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Transfigurer le temps. Nihilisme – Symbolisme – Liturgie

Geneviève Trainar, éd. Ad Solem, Genève, 2003, 127 p. Postface d’O.T. Venard, o.p.
R.S.
Cette recension est republiée avec l’aimable autorisation de la Revue Thomiste, où elle a déjà paru dans le numéro T. CIV n°III, de juillet-septembre 2004.

Ainsi que l’écrit O.T. Venard dans sa postface, le livre de Geneviève Trainar « a de quoi devenir un classique de la réflexion sur la liturgie » (p.89) ; il reprend les conférences que l’auteur, alors jeune agrégée de philosophie et depuis moniale dominicaine à Langeac (Haute-Loire), a prononcées sous les voûtes vénérables de l’abbaye de Sylvanès en août 1978. Réflexion philosophique sur la liturgie, certainement ; à condition cependant de ne pas l’entendre au sens banal où l’auteur se contenterait du point de vue critique du philosophe sur les pratiques cultuelles de telle ou telle tradition religieuse. Pour l’auteur, philosophie et liturgie ne sont pas deux réalités neutres l’une par rapport à l’autre, puisque « le premier philosophe, Héraclite d’Éphèse, enracine la philosophie dans le terrain de la religion, ou plus, de la crise de la religiosité ; il est donc possible, et peut-être essentiel, pour la pensée, de parler des rites » (p.6) ; penser le rite revient pour la philosophie à penser son origine, et par là ses propres conditions de possibilité.

Non seulement la rupture de la philosophie et du rite restreint l’espace où la première peut se déployer, mais elle risque encore de la priver de toute légitimité. La raison n’est pas à elle-même sa propre raison d’être. En ce sens, la philosophie qui se contente par un choix délibéré de n’être que philosophie, au sens d’instance critique du sujet siégeant au tribunal de la raison, se condamne par ce mouvement même au nihilisme : on retrouve là un thème cher à Nietzsche, que l’apologétique chrétienne du XXème siècle a su retourner pour en faire ses délices ; tant il est vrai que l’humain qui se cantonne à l’humain se ravale immanqua-blement au rang des brutes.

L’originalité de l’auteur vient de ce qu’elle place cette analyse, devenue familière, sur le terrain de la liturgie. On peut être assuré que la sortie du nihilisme ne pourra se faire par un nouveau retour de la raison sur elle-même ; seul le rite permet d’arracher l’homme moderne aux tentacules de cette hydre multiforme. Seul le rite peut racheter la philosophie à ses propres démons.

Pourquoi cet exclusivisme ? l’auteur montre dans son éblouissant chapitre liminaire (« l’essence temporelle du nihilisme ») que tout se joue sur le problème du temps. « Le cœur du nihilisme gît au cœur de l’homme dans son expérience existentielle du temps ; il n’est pas une réalité de fait, mais une manière d’être dans le temps, or le temps, c’est l’homme lui-même dans son expérience subjective, … la condition qui permet à la conscience de se percevoir elle-même » (p. 19). Or le temps est par excellence ce qui échappe à l’homme et se dérobe à son emprise. On ne peut faire revivre ce qui n’est plus, si fortement qu’on le veuille : « le "il était" du temps dessine la limite incontournable du vouloir et le renvoie à sa finitude » ; « aussi la volonté en veut-elle au passé en tant qu’il est passé, et refuse-t-elle ce qui la dépasse ou qui dévoile sa faiblesse » (p.20). On reconnaît là sans peine le processus de la genèse du ressentiment nietzschéen. Or le propre de ce dernier est de préférer la destruction, et même l’auto-destruction, à la soumission. « L’esprit croit s’affirmer pure liberté, en niant ce qu’il a été, ce qu’il est et ce qu’il sera. S’il est conséquent avec sa démarche, il voudra accéder volontairement à son néant » (p. 21) ainsi le sujet se retrouve-t-il « non pas prisonnier du temps, mais prisonnier de sa volonté d’une impossible main-mise sur le temps qui passe » (p.22).

D’autre part, le nihilisme s’est insinué chez nous jusque dans les recoins les plus secrets de notre conscience religieuse et de notre présence au monde ; et c’est en pervertissant la religion que le nihilisme s’est révélé le plus destructeur ; c’est pourquoi, il ne pourra donc plus être combattu que par une expérience de type religieux ; mais aussi une expérience initiant à une saine perception du temps : c’est le rite qui satisfait à ces deux conditions : « seul il permet dès à présent et pour qui y consent, de transfigurer le temps vécu » (p.31) ; « il ouvre une issue à la conscience nihiliste du temps » (p.42).

L’auteur le démontre par une amusante comparaison entre la liturgie et le jeu, mais aussi en constatant que par le rite, « cette mémoire rituelle s’inscrit dans l’âme et le corps », en sorte qu’il fait « virtuellement accéder le fidèle au temps par excellence qui n’est d’aucune époque, … où hier, aujourd’hui et demain se nouent dans le présent éternel » (p.49) ; si la conscience nihiliste « naît de la forclusion dans le royaume total du temps », seule « une grâce transcendante » peut nous en délivrer. Le rite « démontre expérimentalement que cette grâce d’une mémoire de l’immémorial nous est déjà accordée » (p.51). Suit une analyse serrée de la manière dont fonctionne la mémoire de l’immémorial à travers les symboles. Et s’il nous était apparu que le rite en général était la matrice de la philosophie, il nous apparaît maintenant que seul le rite chrétien permet de fonder un véritable symbolisme, ou du moins d’en tenir toutes les promesses. En effet « le mystère de l’Incarnation », parce qu’il dit la venue de l’Eternel et du Transcendant dans le sensible « fonde et appelle l’existence d’une liturgie » symbolique (p.44). De ce rite chrétien, « la Transfiguration est le paradigme » (p.78).

Le chapitre cinquième consacre de magnifiques pages à la beauté pascale, qualifiée de vraie beauté intelligible, donnée à contempler dans les divins mystères. Le sixième contient une somptueuse méditation où l’auteur, à la suite du Prince des Apôtres (I P 2, 5) caractérise la vie chrétienne comme une liturgie.

L’ouvrage nous semble donc précieux à un triple chef : d’une part quand il qualifie le christianisme de religion essentiellement liturgique, c’est-à-dire dévoilant la possibilité et le sommet de toute liturgie dans l’Incarnation de Celui qui se laisse adorer sous les espèces de la chair ; d’autre part quand il démontre que « c’est la possibilité d’une communication réelle entre Dieu et l’homme qui est en jeu dans le symbole » (postface, p. 115). Enfin, parce que « la compréhension véritable du rite débouche naturellement sur une éthique de la tradition » (p.119).

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