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Un certain Juif, Jésus. II. « Les données de l’histoire »

John P. Meier, Cerf, Lectio divina, 2005, 1342 p.
Jérôme Levie

Le second tome du projet exégétique de Meier – créer un document « consensuel » sur le Jésus historique - applique la méthode détaillée par le premier (mais projet et méthode sont récapitulés au début de ce second tome, ainsi rendu autonome) à trois sujets majeurs : Jean-Baptiste et ses rapports à Jésus, la prédication du Royaume et le message de Jésus, les miracles. Les trois sujets ont en commun d’être centraux pour la personne, le message et la vie de Jésus, et d’être attestés historiquement et de façon multiple.

Comme le titre du premier chapitre, « Jean sans Jésus », l’indique, Meier évite de ne voir Jean-Baptiste qu’à travers son influence sur Jésus. L’auteur règle son compte à l’hypothèse faisant de Jean-Baptiste un essénien, les traits le distinguant de Qumrân étant trop importants : Jean donne le baptême une fois pour toutes, et en son nom (jusqu’à être connu sous le nom de « Baptiste »), son message s’adresse à tout Israël, sans différences, sans souci d’observance légale, ni de l’avenir du Temple, même restauré, sans le projet de créer une communauté sectaire au sein du judaïsme. Les sources nécessitent une étude critique, Flavius Josèphe enlevant systématiquement ses traits escha-tologiques, et les évangélistes étant soucieux de le rendre inoffensif pour les communautés chrétiennes. Le portrait historique qui se dégage est celui d’un prophète juif eschatologique avec quelques traits apocalyptiques, prêchant un jugement imminent, et administrant un baptême unique, qui exprime le repentir, annonce et garantit la purification finale des péchés et qu’accomplira dans l’esprit « celui qui est plus fort » (Lc 3, 15).

L’auteur traite ensuite des relations de Jésus et de Jean, via la tradition du Baptême et les paroles de Jésus sur Jean et de Jean sur Jésus. Il conclut, au moyen du critère d’embarras, à l’historicité du baptême de Jésus par Jean, « point de départ historique solide pour toute étude du ministère public de Jésus » (p. 90) – conclure quoi que ce soit sur sa signification pour Jésus, outre son adhésion à l’attente eschatologique, serait en revanche plus qu’hasardeux – et il considère comme probable qu’il ait passé quelque temps parmi le cercle des disciples proches qui suivaient Jean (rien n’est sûr à cet égard, et la plupart des « baptisés » retournaient à leur vie habituelle une fois le baptême reçu). Les questions de Jean sur l’identité de Jésus paraissent historiques, étant donné qu’elles ne sont pas suivies d’une reconnaissance par Jean de sa messianité.

Meier souligne l’importance de l’étude de Jean pour comprendre Jésus : peut-on comprendre un penseur religieux sans comprendre son maître ? Jésus accepta le baptême, qu’il reprit dans sa propre pratique, il accepta le thème du jugement imminent et du besoin de changer de vie. Ceci marque d’autant mieux l’originalité dont le ministère de Jésus fit preuve après qu’il eut quitté Jean avec certains des disciples de celui-ci : loin de se cantonner au Jourdain, il parcourt tout le territoire d’Israël, allant en particulier à la rencontre des marginaux, dont les collecteurs d’impôts ; il déplace l’accent de sa prédication sur la joie du salut, sur le bonheur, l’expérience de la miséricorde divine et du Royaume, que les repentis peuvent ressentir dès à présent, dans les banquets partagés et les miracles.

L’utilisation systématique de l’expression « royaume de Dieu » fut en effet l’originalité de Jésus, et en même temps « la représentation centrale qui régissait [son] annonce » (p. 179). L’expression est rare avant Jésus, et jamais liée au fait de « venir », d’arriver ; elle ne fut guère utilisée par les premières générations chrétiennes. L’auteur s’attaque en détail à une question classique de la « quête du Jésus historique » : Jésus a-t-il prêché un Royaume à venir, ou un Royaume présent ? Dans deux chapitres séparés, Meier montre qu’on ne peut nier que Jésus ait parlé à la fois du Royaume dans le cadre d’une « eschatologie imminente » et d’une « eschatologie réalisée », à moins de projeter nos exigences logiques sur la prédication de Jésus. Ceci montre que le Royaume de Dieu est un « symbole à haute potentialité », aux significations et utilisations diverses, mais convergeant vers la notion d’un événement dynamique, celui de Dieu venant avec puissance exercer Sa souveraineté. L’étude du Royaume de Dieu est ainsi l’occasion de faire l’exégèse critique du Pater, des Béatitudes, de souligner aussi les originalités de langage de Jésus : l’emploi d’ « Amen » en début de phrase, l’invocation Abba destinée à Dieu. En outre, comme le montre par exemple la question sur le jeûne (Mc 2 18-20), « les paroles de Jésus les plus significatives sur la présence du royaume contiennent des références à des actions significatives de Jésus, qui réalisent ou symbolisent cette présence » (376), ce qui rend impossible de traiter séparément les unes et les autres, Jésus lui-même les ayant liées.

Cette seconde partie nous montre Jésus « prophète eschatologique du Ier siècle, qui proclame la venue du royaume de Dieu pour un futur imminent, pratique le baptême comme rite de préparation à ce royaume, enseigne à ses disciples à prier pour la venue du royaume en appelant Dieu Abba, prophétise le rassemblement de tout Israël (symbolisé par le cercle proche de ses douze disciples) – et l’intégration des ‘gens des Nations’ lorsque viendra le royaume – mais, en même temps, qui rend ce royaume déjà présent, au moins pour quelques Israélites, par ses exorcismes et ses miracles de guérison » (p. 380).

Les miracles étaient en effet pour Jésus le principal signe de réalisation partielle du Royaume que pouvaient expérimenter concrètement ceux qui le suivaient. Abondants dans les évangiles, ils furent pour beaucoup dans sa popularité (c’est un de ses titres dans le portrait que fait de lui Josèphe). Si Meier refuse la théorie attribuant aux miracles seuls la cause de son procès, il est certain qu’ils ont joué un rôle aggravant. Mais Meier sait que nombre de ses collègues traitent rapidement des miracles, en les niant en bloc, ou en les expédiant comme quantité négligeable. Pour lui, il s’agit d’un grave préjugé rationaliste, risquant de compromettre toute l’approche historique, puisque cet élément devait être un des plus frappants (ainsi que la communauté de table avec les pécheurs) de son ministère. « Si l’historien doit rejeter toute crédulité, il doit également rejeter toute position a priori affirmant que les miracles n’existent pas ou ne peuvent pas exister » (p. 22). De plus, l’opinion, circulant comme un dogme chez les exégètes, selon laquelle « l’homme moderne ne peut croire aux miracles », est tout simple-ment empiriquement fausse (l’auteur cite l’exemple de Lourdes, et un sondage de Gallup en 1989, selon lequel 82 % des Américains pensent que Dieu fait des miracles encore aujourd’hui). Cependant l’historien ne peut qu’enregistrer les cas où il ne trouve pas d’explication naturelle, il ne peut aller au-delà.


Face au débat exégétique sur le sujet, l’auteur énonce clairement la distinction entre miracle et magie, le miracle s’insérant dans un contexte qui met en jeu foi en un Dieu personnel, communauté durable de croyants, manifestation de la puissance de Dieu, publique et non soumise à un rite tout fait. Certes la réalité peut mélanger miracle et magie, mais ils restent « deux catégories idéales situées aux deux extrémités du spectre lumineux de l’expérience religieuse » (p. 22).

Toutefois les remarques générales n’exonèrent pas l’auteur d’une investigation au cas par cas de chaque récit de miracle, en étant particulièrement attentif à la théologie particulière de chaque évangéliste. Ainsi, il accepte comme remontant à un événement historique la moitié des exorcismes de Jésus, la plupart des guérisons, les trois résurrections ; mais refuse, hormis pour les deux « multiplications des pains », d’attribuer un fondement historique aux miracles incorrectement dits « de la nature » - notons que, pour les miracles comme pour le reste, l’auteur n’entend pas se prononcer à tout prix et n’hésite pas à énoncer, sur tel cas précis, un non liquet : les données ne permettent pas de décider où va la probabilité. Conscient de choquer le lecteur moderne, l’auteur précise qu’il n’a pas prouvé « que Jésus a réellement ressuscité des morts […mais plutôt que] l’Église primitive n’a pas créé de toutes pièces le tableau d’un Jésus ressuscitant les morts » (p. 630), que les premiers chrétiens ont cru cela parce que les disciples le croyaient déjà du vivant de Jésus, en se basant sur des événements de son ministère.

L’auteur termine par une utile synthèse de ses deux premiers tomes : Jésus est un des rares prophètes juifs à avoir fait des miracles, cela l’isole au sein de son époque et au sein de la tradition prophétique d’Israël, et tend à en faire le nouveau Moïse. Mais son caractère distinctif et unique est la convergence des traits de prophète eschatologique, évangéliste itinérant, guérisseur, exorciste, thaumaturge, baptiseur, maître d’éthique et d’interprétation de la loi (en anticipant sur le tome III).

Ce livre est aussi un voyage dans l’histoire de l’exégèse, où on voit l’auteur critiquer un certain de ses tendances, notamment « son empressement à amonceler des parallèles indifférenciés » (p. 439), sans discriminer les sources selon leur statut et leur date. À travers les grandes lignes tracées par ce livre, et l’étude minutieuse de chaque mot des péricopes, l’auteur déploie toute sa rigueur et son art exégétique avec une souplesse et une prudence exemplaires, tout en présentant les points adverses, même ceux qu’il juge clairement inadéquats. Il distingue bien l’exégèse de l’évangile de la question historique, situant d’abord une péricope dans son contexte littéraire et théologique, avant de retracer ses étapes dans la tradition chrétienne, et enfin seulement de passer, en faisant jouer l’éventuelle attestation multiple, « à la question de la possibilité de l’événement dans la vie de Jésus » (p. 571) qui en serait à l’origine.

Si l’auteur se tient à la théorie des deux sources qu’il a adoptée (il ne donne pas ici en détail ses raisons) et à la vision de la tradition évangélique qui en découle, il se garde d’entrer dans des spéculations détaillées sur les strates du document Q (Quelle  : source dont dépendraient à la fois Matthieu et Luc), ce dont il s’explique dans un excursus. C’est bien pour lui une tradition distincte d’avec l’évangile de Marc, mais, selon lui, son statut déjà hypothétique et son caractère de « pochette surprise » ou de fourre-tout rendent illusoire, et donc dangereux, d’y chercher une théologie cohérente ou d’en tenter une archéologie.

Il est semblablement prudent quant aux tentatives de rétroversion araméenne : s’il est vrai que « les dits de Jésus aient, quelquefois, pu être traduits en grec par des personnes qui avaient une bonne maîtrise du grec », on ne peut donc faire « dépendre le verdict d’authenticité de la présence de traductions maladroites qui refléteraient un hypothétique substrat araméen » (p. 840) - même si tel sémitisme peut indiquer une origine précoce de la tradition et si, lorsqu’on reconnaît clairement une forme poétique solide, la rétroversion peut être utile.

Si le livre se limite au Jésus historique, il traite inévitablement de l’histoire de la tradition synoptique ou johannique, il remet en cause l’inscription « de la christologie du Nouveau Testament dans le tracé d’une courbe régulière » (p. 692), qui part d’une « christologie ascendante » présynoptique, présentant Jésus comme prophète et maître muni par Dieu de pouvoirs particuliers, pour aboutir à la « christologie descendante » de Jean, présentant Jésus comme le Verbe éternel fait chair. Au contraire, pour Meier, « au commencement était le fourre-tout » christologique, avec en particulier une poussée primitive vers la christologie descendante, tendant à associer Jésus à Yahvé, en faisant son équivalent au plan de l’agir. L’auteur veille aussi à ne pas confondre la tradition la plus précocement écrite avec la tradition la plus fiable.

L’image de l’exégèse qui sort de ce livre est celle d’une science nécessitant la maîtrise de disciplines multiples, et d’une science en mouvement. Certains tensions, ou faiblesses, sont perceptibles dans la méthode de Meier : peu d’attention est portée à la structure des traditions orales, ou à la tradition syriaque ; l’attribution de toute affirmation christologique à l’Église primitive est peut-être trop systématique, puisqu’il est avéré que Jésus s’est souvent attribué un pouvoir qui était réservé à Dieu ; de même l’auteur exclut peut-être un peu vite que la présence de références scripturaires puisse venir des disciples du Jésus historique. Il demeure que ce livre, d’ores et déjà un standard, est un excellent exemple des conclusions sur le Jésus historique auxquelles un exégète honnête, maniant avec virtuosité les ressources de la méthode historico-critique, peut arriver aujourd’hui. En tant que tel, c’est aussi un bon départ pour une réflexion sur les limites, et les préjugés philosophiques et méthodologiques, de la « quête du Jésus historique » et de l’exégèse historico-critique, et sur leurs rapports avec le donné de la foi, qu’il a choisi de mettre entre parenthèses dès le début.

L’excellent travail éditorial de l’ouvrage, et de sa traduction française, s’ajoute à ces atouts pour faire de ce deuxième tome le second élément d’un ouvrage de référence.

Jérôme Levie, ancien élève à l’École Normale Supérieure, poursuit actuellement une thèse de physique théorique et une maîtrise de philosophie.

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