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Thomas d’Aquin, poète théologien. II. La langue de l’ineffable. (Olivier-Thomas Venard, o.p.)

préface de David Burell, éd. Ad Solem, 2004, 509 p.
Pauline Bernon-Bruley

Ce tome second de la réflexion d’Olivier-Thomas Venard sur la théologie du langage fait succéder au dialogue entre littérature et théologie un dialogue entre théologie et philosophie. Dans ce dialogue, ce ne sont pas seulement les philosophes thomistes qui parlent, mais encore la pensée post-moderne et son présupposé ambigu, la déconstruction. L’affrontement était nécessaire, pour permettre enfin à la théologie d’inspiration thomiste de dire en quoi peut consister son « réalisme », à un monde qui risque fort de ne plus la comprendre. En effet, la réflexion d’Olivier-Thomas Venard répond avec rigueur aux pensées de la déconstruction, perçues comme un aboutissement de la vision dualiste du langage dans l’ère moderne. Défini comme arbitraire, le signe unit signifié et signifiant sans pour autant promettre un référent, quand Mallarmé en deuil d’une présence (qui ne fût pas divine) et Saussure entérinent la condamnation et le sursis modernes du langage. C’est à partir de l’impossible autonomie du signe que la pensée thomasienne du langage est devenue hors-sujet – alors que justement sa théologie du signe était à la fois rejetée et désirée par les penseurs et les poètes. N’est-il pas révélateur que Renan (à qui quelques pages très fines sont consacrées à la fin de ce t. II) escamote la création divine du langage, pour ensuite faire reposer cet édifice de signes sur sa propre affirmation de la naissance spontanée d’une langue, par le jeu des capacités humaines ? Substitués à Dieu, l’homme de L’Origine des langues et le poète déjà déçu ne pouvaient que tenter de suspendre leur parole sur du vide. Une opposition entre la post-modernité et un Moyen Âge tout pétri de surnaturel structure donc l’avancée de la réflexion dans La Langue de l’ineffable. La radicalité de cette comparaison s’impose, évidemment parce que l’esprit médiéval nous est très lointain. Mais aussi, elle fournit un terme nécessaire pour prolonger le débat entre Jacques Maritain et Étienne Gilson sur l’intuition de l’être et sa formulation humaine. Le Moyen Âge, répète l’auteur, n’éprouve pas le besoin de formaliser cette conscience, il vit dans un monde symbolique où le Tout Autre est sensible sans être saisissable. D’où l’insistance bénéfique d’Olivier-Thomas Venard sur le réalisme de saint Thomas : il n’arrache pas la créature à son Créateur pour séculariser la philosophie, mais il développe les qualités que lui confère son autonomie d’être créé à l’image de Dieu, pure intellection et pur acte d’amour.

Il serait délicat, dans une recension, de retracer exactement le propos développé dans ce livre puissant et magnifique. George Steiner y apparaît bien comme témoin et acteur d’une époque à la fois consciente et défiante vis-à-vis de la référentialité du langage. Est-il signe d’une transcendance totalement extérieure ou bien s’appuie-t-il en dernier recours sur la culture partagée par certains, confiance provisoire dans des actes et des relations voués à disparaître avec leur civilisation ? À plusieurs reprises, l’auteur revient sur la belle prise de position de Réelles présences, cri lancé contre la dissolution déconstructionniste et la barbarie incompréhensible de cultures pourtant si fécondes. C’est sur la redéfinition du signe et du réalisme, à l’usage de nos contemporains, que La Langue de l’ineffable construit sa proposition. Le signe renvoie à une transcendance qui est à la fois tout autre et la plus intérieure. D’où les pages ardues et humbles sur ce que pourrait être le « verbe intérieur », langage sans parole, mais déjà pensée partagée entre Dieu et ses créatures. À travers l’énoncé de la pensée analogique de saint Thomas et l’exposé de ce qu’est un symbole (au contraire de la vision allégorique du langage qui règne dans notre monde fragmenté), Olivier-Thomas Venard rappelle donc comment l’homme participe au langage divin. Voilà le gage de son accès à la vérité, qui ne lui est ni imposée arbitrairement de l’extérieur, ni fabriquée par lui-même avec des mots. Le langage n’est donc pas un système artificiel sans ancrage, mais une manifestation de l’être (impossible à conceptualiser), de l’acte créateur de Dieu.

Le statut de signe de toute parole renvoie ultimement, pour ceux qui le refusent (et font le pari du vide) comme pour ceux qui l’acceptent, à la Révélation. D’où l’hypothèse qui seule rendrait compte rationnellement de l’existence et de la possibilité du langage : « Seule la révélation de la création du monde par un Dieu intelligent et aimant permet d’entrer dans cette expérience symbolique fondatrice de l’intention réaliste de la parole. » La métaphysique est donc « suspendue » au texte biblique, dont l’analogue et la réalisation est la Création, rachetée par le Verbe.

Précisons enfin que ce livre est lisible par des non-spécialistes de saint Thomas, dans la mesure où les explications sont extrêmement claires (ce qui fait partie des exigences d’une théologie du langage symbolique et analogique de l’activité divine) et les citations du Docteur angélique et de ses commentateurs, fréquentes. Enfin, comme tout exercice de la pensée qui se rapporte à la beauté de Dieu, la lecture de La Langue de l’ineffable ne saurait qu’inviter le chrétien à la contemplation et peut-être l’incroyant à une joie suggestive. D’ailleurs, parmi les figures de poète qui accompagnent la réflexion, certaines sont sur le « seuil », Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, formulant des intuitions de l’être qui pourraient les placer – comme Virgile, si nous concluons anachroniquement – à l’orée du paradis dantesque.

Pauline Bernon-Bruley, née en 1976, mariée. A soutenu en 2005 une thèse de Lettres sur la rhétorique et le style de la prose chez C. Péguy.

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