Rechercher

Traversées jésuites. Mémoires de France, de Rome, du monde – 1958-1988. (Jean-Yves Calvez)

Paris, Cerf, 2009, 140 pp.
Luc Perrin

Le P. Calvez est décédé le 11 janvier 2010. L’ouvrage de taille modeste ne comptera pas parmi les plus importants du jésuite, spécialiste de l’enseignement social de l’Église : il a été rédigé de mémoire au Tchad en 1997 puis repris en 2008, les retours périodiques, en dépit d’un plan apparemment chronologique, témoignent du caractère de notes retravaillées ; l’erreur (p. 25) sur Lumen Gentium placée en 1965, au lieu de 1964, en est un autre indice. Cependant le petit livre contient quelques aperçus révélateurs sur la véritable refondation de la Compagnie de Jésus par le Père Arrupe et la mentalité de celui qui, comme Provincial de France (1967) d’abord, puis comme Assistant général (1971-1983), en fut un des acteurs majeurs. A travers la personnalité du P. Calvez, l’ouvrage aide à percevoir la transmutation d’un ordre, voué à la romanité et fer de lance du projet catholique intransigeant et intégral au XIXe-XXe siècle, en un lieu de dissidence envers Rome et en l’un des laboratoires du néo-catholicisme épris de modernité libérale. À l’époque de Pie XII, le jeune jésuite vibre d’un « sentiment de nouveau, de renouveau, à ce moment-là » (p. 11), tout en pestant contre les « coups de barre, barrages et blocages », au premier rang, selon lui, celui d’Humani generis ; il n’hésite pas à maudire deux conciles œcuméniques majeurs : Trente, le « concile du malheur » et Vatican I qui ne doit pas « être répété » (p. 16). A cet égard il est représentatif de sa génération de clercs (et de militants laïcs) et ceci conditionne son jugement sur Mai 1968 : « cette époque a eu aussi du positif, dans ses débuts surtout, de la fraîcheur, ai-je dit, et je me départis difficilement de ce jugement » (p. 78). « Fraîcheur », « la légèreté de la brise d’un paradis terrestre » (p. 28) ou, selon les mots de Paul VI, une « fumée de Satan » ? Ce clivage entre catholiques perdure, car il s’enracine dans des mentalités opposées. En revanche, J.-Y. Calvez est toujours circonspect quant à la séduction marxiste : son best-seller, La pensée de Karl Marx (1956), montre sa connaissance du sujet. Son modèle est aux antipodes de la révolution qui hypnotise tant de ses contemporains et de ses confrères dans les années 1960-1990 : « j’aime le système britannique (…) la Grande-Bretagne travailliste, réformatrice, sociale » (p. 13). Attlee et Harold Wilson font rêver le jésuite mais pas Che Guevara, qu’il rencontre brièvement en 1964.

Dans la lecture qu’il en donne, le néo-jésuitisme arrupien apparaît ainsi tel une sorte de travaillisme catholique, très engagé dans le compromis avec la modernité mais soucieux de se garder à droite comme à gauche. Il ne manque pas une occasion pour mettre en avant des exemples de modération dans ce réformisme : il se démarque nettement de l’Assistant contestataire, le P. Schoenenberger, un disciple suisse du P. von Balthasar qui avait rallié « ce qu’il y avait de plus radical en Hollande » (p. 35) ; il souligne la défense du vœu de chasteté par le P. Arrupe en 1970 face à la « troisième voie » (p. 55-56), une sorte de légalisation du flirt, prônée par des Jésuites américains et canadiens, frappés de plein fouet par la crise du catholicisme nord-américain. Pour autant la transformation n’en est pas moins profonde. La lutte contre l’athéisme devient en 1965-1966 « beaucoup de proximité aux hommes éloignés de la foi » et plus encore à leurs « raisons » (p. 27) : un « déplacement » dont il juge que toutes les leçons n’ont pas encore été tirées. Était-ce là vraiment ce que Paul VI avait demandé à la Compagnie ? La pierre angulaire du néo-jésuitisme, l’auteur la trouve dans le décret 4 « Service de la foi et promotion de la justice » de la XXIIe Congrégation générale (1974-1975) dont il juge qu’il est demeuré « encore en 2008 » « l’orientation de base » (p. 77). Une minorité de jésuites fut sensible à la distorsion, particulièrement en Espagne. En 1971, le pape ne saisit pas l’occasion de créer une province personnelle qui aurait réuni tous les Pères fidèles à l’idéal ignacien traditionnel, la Vera Societas ; selon le cardinal Villot, cela aurait été la décision « la plus importante peut-être de son pontificat » (p. 36). Dès la fin des années 1970, la résistance organisée avait disparu et la marginalisation des jésuites d’esprit traditionnel n’a pas cessé jusqu’à nos jours. De même, à la fin du généralat du P. Arrupe, la crise avec Jean-Paul II confirme la perte de la romanité culturelle au sein de l’ordre, perte déjà manifeste à la XXXIIe congrégation générale comme en témoigne, involontairement ?, l’auteur (p. 72-77) avec un exercice de casuistique qui aurait ravi Pascal. Un autre exemple de la séparation accrue entre Rome et sinon la Compagnie, du moins une notable portion des Jésuites est, discrètement, exposé p. 94-95 : le « sourd ressentiment » de Pères sud-américains après Puebla (1979) et leur décision d’accentuer les dérives de la théologie de la Libération, tout en prenant soin de ne pas s’opposer en apparence aux textes magistériels. Une duplicité que l’auteur réprouve et qui préfigure la crise ouverte en 1984-1986 et a sans doute sa part dans la réserve de Jean-Paul II envers le Préposé général, peu après son élection au souverain pontificat.

L’un des apports majeurs du livre (chapitres 7 et 8) tient enfin dans le récit, de l’intérieur, de ce conflit ouvert entre le pape polonais et la Compagnie arrupienne. « Le monde était en paix », selon lui, la Société avait surmonté ses crises internes des années 1967-1973 avec un pic en 1971-1972 : la dissidence de ses théologiens est une banalité, « à quelle époque n’y a-t-il pas de cas de ce genre ? » (p. 101) remarque-t-il avec une pointe d’ironie. Pourtant l’auteur reproduit des extraits de l’allocution que Jean-Paul Ier n’eut pas le temps de délivrer lui-même aux jésuites ; une rude mercuriale dont la pointe était : « le très souhaitable contact apostolique avec le monde ne signifie pas assimilation au monde » (p.102). La phrase résume les critiques constamment adressées à la Société de Jésus, de Paul VI à Benoît XVI : l’auteur fait lui-même ce constat d’une si remarquable continuité dans les « tensions » p. 112, si permanente qu’elle transcende le caractère des différents papes. Sans effet. Mais Jean-Paul II est le seul à être allé au-delà des mots pour tenter de sauver la Compagnie de ce tropisme d’assimilation au monde dans lequel elle s’enfonçait avec volupté. Dès 1980, il repousse la demande d’une Congrégation générale pour l’élection d’un successeur, présentée par le P. Arrupe qui entend être le premier Général à démissionner, en raison de son âge, mais peut-être aussi, l’auteur ne tranche pas, de « difficultés dans ses relations avec Jean-Paul II » (p. 110). En nommant, à l’occasion de la maladie grave du Général, le 5 octobre 1981, un Délégué personnel et un Délégué adjoint, le P. Calvez note que le pape avait sans doute au départ l’idée d’une transition assez longue. Le choix du P. Dezza était significatif, puisque celui-ci avait émis de fortes réserves lors de l’élaboration du Décret 4 : c’était bien « l’orientation de base » arrupienne que Jean-Paul II entendait corriger. L’auteur signale que des rumeurs crédibles et persistantes faisaient état d’une telle nomination, avant même que la thrombose cérébrale du Préposé général ne se déclare (p. 112). Pourtant le cours resta inchangé : le P. Dezza confirma tous les responsables et conduisit à une transition courte, puisque le pape approuva la convocation de la Congrégation générale en décembre 1982, celle qui vit l’élection du P. Kolvenbach en 1983. Tout ça pour ça ? « Il demeure quelque mystère de cette intervention pontificale de 1981 » indique l’auteur p. 125. Très discrètement, il donne une piste explicative p.123 et à la dernière page du livre : le secrétaire d’État Casaroli était un ami de la Compagnie arrupienne et aurait pesé de tout son poids auprès du pape pour le faire renoncer à ramener l’ordre à sa vocation originelle. Le pontificat de Jean-Paul II s’est donc ouvert sur un échec majeur et explique sûrement l’effort inlassable du pape de confier la « nouvelle évangélisation » non plus tant aux aînés comme les jésuites mais aux nouveaux mouvements et aux nouvelles congrégations : la question, notamment, des Légionnaires du Christ est à relire à l’aune de ce que conte ici le P. Calvez.

Luc Perrin, Né en 1958, agrégé d’histoire, est maître de conférences d’Histoire de l’Église à la Faculté de Théologie catholique de Strasbourg (université Marc-Bloch). A publié L’affaire Lefebvre (Cerf, 1989) et a contribué à Histoire des curés, Fayard, 2002.

Réalisation : spyrit.net