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Thomisme et théologie moderne, L’école de saint Thomas à l’épreuve de la querelle sur la grâce (XVIIe-XVIIIe siècles) (Sylvio Hermann De Franceschi)

éditions Artège-Lethielleux, collection Sed Contra, février 2018, 793pp.
P. Michel Gitton

Si on ne lit pas le sous-titre, on pourrait croire que le livre de Sylvio Hermann De Franceschi s’ajoute aux nombreux ouvrages qui veulent nous démontrer que le thomisme n’a rien perdu de sa pertinence aujourd’hui et qu’il a son mot à dire dans les débats de la théologie et de la philosophie contemporaines. Mais, derrière le titre, on trouve cette précision : « L’école de saint Thomas à l’épreuve de la querelle sur la grâce (XVIIe-XVIIIe siècles) » et là on comprend que « moderne » a ici le sens précis que lui donnent les historiens, c.a.d l’époque qui va jusqu’à la Révolution française. D’autre part, la querelle de la grâce (on pourrait dire la seconde querelle de la grâce, car il y en eu une au début du Ve siècle autour de saint Augustin et de Pélage) est un épisode capital de l’histoire de la pensée chrétienne, notamment à cause du jansénisme, qui fut une de ses expressions le plus visibles. L’étude extrêmement fouillée du Professeur Sylvio De Franceschi (qui enseigne à Paris à la Ve section de l’École Pratique des Hautes Etudes, l’équivalent d’une faculté de théologie laïque) nous fait pénétrer dans les débats compliqués qui ont marqué la querelle De auxiliis (« sur les secours [de la grâce] ») depuis le début du XVIIe siècle, avant même la parution l’Augustinus de Jansénius (1640), et où l’héritage de saint Thomas d’Aquin a joué un rôle pour le moins ambigu, puisqu’il a servi à justifier à un moment ou à un autre tous les partis en présence.

L’élaboration d’une doctrine de la grâce aurait pu faire partie des ripostes de l’Église catholique au sola gratia du Protestantisme. Face à l’affirmation rigoureuse de la Prédestination, une place devait faite à la liberté de l’homme, mais jusqu’à quel point ? Le « molinisme » (de Luis de Molina s.j. † 1600) parut à beaucoup le moyen préserver cette liberté et mettre en valeur le choix que l’homme doit faire pour se rapprocher de Dieu. Dans l’ensemble, la compagnie de Jésus s’était engagée dans cette voie, qui allait dans le sens de la pédagogie ignacienne de la volonté. Mais elle a dû faire face à l’héritage augustinien qui voyait là une résurgence du pélagianisme (Dieu propose, l’homme dispose). Les dominicains, traditionnellement liés à l’augustinisme, sont donc vite montés en ligne.

Le premier débat, organisé par Rome au début du XVIIe siècle, a donc eu lieu entre dominicains et jésuites, autour de la question de la grâce et de la liberté, avec en fond de tableau la doctrine de la prédestination. Or les deux partis en présence, à des dates différentes et par des chemins différents, avaient tous deux fait de saint Thomas le Docteur par excellence, l’inspirateur des études de leur ordre. Comment concilier cette fidélité avouée avec des prises de position aussi opposées ?

L’apparition du jansénisme ajoute un troisième parti, qui tour à tour se démarque assez nettement de saint Thomas, tantôt cherche à l’annexer. Fénelon au début du XVIIIe siècle exhorte tous les adversaires des jansénistes à oublier leurs querelles et à se ranger sous la bannière de saint Thomas, pour lui le meilleur rempart contre la secte honnie. La discussion continuera ainsi tout au long du siècle, avec une violence qui nous étonne, avant que la Révolution française et le bouleversement européen qui a suivi ne fassent émerger d’autres problématiques.

L’auteur qui a suivi de très près tous les épisodes de cette histoire mouvementée ne semble pas s’être posé la question de savoir pourquoi la doctrine de saint Thomas, si souvent sollicitée, n’a pas permis de dominer le débat et d’arriver à une solution. Faut-il rapprocher cela d’une autre interrogation : pourquoi l’autorité de l’Église n’est-elle pas finalement intervenue pour départager les écoles et donner la solution ? Car on est bien obligé de le constater : le magistère de l’Église qui avait au début cherché à éclaircir la question (congrégations de Auxiliis) s’est finalement tenue à l’écart de toute prise de position, se contentant d’écarter l’erreur des jansénistes, sans proposer à la place de réponse au débat qui l’avait suscitée.

N’est-ce pas le signe que la question était mal posée et que saint Thomas lui-même, quel que soit sa grandeur, en est resté à une compréhension des rapports de Dieu et de l’homme dominée par une notion toute physique de la causalité : ce qui est attribué à l’un est nécessairement retiré à l’autre. Dans cette perspective, il n’y a plus de réelle synergie entre Dieu et l’homme mais un rapport de forces qui, s’il est au bénéfice de Dieu, ne peut être qu’une contrainte irrésistible, et, s’il est au bénéfice de l’homme, ne peut que se réaliser par l’effort de l’homme, devant un Dieu qui compte les points.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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