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Travail théologique et urgences de l’évangélisation : l’exemple de Maxime Charles

P. Jean-Yves Lacoste

Invité à traiter d’un problème – y a-t-il tension parfois douloureuse ou articulation nécessaire entre l’urgence d’évangéliser et la patience nécessaire au travail intellectuel ? – je me suis avisé d’avoir déjà traité dudit problème : une réponse possible se cache donc dans le dernier chapitre d’un de mes livres, Le monde et l’absence d’œuvre. Invité à aborder un problème, je l’ai toutefois été à l’occasion d’un anniversaire. Et si l’anniversaire est celui d’une chose, une revue, il est difficile de dissocier la revue de son fondateur. J’ai donc décidé, avec le minimum de frayeur de celui qui s’essaie à un métier qui n’est pas le sien, de parler de ce fondateur. Je le fais bien sûr par piété. Mais je le fais à bon droit : mon titre et mon sous-titre ne sont pas menteurs, l’exemple de Maxime Charles – de l’Abbé Charles, du P. Charles, de Mgr Charles – illustre parfaitement ce que j’aurais pu dire sur un ton seulement théorique.

Mon but n’est pas biographique, et je me bornerai à commenter trois périodes significatives : d’abord le temps des études, ensuite la période de la Sorbonne, enfin le travail montmartrois. Mes connaissances d’autre part ne sont pas inépuisables, mais ont l’avantage d’être à peu près sûres : ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu Mgr Charles raconter de sa vie, à moi-même ou face à de petits groupes, et enfin (témoignages plus incertains, mais par chance peu nombreux) ce que l’on m’a dit ou que j’ai lu de lui.

Le point de départ est peu douteux : le petit séminaire de Paris, installé à Conflans-Sainte-Honorine. Entré là pour se préparer de loin au sacerdoce et, comment ne pas les lier, à l’apostolat, le jeune Maxime Charles y fit probablement de bonnes études, dont il ne parlait jamais. Ces études furent « classiques », je n’en sais pas le niveau. Mgr Charles était un bon latiniste, mais tout ecclésiastique cultivé de sa génération l’était. Fut-il bon helléniste ? Je n’en suis pas sûr. L’hébreu viendra plus tard, à l’Institut Catholique – mais je l’ai connu n’en sachant plus que des bribes. L’important est ailleurs dans la rencontre de la philosophie en la personne d’un professeur de grande classe, l’Abbé Petit. Sur lui, il semble que nous ne sachions presque rien. Son seul ministère fut son enseignement à Conflans. Le vieux Maxime Charles disait de lui qu’il n’avait rencontré qu’un homme aussi intelligent que lui, Bergson. Les anecdotes abondaient sur les lèvres du recteur de Montmartre. Après l’ite missa est, l’Abbé Petit sort tout droit de la chapelle en direction du parc ; des petits séminaristes l’empêchent prudemment d’aller faire un tour en ville en ornements liturgiques – il s’avère que leur professeur s’était avisé (pendant la messe ?) qu’il lui manquait une édition de Leibniz, et qu’il partait illico l’acheter, probablement chez Vrin. Interrogé sur le sens du mot « essence », le professeur répond qu’il y en a une trentaine, et se met à les enseigner en détail. C’était enfin l’habitude de l’Abbé Petit d’extraire chaque année de la troupe de ses potaches un élève, « l’élève », et d’en faire le destinataire privilégié de ses cours : ainsi le maître demandait-il de temps à autre ce qu’en pensait « l’élève ». Maxime Charles fut « l’élève » de son année. (J’ai connu l’élève de l’année suivante : P. Aubonnet, professeur de philosophie grecque à la Sorbonne. J’ignorais malheureusement son lien avec l’Abbé Petit.)

Sur l’enseignement dispensé par l’Abbé Petit, je ne sais guère que des noms d’auteurs commentés : tous sont des philosophes allemands. Réapparaissant dans la vie de son ancien élève alors que celui-ci était prélat et recteur, l’Abbé Petit, aux dires de Mgr Charles, lui demanda avec un soupçon de sévérité professorale dans la voix s’il trouvait une heure tous les jours pour lire Fichte ou Hegel dans le texte – ce qui laisse à supposer que le jeune Maxime Charles avait su de l’allemand (lorsque je l’ai connu, il l’avait oublié). Une chose est en tout cas certaine. À Conflans, Maxime Charles lut beaucoup. Il lut sous la conduite d’un maître remarquable. Et il lut des textes qui lui donnèrent un solide bagage intellectuel capable de lui permettre, outre son passage à la Sorbonne en qualité d’étudiant, de ne pas gober nombre de platitudes lorsqu’il sera étudiant à la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris. Il y eut d’ailleurs, à l’Institut catholique, un épisode cocasse. Pour je ne sais quel examen, les étudiants devaient souscrire à un catalogue de thèses sorties de Jean de Saint Thomas. Maxime Charles refusa – et risquait gros, l’exclusion de la faculté entraînant l’exclusion du séminaire des Carmes. Or, surprise, on vit alors Maritain soi-même, chef de file du « thomisme toulousain » depuis Paris, venir à la rescousse et admettre que les thèses en question n’étaient pas fidèles à l’orthodoxie thomiste…

Cela étant, Maxime Charles n’était pas fait pour être philosophe (il disait volontiers qu’en philosophie, il fallait être « laxiste », entendant par là qu’un chrétien pouvait adopter toute philosophie qui ne contredisait pas le christianisme). Il était manifestement fait, en revanche, pour être théologien. Ses maîtres de l’Institut catholique y furent pour quelque chose. Mais il y fut lui-même pour plus encore, se forgeant lui-même, à partir de ce qu’on ne lui enseignait pas beaucoup, une synthèse originale. (L’aspect synthétique est fondamental chez Maxime Charles : il y a connexio mysteriorum inter se. Le théologien doit rendre compte de cette connexion et, s’il y parvient, il devient ce que nous disions gentiment de Mgr Charles, qu’il était une « synthèse sur pattes ».) Les découvertes du jeune Charles sont toutes importantes. D’abord, celle de la théologie préscolastique, en l’occurrence celle des victorins. Ensuite, et ce sera la passion de sa vie, la théologie spirituelle de Bérulle. Et pour faire le lien, bien sûr, Augustin. La cohérence était parfaite. En ce temps, elle était aussi subversive (mais bienvenue : le jeune étudiant Charles travaille à la même époque que le jeune P. de Lubac, et va dans la même direction). La faculté de théologie, toutefois, ne persécutait pas. Et lorsque l’Abbé Charles commence à mûrir un projet de thèse sur Bérulle, il est encouragé. Bérulle n’est certes pas thomiste, il a même connu Descartes, mais l’ « école française de spiritualité », ainsi étiquetée par Bremond, ne sent vraiment pas le soufre.

Tout cela indique une direction, celle d’une belle carrière de théologien. Et ce n’est pas la direction prise par Maxime Charles. Entré au séminaire pour être prêtre, ordonné prêtre, il ne termine pas ses études de théologie, ne rédige pas son doctorat, pourtant une formalité à l’époque (le projet de thèse sera brièvement repris pendant la guerre, mais cela fit long feu), et accepte le première nomination de vicaire qui lui est « offerte », ce qui l’amènera à transformer une obscure banlieue en l’illustre cité de Malakoff. C’est un point curieux, d’ailleurs, que lorsque Maxime Charles se retrouvera aumônier du centre Richelieu, aucun de ses jeunes adjoints n’aura lui non plus fini ses études : pas le moindre docteur, tous auront rapidement sauté dans le travail pastoral. L’échantillon est modeste, mais on peut avancer une conclusion : en une période d’euphorie du catholicisme français, des jeunes prêtres parmi les plus brillants trouvent leur joie à mettre le plus vite possible leurs compétences théologiques au service du travail pastoral. Ce à quoi j’ajouterai qu’il n’y a rien chez Maxime Charles du « chercheur », entité qui n’existait pas à l’époque – mais qu’il y a en lui du « trouveur » ou du « retrouveur ». : de fait, ce qu’il avait trouvé et retrouvé presque tout seul allait nourrir toute une vie d’enseignement extra-universitaire.

Si vous le voulez bien, sautons, et sautons à l’époque de la Sorbonne, pour raisons assez simples : rien, dans la période de Malakoff ou pendant la période de la guerre ne pouvait mettre à contributions les intérêts intellectuels du jeune vicaire ou de l’aumônier des Chantiers de jeunesse : personne à Malakoff n’est candidat à recevoir un enseignement théologique, et les Chantiers de jeunesse ne sont pas des summer schools. Mais lorsque, après les péripéties de l’immédiat après-guerre, Maxime Charles devient le premier aumônier en titre de la Sorbonne, l’intuition d’un précurseur éclate : non pas l’idée que la théologie n’est pas réservée aux clercs, on le sait déjà, mais que l’étudiant (en botanique ou en philosophie) a droit, insistons sur « droit », à un enseignement théologique.

Mgr Charles racontait de temps en temps la rencontre inaugurale qu’il eut avec ses prédécesseurs. Il n’y avait pas d’aumônerie structurée à la Sorbonne avant son arrivée, mais des aumôniers, jésuites, dominicains, clercs de tout poil. Rencontrant ce petit monde, il leur demanda ce qu’ils faisaient, et ils le lui dirent (je n’ai pas souvenir de ce qu’ils lui dirent, mais cela ne lui sembla pas aguichant). Le petit monde, en retour, lui demanda ce qu’il comptait faire pour évangéliser la Sorbonne. Réponse : « leur faire des cours de théologie ». Éclats de rire. « Vous n’y pensez pas, mon jeune ami, ils subissent des cours toute la journée, vous n’allez pas leur en infliger en plus ! ». Un des grands principes de ce qui a reçu le nom de « carlisme » se trouvait affirmé : nul ne peut être privé de la formation théologique qui correspond à son niveau de compétences scientifiques, littéraires, professionnelles, etc. Le principe sera appliqué plus tard à Montmartre, où toutes sortes de dames vieilles ou moins vieilles, de généraux ou d’étudiants, etc., se verront proposer un enseignement théologique adapté à leur niveau – et pour la satisfaction de tous.

Ce n’est certainement pas l’intention de l’Abbé Charles, au centre Richelieu, que d’enseigner la théologie pour la théologie, ou si l’on veut de lancer sur orbite de futurs professeurs de théologies (mais il y eut des exceptions !), mais de mettre un travail théologique au service de l’évangélisation. Transformé en Studium théologique de la Sorbonne, le centre Richelieu est destiné centralement à l’enseignement, mais nul n’y aurait parlé de recherche. La principale publication du centre, Tala Sorbonne, ressemble étrangement à la revue du Parti Communiste Français, Clarté, que nos camarades nous vendaient par tous les moyens dans l’après 68. Résurrection, à sa naissance, est surtout l’écho du travail des aumôniers. D’autre part, nul étudiant du centre n’y appartient que pour y apprendre un peu de théologie. Les pèlerinages sont là. Les nécessités du « flirt apostolique » [1] sont là. La théologie « fait partie » de la vie chrétienne, et il n’est pas proposé aux étudiants d’en faire métier. (De nombreux étudiants, en revanche, prendront la voie du séminaire, et de nombreuses étudiantes, celle de la vie consacrée.)

Cela étant, le travail fait au centre Richelieu est un travail auquel l’Abbé Charles assure la collaboration des meilleurs professionnels. Le P. Bouyer, le futur cardinal Daniélou et d’autres viendront enseigner. Marrou viendra en voisin. Daniélou viendra faire à toute vitesse aux étudiants du centre le cours qu’il fera ensuite aux jeunes filles de Neuilly. Mais à côté des propositionnels, tous les adjoints de Maxime Charles sont priés eux aussi d’enseigner la théologie. Ils sont plus jeunes que lui, ce qui veut dire qu’ils enseigneront les cours suivis à l’Institut catholique plutôt qu’une pensée personnelle. Un ancien étudiant du centre Richelieu, atterri là pour cause d’échec au concours de l’École et qui avait préalablement été en khâgne sous les ordres, si j’ose dire, du doux Mgr Briend, me racontait un jour comment un de ses aumôniers de la Sorbonne leur parlait doctement de « l’actuation créée par acte incréé » – mais, ajoutait mon ami, avec un scepticisme de bon aloi.

Cela étant, ce qui passe par les mains de Bouyer, de Daniélou, de l’encore jeune Charles et des autres n’est rien de moins que le renouveau biblique, liturgique et patristique. Et n’oubliez pas qu’il n’existait pas vraiment de lieu, alors, où un étudiant laïc puisse recevoir de tels enseignements. La faculté de philosophie de l’Institut Catholique avaient largement ouvert ses portes à tout public depuis longtemps : une de mes amies y fit sa licence entre 1940 et 1943, et n’a pas dû être une pionnière. La faculté de théologie était plus cléricale. Je ne sais quand y arriva le premier étudiant laïc. Je sais en revanche quand apparurent les premières étudiantes. La première entra en théologie la même année que C. Bressolette : le Centre Richelieu jouit donc d’une confortable priorité… D’autre part, le nombre d’étudiants en théologie, à la Catho de Paris, est encore fort bas à l’époque : l’institution est d’abord un super-séminaire. On ne court donc pas grand risque à affirmer qu’avec la participation des meilleurs théologiens du moment et de jeunes ecclésiastiques de bonne volonté (et à qui Maxime Charles instille généralement sa « synthèse » théologique, quitte à ce qu’ils la rejettent après qu’il a quitté le Centre), le petit monde des étudiants du centre Richelieu sera informé de la meilleure théologie du moment, et très probablement formé de manière plus intelligente que les clercs issus des séminaires diocésains.

Après le long passage à la Sorbonne, long séjour et dernier ministère : Montmartre. (Une des grandes chances de Maxime Charles fut d’exercer de peu nombreux ministères, et donc de porter du fruit, au lieu d’être déplacé tous les quatre ou cinq ans d’endroit en endroit et envoyé en terre inconnue au moment où on commence à être utile en terre connue…). Au Sacré Cœur, un défi attend Mgr Charles – le Mgr arrive peu de temps après la nomination – et ce défi peut s’énoncer simplement : passer d’un public d’étudiants à un public cornaqué par des duchesses. C’est de mille manières que Maxime Charles fera du Sacré-Cœur « son » Sacré-Cœur, une institution qui n’existe plus. Je ne retiendrai qu’un point de son activité : installer au Sacré-Cœur un petit centre Richelieu adapté aux besoins de chacun.

Encore une fois, la théologie, telle que Maxime Charles la conçoit, ou la pratique d’instinct, est une théologie mise au service de l’évangélisation ou, plus radicalement, essentiellement ordonnée à l’évangélisation : elle n’est pas une fin en soi. Ceux qui ont eu la chance de passer un temps de vacances avec lui (elles se passaient toujours près de Saint-Tropez, parce que là est le climat le plus ensoleillé de France et que le malheureux périgourdin, devenu prêtre de Paris, avait besoin de soleil et s’en offrait donc un mois par an), ceux donc qui ont eu le privilège de partager les vacances de Mgr Charles se souviennent qu’il y avait, dans le salon de la villa, une grande étagère pliant sous les livres. Parmi ces livres, il y avait ce qu’il fallait lire pour préparer les cours de l’année suivante à Montmartre. Il y avait ceux qu’il fallait lire parce qu’on avait parlé d’eux, et qu’on serait peut-être interrogé à leur propos. Et il y avait, à ne pas oublier, les classiques qu’il fallait relire ou qu’on n’avait pas lus. Un emploi du temps soigneusement réglé, celui d’une Abbaye de Thélème mise au goût classique, permettait de longues heures de lecture, beaucoup de prière – et toute la détente nécessaire. Et le tout était rendu possible par la diligence du P. Jacques Benoist.

Autant de cours donnés au Sacré-Cœur, autant de catéchèses. La théologie se fait catéchétique de part en part : mais entendons bien catéchèse au sens le plus riche du terme (celui du Discours catéchétique de Grégoire de Nysse, par exemple), non pas comme une introduction ou une vulgarisation qui ne sont qu’introduction et vulgarisation, mais comme ce qui n’est rien de moins qu’une introduction, ou rien de moins qu’une bonne vulgarisation. Point majeur ici, la synthèse que s’était forgé le jeune Maxime Charles, et qui s’organisait autour de l’augustinisme bérullien, avait pour elle un avantage qui n’était pas seulement théorique : Bérulle, répétait Mgr Charles, permettait de rendre toute théologie spirituelle (le refus de l’autonomisation ruineuse de la « théologie spirituelle » est constant chez Maxime Charles). Or, dire que le travail de la théologie est œuvre spirituelle veut dire alors que ce travail mérite d’être cultivé pour lui-même. D’une théologie conçue comme moyen au service d’une fin, l’évangélisation, on glisse doucement à une joie de « faire » de la théologie, en tout cas de l’étudier ; et cette joie fut certainement celle de Maxime Charles séminariste. Vue depuis le « Mont des Martyrs » – vue d’un lieu de prière – la théologie ne cesse pas d’être un moyen (l’adoration est perpétuelle, mais les adorateurs et adoratrices ne sont pas perpétuellement en adoration, et s’il faut les conduire à la prière perpétuelle, il faut aussi leur permettre d’être « missionnaires »), mais le moyen a sa noblesse en lui-même – précisément parce qu’il permet de prier.

Ainsi Maxime Charles fut-il conduit sinon à une découverte (il n’a jamais ignoré que la théologie pouvait être un « métier »), du moins à une redécouverte, celle de la valeur intrinsèquement missionnaire du travail théologique. Intrinsèquement missionnaire, et non pas missionnaire parce qu’utilisé en contexte missionnaire. On parle couramment de « faire de la théologie », comme de faire des mathématiques ou n’importe quoi, sans s’arrêter à ce qui les mots veulent dire. En Allemagne, où parfois l’on ne craint rien, on découvre qu’une université compte mille théologiens – pour découvrir ensuite que l’on parle en fait d’étudiants en théologie. Faire de la théologie n’est alors que l’étudier. Et l’on peut être « théologien » sans se destiner au métier de théologien. Or, lorsque la revue Résurrection, fondée en 1957 à la Sorbonne, puis enterrée en 1959, fut ressuscitée au Sacré-Cœur comme organe du mouvement Résurrection, Maxime Charles eut le bon goût de comprendre assez vite que des étudiants pouvaient « faire » de la théologie au sens propre, c’est-à-dire en produire. Il ne fallait évidemment pas attendre d’une petite bande de normaliens enthousiastes mais jeunets qu’ils bouleversent le paysage théologique. Reste que dispensés d’apostolat (probablement pour raison d’incapacité totale, mais aussi, si ce que je viens de dire est juste, parce que leur noviciat théologique avait valeur missionnaire), les rédacteurs de Résurrection eurent le droit d’être de petits fabricants en théologie. Résurrection fut une exception : les autres et nombreux mouvements de la ruche montmartroise recevaient leur nourriture théologique, mais ne furent jamais, élémentaire sagesse, invités à aller plus loin. Dans la basilique campait en tout cas une revue qui avait pour mission de produire de la théologie – et celui qui regarde les années d’or de cette revue constate qu’elle avait souvent un niveau égal à celui des bonnes revues scientifiques de l’époque. Et il sera juste enfin de dire que Mgr Charles, qui n’eut jamais peur des intellectuels de haut niveau, mit rapidement la rédaction de la revue en contact avec les meilleurs professionnels du moment. Maxime Charles avait assez de bon sens pour savoir que quoi qu’il puisse enseigner, il n’exercerait jamais sur Résurrection l’ascendant qu’un Bouyer ou un Balthasar exerceraient…

Plus remarquable encore est le fait que par une sorte d’auto-contradiction, preuve d’intelligence, Maxime Charles fut capable de permettre le travail théologique, je veux dire le travail théologique pratiqué pour lui-même, même à de futurs clercs. Lui-même se l’était interdit et s’était voulu missionnaire sur le « terrain ». Mais il lui arrivait aussi de dire à tel ou tel pur intellectuel qui, par aberration ou par vocation, avait décidé de demander les ordres sacrés, qu’il lui faudrait se consacrer au travail théologique, avec généralement une petite restriction : « garde-toi tout de même un petit ministère paroissial » – ce qui est extrêmement sage.

De ceci et d’autres traits de sa conduite, on devra aussi retenir à toute force qu’un des mérites de Maxime Charles fut de fabriquer plutôt des « non Charles » que des copies un peu pâles de lui-même. Le cas est rare : un homme d’action d’envergure (et Dieu sait que Maxime Charles en était un), doté d’une volonté légèrement hypertrophiée (ce qui ne veut pas dire volonté de puissance), intelligent, capable de charmer, etc. – un tel homme fabrique généralement autrui à son image. Très curieusement, et c’est probablement pour cela que Mgr Charles ne fut pas un fondateur, il autorisa chacun à être ce qu’il discernait en lui, et certains à finir travailleurs intellectuels à temps plein. L’essentiel était que leur travail théologique fût « carliste » ou « carlo-montmartrois ». Combien de novices sont arrivés à Résurrection muni d’un léger bagage thomiste, qui savourent maintenant encore les délices d’une bien autre tradition !

Le petit parcours auquel je viens de me livrer, et sur lequel j’ai laissé de côté trop de faits et de dires, me semble riche d’enseignements élémentaires, pour une bonne raison : parce que l’instrumentalisation de la théologie, très souvent, procède d’un concept faux de la théologie. Entendons-nous bien. Il ne serait pas sage que l’évangélisation soit confiée à des illettrés, surtout si ces illettrés sont au service de ce qu’on appelle une « religion du livre ». Il ne serait pas sage de loger de futurs clercs dans des séminaires incapables de leur dispenser la formation de niveau universitaire à laquelle la plupart d’entre eux ont droit. Leçon paradoxale de Maxime Charles : si le physicien a le droit de savoir de la théologie, pour que son identité de physicien et son identité de chrétien ne soient pas scindées et imperméables l’une à l’autre, il importe que la théologie ne soit pas seulement pour tous, mais aussi pour les prêtres de paroisse. La théologie est pour tous. Tous ont droit à la meilleure théologie. Et accessoirement : il est possible de transmettre à tous la meilleure des théologies.

Il ne suffit pas pour autant de dire que tous ont à « passer par la théologie ». C’était l’intuition première de Maxime Charles que tous ont le droit et le devoir d’en apprendre. À s’en tenir là, toutefois, nous risquons d’oublier que lorsque Augustin prêchait, il ne déversait pas sur des auditeurs une théologie déjà finie, mais produisait bel et bien du neuf – ce qui vaut de toute la tradition théologique qui commence avec les homélies des Pères alexandrins pour finir avec les sermons des théologiens cisterciens et ressusciter dans les Discours édifiants de Kierkegaard. Considérer le travail théologique comme préalable au travail pastoral (ou, plus largement, missionnaire), la politesse impose de ne considérer un tel point de vue que comme une sottise de première grandeur. Cela, Maxime Charles l’avait complètement compris. Il se moquait, bien sûr – en fait il se moquait souvent ! – du théologien professionnel. Ce n’était que pour mieux respecter le bon théologien. Rencontrer le jésuite qui savait tout sur un Père de l’Église et un seul était pour lui un sujet de plaisanterie inépuisable (et nous rions volontiers avec lui). Mais tout en se moquant de ce que la langue allemande nomme le Fachidiot, Mgr Charles respectait les professeurs. Il ne nourrissait aucun complexe à leur égard. Lui-même et les professeurs de l’Institut Catholique faisaient presque le même travail. Voir les quelques normaliens qui avaient accepté sa gouverne parler d’égal à égal avec les meilleurs le faisait jubiler sans malice. De même que le vieux Picasso disait que « la peinture est encore à faire », de même Maxime Charles pensait qu’il nous restait beaucoup de théologie à faire. Et que celui qui s’en occupait ne perdait pas son temps.

J’en viens à quelques moralités. Ceux d’entre nous qui participèrent au cinquantième anniversaire d’ordination de Mgr Charles reçurent une image sur laquelle, en plus d’une photographie du Sacré-Cœur, était écrit, je ne sais si c’était en français ou en latin, « credidi, propter quod locutus sum, j’ai cru et c’est pourquoi j’ai parlé ». C’est du saint Paul, et cela résume toute une vie de prêtre. Travailleur intellectuel et travailleur missionnaire, Maxime Charles fut un homme de parole au service d’une Parole dont il n’était pas l’auteur. Homme de parole, d’autre part, il ne fut pas homme d’écriture. Pourquoi ? Peut-être était-il pressé. Qu’autrui prenne le temps d’écrire, il l’admettait et le voulait. Mais il était lui-même de la race des prédicateurs. Il laissait les écrivants écrire. Il appartenait à la troupe des parleurs. Mettant d’ailleurs ce texte sur son image, Maxime Charles excluait d’autres textes possibles. Une formule chrétienne classique, par exemple, ne venait pas souvent sur ses lèvres, le fides quaerens intellectum, « la foi cherchant l’intelligence » (Anselme), qui aurait bien dit le travail de sa vie. Chez Maxime Charles, en fait, et là ce n’est pas de l’Anselme, la devise aurait pu être fides quaesivit intellectum, propter quod locuta est, « la foi a cherché l’intelligence, et c’est pourquoi elle a parlé ». L’activité apostolique est l’englobant. L’activité apostolique d’autre part est urgente, à la manière dont il est urgent de donner à manger à ceux qui ont faim. Le travail théologique – et entendons par là le plus technique, ce qu’on appelle communément la « recherche » – commet-il alors, avec ses inévitables lenteurs, un péché contre cette urgence ? Mgr Charles savait que non. Gardons précieusement ce savoir.

Permettez-moi enfin une observation qui n’engage que moi. J’ai fait dire à Mgr Charles ce que je crois qu’il disait et pensait, mais la problématique qui nous a intéressé en sa compagnie cesse de l’intéresser vraiment lorsqu’il se retire de Montmartre : ses activités seront alors celles du directeur spirituel, il prêchera un peu, il luttera surtout contre la maladie. De plus, nous nous vîmes surtout, dans ses dernières années, pour prier et me faire conseiller par lui. La théologie s’éloignait un peu, la mission était réduite au minimum permis par sa santé. Je ne l’accuse donc pas d’avoir pensé ce que je pense ; et ce que je pense est un paradoxe qu’il faudra laisser reposer un peu avant de le trouver réconfortant.

Mon premier point, en effet, est l’effondrement actuel de l’Église de France. Il est incontestable. (Et Mgr Charles ne le connut pas vraiment, mais vécut ses dernières années dans ce qu’il espérait être la fin d’une crise.) Mais cette lugubre réalité une fois admise – nous butons dessus tous les jours – alors tout conflit de priorité a disparu, et nous avons là une raison de nous réjouir (sobrement). Nous nous demandions il y a une génération ce qu’il fallait faire de toute urgence. Faut-il d’abord révolutionner notre intelligence de la théologie trinitaire d’Athanase ? Faut-il d’abord être un théologien généraliste et transmettre à des séminaristes ce dont ils ont besoin ? Faut-il d’abord annoncer l’Évangile dans la rue ou dans les boites de nuit ? Faut-il d’abord… ? Bref, je crois la question morte, et morte parce que tout est devenu prioritaire et également prioritaire. Je ne tiens pas à prêcher spécialement pour la recherche théologique, qui au fond occupe peu de mon temps. Mais ouvrant les yeux sur une Église en état de délabrement alarmant, je dirais : si vous voulez ne rien faire que de la recherche théologique, faites-le en toute bonne conscience ; si vous voulez êtres prêtre de campagne, moine, etc., soyez-le. Quel que soit le discernement prudent et intelligent auquel vous aurez procédé, s’il vous semble qu’il « faut » faire ceci, ou que vous « voulez » faire ceci, faites-le sans aucun scrupule. Pour parler des théologiens, puisque j’étais censé m’intéresser à eux, ils nous font considérablement défaut. Mais on admettra que les foyers chrétiens font considérablement défaut eux aussi… Ayant en tout cas dit que tout est devenu urgent, une conclusion s’impose : si tout est urgent, alors il est aussi urgent d’être patient. Plus on se hâte, moins vite on va. Le caractère urgent de la patience vaut du théologien comme il vaut de la mère de famille, comme elle vaut pour nous tous. Si crise il y a, autant en sortir intelligemment : en nous gardant d’aller trop vite et en faisant très bien notre travail, quel qu’il soit, pourvu qu’il soit lié à la mission globale de l’Église.

J’ose espérer que Mgr Charles, après les nécessaires négociations et corrections d’usage, aurait contresigné ma conclusion. Sur ce que nous lui devons, nul m’émettra le moindre doute. Il a appris à des générations l’amour de la théologie. Il a appris à des générations, d’autre part, qu’il ne faut pas confondre Dieu et la théologie – une leçon reçue de Thomas d’Aquin, qui nous dit que « l’acte de foi ne porte pas sur les énoncés mais sur les choses » elles-mêmes. Il a incontestablement laissé une génération de Résurrection apprendre qu’on peut apprendre de la théologie en produisant de la théologie. Et à toutes ces générations, il a appris qu’une Église d’analphabètes théologiques, et une Église dans laquelle le pouvoir intellectuel n’appartiendrait qu’aux clercs, était condamnée à mort. En tout cela, je ne dis pas qu’il fut le pionnier : je ne pourrais vérifier l’affirmation. Mais je dis qu’il fut un des pionniers. Et c’est beaucoup.

P. Jean-Yves Lacoste, Life member de Clare Hall, Université de Cambridge, et professeur honoraire à l’Australian Catholic University. Dernières publications : From Theology to Theological Thinking, University of Virginia Press, 2014 ; L’intuition sacramentelle et autres essais, Paris, 2015.

[1] Se dit d’une jolie étudiante qui use (chastement) de ses charmes pour entraîner un jeune homme sur les chemins de Chartres ou de Compostelle.

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