absolu qui déborde son être-vers-la-mort. Nous ne parlons ici que de joie. La vérité peut nous angoisser : ainsi lorsqu’un malade découvre que son mal est incurable et que sa mort est proche. La vérité peut nous ennuyer : ainsi fait le bavardage, à force de débiter des vérités anecdotiques auxquelles nous ne pouvons prendre le moindre intérêt. Il n’est donc pas, lorsque la vérité apparaît comme donnée à l’affection autant qu’à l’intelligence, de tonalité fondamentale de notre accueil du vrai. Il était légitime que la mort de Jésus sur la croix, événement aussi vrai que possible, soit non seulement la mauvaise nouvelle par excellence (il n’était donc pas le Messie), mais encore une cause de désespoir — de fait, ce sont deux désespérés qu’un inconnu accompagne sur le chemin d’Emmaüs. Et il est aussi légitime que le contre-événement de la résurrection doive être reçu joyeusement — et que, par-delà l’émotion joyeuse des disciples, une certaine joie puisse prétendre à être la tonalité fondamentale de l’expérience chrétienne. À des phénomènes de première importance mais que nous pouvons décrire brièvement avec la certitude de fournir une description juste, deux ajouts. (a) Le premier est que le vrai est vrai pour l’homme et pas seulement vrai pour l’animal doté du logos. Nos ordinateurs s’y connaissent, de manière limitée mais efficace, en matière de bonnes questions et de réponses vraies. Les réponses qu’ils nous fournissent peuvent nous affecter, car il n’est jamais plaisant d’apprendre que nos batteries agonisent. L’ordinateur en revanche, et tout ce qui est intelligence artificielle, ne sera jamais affecté par nos demandes d’information. Une tentation existe, concevoir la saisie du vrai comme un travail uniquement intellectuel — comme le travail d’un homme qui soit exclusivement une intelligence, ou un entendement. Et si l’on accepte qu’il y a un rapport nécessaire entre la bonne nouvelle et la joie qu’elle suscite, ou la mauvaise nouvelle et l’angoisse qu’elle provoque, on a tout l’outillage nécessaire pour en finir, aisément d’ailleurs, avec cette tentation. Le Je qui fait l’expérience de la vérité est connaissant et affecté. Et c’est en se reconnaissant comme tel qu’il peut élucider son rapport au vrai. (b) Ce rapport, en effet, nous force à revenir sur notre critique du « vrai pour moi ». L’expression dit le relativisme naïf de l’étudiant californien. Et il fallait donc poser aussi carrément que possible que ce qui est « vrai pour moi » n’est pas vraiment vrai, n’est qu’une opinion ou un point de vue non critiqué, et que le vrai est concrètement du vrai pour nous et idéalement du vrai pour tous. Mais sur le « pour moi », nous devons nuancer. De te fabula narratur. La bonne nouvelle, si nous nous contentons de revenir à la meilleure de toutes, la résurrection de Jésus, n’est pas celle d’un événement auquel je réagis par la joie, mais celle d’un événement advenu pour ma joie. Il est fréquent que nous prenions acte du vrai en notant simplement que nous en aurons l’usage un jour. Or, s’il est vrai que Jésus est ressuscité, il serait irresponsable d’en prendre acte et de tourner la page. L’événement a eu lieu pour ma joie, pour la bonne raison qu’il a valeur de promesse. Il a donc eu lieu pour ma propre résurrection au dernier jour. L’événement est vrai pour moi en étant vrai potentiellement pour tous. Mais il est franchement vrai pour moi en ce qu’il n’est compris qu’en étant approprié par moi, et que ce n’est jamais à un ensemble d’êtres humains que Dieu se manifeste, mais individuellement à tous ceux qui font partie de cet ensemble.

XI

Le temps que nous vivons — celui du nihilisme — est habité d’une peur irrationnelle du vrai. Ceux qui ont des lettres font mémoire d’une affirmation de Nietzsche, « la vérité est laide ». Ceux qui n’en ont pas se replient sur une idolâtrie de la valeur. « Est-ce vrai ? » « Que vaut cette affirmation ? » Cette seconde question, à la fois économique et polémique, est celle que l’époque prend à son compte. Mais les valeurs sont toujours plus ou moins marchandes, nous sommes toujours plus ou moins capables de produire de nouvelles valeurs, et le jeu de l’offre et de la demande se joue ici à grande échelle pendant que toute manœuvre politique est licite pour donner du prix à nos valeurs et dévaluer celles d’autrui. Nous ne pouvons pas nous désintéresser du destin du vrai au temps du nihilisme, car il est d’élémentaire charité de dire vrai à ceux qui ne savent même plus possible, souvent, de dire vrai de manière autre que banale. La cause de la vérité est urgente depuis toujours. Elle l’est un peu plus, cependant, lorsque apparaît une conceptualité de substitution liée à des substituts de l’expérience du vrai. Nous pouvons toutefois laisser un très vieux personnage entrer en scène, le sophiste. Le philosophe, à ses origines grecques, est celui qui dévoile, donc qui dit vrai. Il dévoile à ceux qui ont le dévoilement à cœur. Or, le sophiste nous apparaît comme l’homme d’un voilement. Le vrai, tel qu’enseigné par Socrate, est une vérité donnée. La vérité enseignée par le sophiste est en revanche une vérité vendue et payée. Et parce qu’il serait contre-nature que la vérité se paye, le sophiste est d’abord celui qui transmue le vrai en utile — qui vend de l’utile. Le philosophe veut « savoir », il veut mener une vie digne de ce nom — la « vie philosophique », qui n’est jamais que la vie totalement rendue à elle-même. Le sophiste ne se propose pas comme maître de vie, tout court, mais comme maître de vie politique. Du coup, ce qu’il enseigne, avec tout le brio que les philosophes lui reconnaissent, est un ensemble de techniques nécessaires à qui veut prendre le pouvoir. N’est plus vrai, dès lors, que l’opportun. La vérité, on s’en doute, n’est pas toujours opportune. Pour peu qu’elle nous rappelle qui nous sommes en un temps où nous l’avons oubliée, elle peut certes être bonne nouvelle, mais elle peut fort bien être importune. Le vrai importune, au temps du nihilisme, parce qu’il nous dit que nous sommes plus que ce que nous croyons être. Le sophiste vend une philosophie à usage politique, le refus de la sophistique doit conduire à vouloir la vérité pour elle-même : pour laisser les choses apparaître telles quelles et pour laisser notre discours les laisser être ce qu’elles sont. Le temps du nihilisme est celui de la technique, donc de la science utilisée pour exercer une mainmise sur toute chose (et le cas échéant sur cette chose hors normes que nous sommes nous-mêmes). En ce temps, tenir le langage de la vérité — de ce qui est et non de ce que nous avons le pouvoir de fabriquer — est indiscutablement importun. Tenir un langage si importun est sans doute la plus haute preuve de sollicitude que nous puissions avoir pour notre prochain.

XII

Un dernier mot pour une dernière critique : vérification. Peut-on prouver la vérité de ce qui prétend à être vrai ? En bien des cas, certes. Le logicien peut prouver qu’une valeur de vérité circule correctement tout au long d’un raisonnement plus ou moins long : le syllogisme aristotélicien ou les arbres de Kripke sont des instruments efficaces de vérification. Il est des vérifications empiriques aussi valides en leur ordre que les preuves aprioriques. Nous n’avons pas à en débattre ici. Nous avons, toutefois, à prendre une mesure de précaution. Le vrai est-il nécessairement du vérifiable ? La vérifiabilité est-elle un critère de la vérité ? De toutes les façons possibles, non. Il y a du vrai que nous pouvons vérifier. Une théorie physique vraie sera toujours vérifiée de manière expérimentale, quitte à l’être avec retard, et quitte à ce que la preuve par l’expérience n’intéresse pas grand monde, pour la bonne raison que le résultat de l’expérience était acquis d’avance (par exemple, l’expérience d’Aspect). Mais il y a du vrai invérifiable, qui se donne à nous de telle manière qu’il serait insensé de parler de « vérification ». Un point de vue divin est concevable. Notre point de vue, toutefois, n’est qu’humain, et nous autorise souvent à dire qu’ « il en est ainsi », ou que « ceci est », sans pouvoir en fournir la preuve alors même qu’il y a pour nous évidence. En guise de preuves, nous avons parfois des indices ou des « chemins » à suivre. Savoir notre chemin — par exemple les « chemins » vers Dieu de Thomas d’Aquin — est précieux. Savoir qu’il y a un chemin, et où il mène, ne permettra cependant jamais que se réalise le rêve de la pensée vérificatrice, et qui est le rêve d’une contrainte. Je ne suis pas libre de faire que la neige ne soit pas blanche, mais personne ne me contraindra à manifester un intérêt pour la neige et sa blancheur. La physique des quanta a une considérable force descriptive, mais son pouvoir de vérification n’est pas tel qu’il interdise tout penchant théorique au déterminisme. Et lorsqu’il s’agit des réalités qui nous sont les plus chères, le désir de vérification peut bien être malsain. Il est vrai que Pierre m’aime. Oserai-je me mettre en tête de soumettre son amitié à une vérification ? L’idée, si elle surgit, est presque perverse. Il est vrai (« pour moi ») que Dieu m’aime. Comment soumettre cet amour, dont j’ai d’ailleurs des commencements de preuves, à quelque vérification que ce soit ? Le vrai qui nous importe le plus est toujours presque invérifiable. Diction du vrai, découverte du vrai, d’une part ; vérification, d’autre part : mieux vaut dissocier, même si l’association est possible, souvent ou parfois.

XIII

Plutôt que de lier la question du vrai à celle de la vérification, mieux vaudrait, et ce sera notre dernière thèse, lier la question du vrai à celle de notre aptitude à accueillir le vrai, et aux manières diverses dont cette aptitude s’exerce. Il faut savoir ouvrir grands les yeux : tous sont capables de voir la tache sur le mur, mais pour savoir que « la tache sur le mur » n’est pas une manière de mettre des données sensorielles en ordre, mieux vaut avoir étudié un peu Husserl. Il faut refuser de jouer le jeu de la « preuve » : le moderne qui réclamerait des preuves de l’existence de Dieu s’interdirait de comprendre que les chemins qui conduisent à Dieu requièrent de lui, solidairement, une pratique de l’intelligence et un exercice de l’affection. Le vrai, comme l’étant chez Aristote, est « diversement » vrai. De ce qui a eu lieu, nous disposons souvent d’indices convaincants : un tombeau fut trouvé vide un matin à Jérusalem. De ce qui a eu lieu, toutefois, nous ne disposons souvent que de témoignages plus crédibles que tout anti-témoignage, mais qui ne dispenseront jamais de vouloir, en ce cas, que le vrai soit vrai — et nul ne les vérifiera dans les limites de l’univers physique, pour la bonne raison que les témoignages sont rendus à un événement, la résurrection, par lequel le ressuscité cesse d’être un objet physique au milieu de tous les objets physiques. Évidence perceptive, vérité logique, vérité théologique, etc, nous sommes capables d’accueillir les unes et les autres. Et si nous ne nous donnons pas un modèle rigide de l’expérience du vrai, qui ne servirait en fait qu’à décrire l’accueil qu’il faut réserver à telle ou telle région du vrai, alors nous serons capables de redire qu’à chaque mode fondamental de la réalité « appartient son mode fondamental de l’évidence ». « L’eau bout à cent degrés », « Jésus est ressuscité », la flexibilité des modes de l’évidence doit nous permettre de dire que l’une et l’autre propositions sont vraies. Il suffit pour cela d’accepter que le vrai nous apparaisse chaque fois à sa guise, le cas échéant dans une quasi-évidence ou une mi-évidence. Et aucune raison ne nous interdit d’accepter ce dont nous disons ici qu’il « suffit ».

P. Jean-Yves Lacoste, Life member de Clare Hall, Université de Cambridge, et professeur honoraire à l’Australian Catholic University. Dernières publications : From Theology to Theological Thinking, University of Virginia Press, 2014 ; L’intuition sacramentelle et autres essais, Paris, 2015.

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