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Un certain Juif, Jésus. I. « Les sources, les origines, les dates »

John P. Meier, trad. fr. Cerf, Lectio divina, 2004
Jérôme Levie

Ce livre est la traduction française, longtemps attendue, du premier tome (paru en anglais en 1991) d’une véritable encyclopédie sur le Jésus historique, résumé d’une vie de recherche. L’auteur, prêtre catholique du diocèse de New York, explique ainsi la nature de son sujet, la quête du Jésus historique : le but est de parvenir à des conclusions historiquement probables, sur lesquelles pourraient s’accorder un juif, un agnostique, un catholique, un protestant, tous historiens honnêtes et informés, au terme d’un « conclave non papal » se tenant au secret dans une bibliothèque universitaire. Ne faisant qu’une brève histoire de l’exégèse depuis Reimarus, l’auteur s’attache surtout à cerner conceptuellement son sujet et à identifier les limites de son ambition : le Jésus historique n’est pas le Jésus réel, ce n’est que la reconstitution probable qu’un historien contemporain peut en faire, à partir des données qui lui sont parvenues. On ne peut atteindre que quelques traits, non la personne réelle.

L’un des intérêts majeurs du livre est l’attention qu’il porte à la définition de la méthode et des critères de cette « quête du Jésus historique ». Le premier point, qui conditionne le reste, est la mise entre parenthèses claire de la foi, de toute christologie, fût-elle rationaliste ou existentialiste. Sûr de son fait, il prend nombre d’exégètes en flagrant délit de projeter leur image préconçue de Jésus sur le matériau qu’ils traitent, que cette image soit celle d’un catholique traditionnel, d’un protestant libéral, d’un rationaliste ou d’un amateur d’ésotérisme. Soucieux d’éviter tout dogme, théologique ou exégétique, l’auteur veut, autant que possible, que la sélection des données historiques précède leur interprétation. C’est-à-dire qu’il refuse toute hypothèse de lecture préalable, chrétienne ou autre.

L’auteur passe d’abord en revue les diverses sources dont on peut espérer tirer des enseignements potentiellement historiques sur Jésus de Nazareth. Jésus ayant été marginal dans tous les sens du terme (le titre original du livre est « A marginal Jew », choix dont l’auteur s’explique en détail), les auteurs non canoniques connaissaient mieux le courant qui se réclamait de Jésus qu’ils ne connaissaient son fondateur. Si les mentions du Christ par Suétone, Pline le Jeune, Lucien, informent davantage sur les premiers chrétiens que sur Jésus, le célèbre Testimonium Flavianum, passage de Flavius Josèphe, historien juif du premier siècle, est la pièce majeure qui permet la certitude historique de l’existence de Jésus. L’auteur consacre de nombreuses pages aux questions philologiques posées par ce texte, qui ne nous est parvenu que via une interpolation chrétienne, fondée cependant, selon un large consensus d’experts, sur une base authentique. Le texte original décrit Jésus comme un maître de sagesse et un thaumaturge, qui fut condamné à la croix par Pilate mais duquel des juifs se réclament encore. L’autre passage des Antiquités juives, parlant de Jésus en passant, à propos de Jacques « frère du Seigneur », et un extrait de Suétone, confirment le verdict historique de l’existence de Jésus.

Rien pour l’auteur n’indique de lien proche entre Jésus et Qumrân, dont les textes aident cependant à restituer l’environnement littéraire et religieux de l’époque. Quant aux autres sources juives, Jésus est simplement absent de la Mishna et des autres traditions rabbiniques anciennes ; et les passages tardifs du Talmud le concernant sont soit des récits de propagande forgés pour contrer les évangiles, soit le témoignage de réactions rabbiniques face aux groupes se réclamant de Jésus. Des agrapha, paroles extra-canoniques répandues dans diverses sources, patristiques ou autres, Meier n’attend rien de neuf – les recherches les plus sérieuses, par exemple celles de Jeremias, ont fourni quelques logia avec une faible probabilité qu’ils proviennent d’une tradition indépendante – mais leur caractéristique commune est qu’ils corroborent les sources évangéliques. L’auteur passe ensuite en revue les apocryphes, insistant sur ceux que l’un ou l’autre exégète a décrétés comme relevant de traditions indépendantes au moins autant que les évangiles. Avec une patience précieuse et méritoire, il démonte de telles affirmations à propos de l’évangile de Pierre, de l’évangile secret de Marc, du Papyrus Egerton 2 : pour lui de telles assertions « ne résistent pas à un examen approfondi mettant en lumière le caractère ténu des preuves apportées et la faiblesse du raisonnement utilisé » (p. 77) – l’auteur ne se prive pas de noter l’attrait pour le sensationnel qui semble caractériser nombre de ses collègues. En ce qui concerne les apocryphes en général, la dépendance littéraire envers les évangiles est souvent nette, et un exégète honnête ne peut ignorer qu’historiquement les témoignages des deux premières générations chrétiennes manifestent un accord général sur un message évangélique commun (cf. 1 Co 15, 11) – les développements gnostiques fantaisistes, plus tardifs, renseignant davantage sur le christianisme des premiers siècles que sur Jésus. À Nag Hammadi, la minorité de textes qui ont un caractère chrétien sont les témoins du développement de la tradition synoptique après la rédaction des évangiles. Même s’il est moins catégorique que pour d’autres sources, Meier donne de bons arguments pour rejeter l’évangile de Thomas comme source indépendante sur le Jésus historique : il est plus caractéristique de l’explosion imaginative ou harmonisatrice du christianisme du IIe siècle, contient des matériaux provenant de tous les courants de la tradition évangélique et semble intégrer des matériaux primitifs dans une perspective générale. S’il garde un œil sur les logia de l’évangile de Thomas et sur les autres sources qu’il considère comme secondaires – ce qui lui permet aussi, sur des exemples précis, de vérifier son hypothèse de dépendance – il doit se limiter au corpus évangélique comme source unique de renseignements historiques sur Jésus – les autres écrits néotestamentaires pouvant confirmer de façon indépendante les sources évangéliques, mais sans fournir de nouvelles informations.

Un chapitre important traite des critères permettant d’affirmer ou de nier l’historicité du matériel évangélique. Meier élabore une méthode souple, combinant divers critères sans les multiplier indûment, et en les hiérarchisant. Cinq critères principaux sont utilisés en convergence. Le critère de l’embarras ecclésiastique vise les paroles ou actions de Jésus qui ont gêné l’Église primitive et sa théologie (qui souvent tente de gommer ou d’adapter ces témoignages), l’exemple-type étant le baptême de Jésus par Jean, ou encore l’ignorance de l’heure par le Fils. Ce qui souligne le caractère au moins autant conservateur que créateur de la tradition évangélique. Mais il faut se garder de projeter ce qui est embarrassant pour nous sur la perspective des premiers chrétiens. Le critère de discontinuité s’applique à ce qui ne peut dériver ni du judaïsme ayant précédé Jésus, ni d’une rétroprojection du christianisme qui l’a suivi – comme le refus du jeûne. Il faut se garder de l’utiliser exclusivement, d’une part parce que notre connaissance du judaïsme et du christianisme de l’époque n’est pas parfaite, d’autre part parce que cela conduit (comme chez l’exégète Käsemann) à isoler Jésus de son substrat juif qui l’a nourri, comme du développement ultérieur du christianisme qu’il a nourri, enfin parce que ses « particularités » ne sont pas automatiquement ce qui fut frappant et central dans son message. Inversement, on ne saurait interdire à Jésus d’être sur tel aspect (p. ex. la pureté de tout aliment) en totale opposition avec la tradition de son temps. Joue aussi l’attestation multiple par des sources indépendantes et/ou des formes littéraires différentes. Le critère de cohérence doit ne venir qu’ensuite, et jouer plutôt positivement, renforçant la probabilité d’aspects retenus qui s’étayent respectivement. Il convient d’être extrêmement prudent sur son application négative – Jésus était un prédicateur, usant de l’art oratoire, et un sémite du premier siècle, non un aristotélicien médiéval se souciant de rigueur logique absolue. Enfin, le critère qui tient à son rejet et à son exécution impose que notre reconstitution de la personne de Jésus rende son procès et sa mort vraisemblables – un Jésus esthète littéraire, ou petit bourgeois campagnard faisant de la méditation zen, n’est pas le Jésus historique, car alors, nul ne l’aurait mis à mort. Les critères détectant les traces d’araméen, l’environnement palestinien, la narration vivante, les tendances de développement de la tradition synoptique, sont secondaires. Pour Meier, la matériau évangélique ne jouit pas d’une présomption d’historicité : la charge de la preuve incombe à quiconque veut prouver quelque chose, l’historicité ou l’anhistoricité.

Meier souligne la difficulté de l’investigation sur l’enfance de Jésus – les premiers credo et prédications chrétiennes n’y font pas allusion. Meier juge plus probable historiquement que Jésus soit né à Nazareth, même si la naissance à Bethléem n’est pas à exclure. Il estime en revanche que Jésus était, de son vivant, réputé d’ascendance davidique. En ce qui concerne la conception virginale, point commun des deux récits évangéliques de l’enfance, la recherche historique n’a pas les moyens d’une décision définitive. Il est cependant clair que l’idée de naissance illégitime, reprise par des auteurs modernes, n’a pas d’autre statut historique que celui d’une polémique juive née au milieu du IIe siècle, probablement en réaction aux récits de l’enfance.

L’auteur consacre deux chapitres aux années de la « vie cachée », tout en se refusant à inventer un roman sur le développement psychologique de Jésus. En brossant un portrait complet de la Galilée du temps de Jésus et en le liant aux données évangéliques, il arrive aux conclusions probables suivantes : Jésus parlait araméen, maîtrisait suffisamment l’hébreu pour lire et citer l’Écriture, et possédait un peu de grec commercial. Il devait posséder une formation supérieure à celle de ses voisins, mais indigne d’un centre urbain comme Jérusalem (cf. Jn 7 15). Étudiant longuement les questions de la famille de Jésus, de son statut marital et social, l’auteur conclut qu’il était laïc célibataire, mais ajoute, contre la tradition de l’exégèse catholique, que, selon toute probabilité, il avait des frères et des sœurs. Comme en témoigne le nom de ses membres, sa famille devait participer au réveil de l’identité nationale et religieuse juive, au sein d’un courant qui espérait le rétablissement d’un Israël glorieux. Artisan à Nazareth comme son père, mort probablement avant le début de son ministère, il n’était pas parmi les plus pauvres en Galilée.

Le dernier chapitre est consacré à la chronologie de la vie de Jésus. Né en l’an 7 ou 6 d’avant notre ère, peu avant la mort d’Hérode en 4 avant Jésus-Christ, il fut, après une éducation ordinaire, attiré par le mouvement baptiste, à la fin de l’an 27 ou au début de l’an 28, mais rapidement il poursuivit son propre ministère, en Galilée et en Judée, montant régulièrement à Jérusalem, où il célébra un repas d’adieu le jeudi soir 6 avril, et mourut avant le soir du vendredi 7 avril 30, le 14 nisân, jour de la Préparation de la Pâque. On ne dispose d’aucune base historique pour élaborer une chronologie plus précise du ministère – car chaque évangéliste a composé son « intrigue », son mouvement narratif, en fonction de son projet théologique.

Pour finir, signalons que l’auteur consacre un petit chapitre à répondre en théologien à l’objection bultmannienne affirmant l’illégitimité théologique de la quête du Jésus historique, au nom d’une césure infranchissable entre Jésus pré-pascal et Christ post-pascal. Cette césure est contraire au kérygme, qui affirme au contraire l’identité de la personne ayant passé sur cette terre et du Ressuscité. Pour autant, « le Jésus de l’histoire n’est pas et ne peut pas être l’objet de la foi chrétienne » (p. 121) - ainsi beaucoup de chrétiens ont cru et croient en Jésus-Christ, sans avoir d’idées précises sur le Jésus historique tel qu’on le comprend aujourd’hui. La foi en Jésus-Christ ne s’adresse pas au portrait sans cesse changeant dessiné par la recherche historique, mais à la personne réelle de Jésus, engagé totalement dans une existence terrestre, mais maintenant ressuscité et glorifié. La recherche du Jésus historique est utile pour l’intelligence de la foi dans le contexte contemporain, qui impose de tenir compte de cette donnée culturelle. Son intégration dans la théologie peut permettre d’éviter le faux mysticisme docète, la réduction de Jésus à un archétype intemporel, sa domestication « au service d’un christianisme confortable, respectable et bourgeois » (122) ou son embrigadement révolutionnaire. Son côté dérangeant, « marginal », est un rempart contre toute réduction de la foi à une idéologie « utilisable ».

Malgré la densité du propos, un excellent travail éditorial rend l’ouvrage très pratique : la structuration du texte en deux niveaux, un texte principal autonome et de longues notes regroupées en fin d’ouvrage, permet de combiner la quasi-exhaustivité d’un livre de référence avec l’accessibilité à un large public. Les index des auteurs, des termes, des thèmes et des citations bibliques, ainsi que les adaptations bibliographiques (aux abondantes bibliographies citées par l’auteur au début de chaque section) à la date de 2004 et au public francophone, contribuent à faire de ce premier tome la première pierre d’un ouvrage de référence sur le sujet, bien qu’il n’échappe pas à certaines tensions et ambiguïtés avec les énoncés de la foi, dont il a choisi de ne pas tenir compte. La façon claire avec laquelle il présente ses présupposés, sa méthode et ses résultats en permettra d’autant plus aisément la critique.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

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