Rechercher

Un christianisme sans histoire ?

Jean Chaunu

Dans sa conférence, notre ami Jean Chaunu a présenté une brillante synthèse des défis auxquels les disciples de Jésus-Christ sont confrontés aujourd’hui pour pouvoir penser librement notre passé et notre présent. Il l’a fait avec la passion de l’historien et la verve du journaliste : ce texte conserve la vigueur de la conférence, avec la puissance d’indignation de l’honnête homme devant le mensonge et l’erreur. La chute du monde communiste a scellé le tombeau d’un cycle qui fut celui des philosophies de l’histoire. Le communisme était un messianisme sécularisé, le nazisme, un narcissisme régressif. Les deux régimes projetaient la fin de l’histoire dans un ailleurs utopique, lequel nécessitait l’anéantissement préalable du christianisme, dans un cas par le dépassement de l’athéisme, dans l’autre par la destruction du judaïsme. Face aux totalitarismes, le christianisme vivait dans une espèce de sursis, où il s’agissait de démentir pour lui le paradigme historique qui dictait sa perte et justifiait les persécutions pour accélérer la fin de l’histoire.

Maurice Clavel avait annoncé que lorsque disparaîtrait le communisme, l’Occident serait confronté à une crise majeure d’identité. Nous y sommes. Le relativisme érodant la notion de vérité et a fortiori de vérité historique, la déchristianisation accélérée de nos sociétés coïncide avec l’inflation mémorielle et ses tentatives d’institutionnalisation, comme s’il s’agissait de combler le vide du présent, comme si le nihilisme affectif, sous les traits de « la folie victimaire » (Pascal Bruckner), devait compenser le nihilisme spéculatif.

Chose étrange, l’inflation mémorielle va de pair avec la répudiation des racines chrétiennes de la culture et des institutions européennes. Ce double phénomène, qui n’est paradoxal qu’en apparence, nous invite tout naturellement à réfléchir sur la signification chrétienne de la mémoire et sur les réponses d’une théologie de l’histoire.

Les défis du présent

1) Laïcisme abstrait, Islam et gnose

Laïcisme abstrait, Islam et gnose, avant de se livrer une lutte à mort, semblent se faire aujourd’hui les complices objectifs et plus ou moins conscients d’un christianisme complexé et moribond. L’objet de leur complicité vise indirectement le rapport unique qu’entretient le christianisme à l’histoire. Quelques illustrations.

La sécularisation des sociétés a contribué depuis longtemps à l’évacuation quasi totale du fait religieux dans l’enseignement général et dans l’analyse des faits historiques, ce qui se vérifie aisément dans le contenu des programmes, comme le montre en partie l’analyse du rapport Debray sur la « laïcité-ignorance ».

Tout se passe comme si l’affaiblissement considérable du christianisme, la disparition de l’enjeu que représentait le conflit deux fois séculaire entre l’Église et l’État, avec un projet de société laïque sans Dieu, avaient réduit comme une peau de chagrin le contenu du savoir religieux, en vertu d’une règle bien connue selon laquelle le regard déformant sur le passé est tributaire du monde présent, lequel est déchristianisé.

L’avènement d’une communauté musulmane en France a été en fait le véritable motif de ce débat latitudinariste sur l’enseignement des religions à l’école, qui a davantage pour souci de reconnaître une place à l’Islam que de redonner au christianisme celle qui lui revient dans la culture et en particulier dans le déroulement historique.

Une fausse réponse conduit à une approche sociologique du religieux dans le refus d’assumer le rapport unique que le christianisme entretient avec l’historicité et avec la rationalité qu’il a contribué à sauver et à développer.

Le déni de l’histoire des autres (et spécialement de celle des chrétiens d’Égypte ou de Turquie par exemple) est une réalité de l’Islam. Les travaux d’Alain Besançon, de Jacques Ellul de Rémi Brague [1] soulignent ce fait. Rappelons que pour l’Islam, l’homme naît d’emblée musulman, alors que le païen devient chrétien par le baptême. Contrairement au pacte coranique, le choix de Yahvé est situé à l’intérieur de l’histoire. L’Islam se revendique d’Abraham, dont il usurpe la mémoire en faisant de lui un musulman. Abraham a participé à l’organisation du culte musulman en construisant avec son fils Ismaël la Kaaba, la maison de Dieu, et en instituant le pèlerinage à La Mecque. Abraham est confisqué à la tradition biblique.

La conséquence n’est pas seulement d’ordre religieux, mais traduit aussi une régression de la rationalité historique et nous en avons aujourd’hui une attestation inquiétante. Car en refusant la source chrétienne, c’est bien l’historicité dans son caractère intelligible qu’on répudie. Le succès de la gnose dans un roman grand public (Dan Brown, Da Vinci Code) en est une autre illustration.

Cette situation ne s’explique pas sans un double héritage, à la fois néo-scientiste et structuraliste, dont Henri-Irénée Marrou avait stigmatisé déjà les dangers dans un article publié en 1975 qui faisait l’apologie de la notion de vérité :

Je continue à penser qu’aucune épistémologie ne saurait s’en passer : la recherche scientifique ne peut trouver sa justification – tant sur le plan théorique que sur le plan humain – si on fait abstraction de sa finalité fondamentale, la recherche de la vérité. Qu’en histoire celle-ci soit toujours partielle, fragmentaire, soumise à d’impérieux conditionnements, n’empêche pas que, comme toute connaissance scientifique, elle atteigne son but – une connaissance vraie de la réalité passée [2].

À défaut de vérité, le principe final sur le terrain pédagogique peut se résumer dans cet exemple : faire étudier aux élèves en histoire les boulons de la Tour Eiffel sans expliquer ce qu’est la Tour Eiffel, pourquoi elle a été construite ni par qui.

2) Les idoles mémorielles, négation de l’histoire

Le philosophe Paul Ricœur s’est plu à rappeler que l’histoire n’est qu’une partie de la mémoire : il faudrait ajouter qu’une mise à distance de celle-ci a été nécessaire pour construire une connaissance historique, comme l’atteste primitivement le prologue de l’évangile de Luc, qui nous montre le sens même de la Tradition (paradosis), fondée sur la mémoire apostolique et le développement historique qui l’actualise sans cesse. Or la mémoire tend à se substituer aujourd’hui au travail de l’historien et à l’effort de rationalité historique.

Nous n’avons pas la prétention de reconstituer l’histoire complexe de ce divorce entre mémoire et histoire. La Révolution française (tel Chronos dévorant ses propres enfants) prétendait faire du passé table rase, tout en inaugurant ses propres commémorations, son propre calendrier, son propre panthéon. Elle a peut-être été, dans l’ordre événementiel et politique, la première prise de conscience symbolique de cette rupture, comme l’atteste Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre tombe, quand il parle de l’auto-commémoration de la prise de la Bastille :

Les experts accoururent à l’autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s’établirent sous des tentes ; on s’y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp ; de nombreuses voitures défilaient ou s’arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sous différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. À ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l’Europe : la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer. [3]

L’histoire du panthéon mémoriel et républicain s’inscrit dans un projet de construire une humanité définitivement débarrassée de la religion chrétienne et dotée de sa propre religion civile, de sa propre liturgie. Dans un texte sur le culte des morts du 2 novembre, le philosophe Alain a exprimé, avec une profondeur toute païenne, le sens de cette religion des morts, gouvernant les vivants, figure obscure et inversée de la vraie religion, qui est celle du Vivant :

Il en résulte que nos modèles valent mieux que nous ; ils valent même mieux morts qu’ils ne valurent vivants. Quand le juge est mort, rien ne peut le tromper ni le corrompre ; à travers lui, nous contemplons la justice. Et à travers Alexandre et César, nous contemplons un pur courage qu’ils n’eurent jamais. Si l’on se représente l’humanité comme une procession d’illustres morts, il faut dire que l’humanité vaut mieux que l’homme ; et c’est la même chose que de dire que les statues sont plus belles que l’homme, et les poèmes aussi. Il n’y a donc qu’à penser aux morts et avec les morts pour penser plus haut que soi. L’admiration ne cesse de nous hausser. Corneille a haussé Polyeucte et nous haussons Corneille. On dira que cela ne nous fera pas chercher le martyre. Mais si ! Mais si ! La prétendue religion n’est qu’une figure de la vraie religion, qui est le culte des morts ; et nous gardons de Corneille et de son Polyeucte le vrai mouvement du martyre, qui est de mépriser force, menace et tyrannie. Et encore une fois, nos modèles sont imaginaires ; mais si nous ne formions pas de tels modèles, nous oublierions de marcher debout ; nous ne saurions plus donner le coup de pied à l’idole, chose à toute minute nécessaire. Ce que Comte exprime en disant que les morts gouvernent les vivants. [4]

Mais chez Alain, pétri de culture antique, ce culte mémoriel est encore compris selon le modèle de Plutarque ou de la legenda antique, ce qui doit être lu, montré en exemple. Il n’en va plus de même aujourd’hui, où l’inflation mémorielle se vérifie dans la célébration d’événements négatifs, comme l’atteste le paradigme mémoriel de la Shoah, reproduisant sous une forme sécularisée et négative le schéma de l’économie du salut, qui va de l’élection d’un peuple à l’universalité des nations.

3) Le paradigme mémoriel de la Shoah

Après avoir subi au lendemain de la guerre l’enfouissement dans un unanimisme patriotique de façade, la Shoah est devenue dans les vingt dernières années une référence unique, collective, presque exclusive de la mémoire historique de la seconde guerre mondiale, érigée en religion civique d’État dans un pays qui fait profession par ailleurs de laïcité. Par là souligne Pascal Bruckner, « on a alimenté une métaphysique perverse de la victime » [5].

Ce phénomène étonnant est devenu objet d’histoire en lui-même, au point de figurer tout récemment dans les programmes de classes terminales [6]. Sans doute est-il à la hauteur de la tentative nazie de destruction du judaïsme. Ce que le nazisme avait confusément en vue était bien de se substituer au mystère d’élection d’un peuple, tout en occultant toute trace du génocide – en somme de réaliser une usurpation, au prix d’une occultation mémorielle. Le premier aspect de cette ambition a été très tôt perçu par les intellectuels juifs et chrétiens des années trente, qu’il s’agisse d’Emmanuel Levinas, de Gaston Fessard ou de Jacques Maritain. Le second aspect de ce dessein touche au cœur religieux du judaïsme, qui est la mémoire.

Ce dessein destructeur, parvenu presque à son but, explique l’obsession assidue avec laquelle les Juifs ont entretenu leur mémorial. Alain Besançon apportait aussi une raison théologique :

Le judaïsme ne connaît pas cette familiarité avec le mal, cette reconnaissance de la permanence et de la récurrence du mal qu’introduit dans le monde chrétien le dogme du péché originel. Ce dogme n’est pas reçu dans sa forme paulinienne par les Sages d’Israël. Pas davantage, par conséquent, la dialectique du péché et de la grâce, de la victoire possible du mal et de la victoire certaine, dans l’espérance, du bien [7].

Il semble bien que le mémorial de la Shoah reflète aussi la tension entre l’universel et le singulier, qui est constitutive du judaïsme. Il s’agit d’une part de faire mémoire d’un événement unique, jugé sans équivalent, reproduisant en quelque sorte négativement la singularité élective d’Israël jusque dans la mort, même au point que nulle autre victime du nazisme ne peut revendiquer un statut comparable au sort particulier réservé aux Juifs.

Cette analyse est désormais partagée par de nombreux auteurs juifs, qui rappellent que l’invitation biblique maintes fois réitérée à se souvenir ne porte pas uniquement sur des faits négatifs, mais au contraire sur des événements dont le sens final révèle l’acte rédempteur de Dieu envers son peuple [8].

La grande fragilité de cette reconstruction réside aussi dans le fait qu’elle demeure séculière et soumise à l’usure du temps. Le mémorial juif est de tradition religieuse et c’est son essence religieuse qui fait perdurer Israël d’âge en âge : « Ce sera pour toi un signe sur ta main, un mémorial sur ton front, afin que la loi de Yahvé soit toujours dans ta bouche, car c’est à main forte que Yahvé t’a fait sortir d’Égypte » (Ex 13, 9). Ce lien originel entre mémoire et histoire dans le judaïsme biblique a été exprimé par l’historien juif Yosef Hayim Yerushalmi, qui constate que, dans la Bible, le sens de l’histoire, la mémoire du passé et l’écriture de l’histoire « sont liés les uns aux autres, se recoupent à des moments critiques et entretiennent en général des rapports délicats et réciproques. Dans le judaïsme post-biblique, en revanche (…) la mémoire et l’écriture de l’histoire n’allèrent plus de pair » [9]. Or la Shoah, érigée précisément en métaphysique de l’absence divine, comme l’atteste l’essai de Hans Jonas, s’inspire d’un gnosticisme anhistorique [10].

Mais en s’emparant des catégories ontologiques, la mémoire s’expose aussi à la critique positive, voire positiviste d’une histoire nécessairement révisionniste. De plus, son statut de religion mémorielle d’État entraîne des confusions de genre, comme le souligne Tzvetan Todorov à propos de la loi Gayssot (1990), chargée de réprimer les déclarations négationnistes et qui allait déclencher l’engrenage des lois mémorielles : « Ce n’est pas à la loi de dire l’histoire, il lui suffit de frapper la diffamation ou l’incitation à la haine raciale » [11]..

En somme, la mémoire du « judéocide » est l’image de la condition moderne d’un judaïsme sécularisé, dont l’identité n’apparaît qu’en creux, négativement, dans une célébration qui ne peut plus être de nature patriotique et qui n’est pas non plus de nature religieuse.

4) Fragmentation de la mémoire et désintégration de l’histoire

Un multiculturalisme mémoriel et conflictuel se substitue donc à la rationalité historique et constitue un défi pour la connaissance et la culture historique.

Bruckner cite le rapport Obin de l’inspection générale de l’Éducation nationale, remis au premier ministre en février 2005, et expliquant la difficulté des enseignants à parler d’une foule de sujets. Trente sept ans après le « il est interdit d’interdire », nous ne sommes pas loin du moment où les pouvoirs publics décréteront qu’il sera désormais interdit d’aborder tout sujet d’histoire, comme jadis l’empereur avait fini par interdire tout débat sur les deux volontés du Christ dans l’Empire, sous prétexte de faire bloc contre l’Islam.

Mais dans sa Théologie de l’histoire, parue en 1968, Marrou indiquait déjà cette vogue, qui va dans le sens d’une « disqualification radicale de l’histoire », d’une « anti-histoire » [12]. Or celle-ci triomphe aujourd’hui sous le masque, au sens propre, hypocrite de la religion mémorielle. Mystérieux paradoxe : l’acte de mémoire devient un instrument politique contre l’histoire et la culture d’une civilisation dont l’idéologie progressiste entendait répudier le passé. La nostalgie morbide et négative, qui fait que le passé ne passe pas, marque aussi le déni du présent, pour ce qu’il est par rapport au passé. Nous vivons dans l’anachronisme permanent, qui, en fonction des enjeux du présent, idéalise ou diabolise le passé, en refusant à ce dernier son caractère ambivalent . Marrou résumait ainsi la théologie augustinienne des deux Cités :

(Les) deux cités sont entrelacées l’une à l’autre (comme les brins d’osier dans une vannerie) et intimement mêlées (comme dans une émulsion chimique), si bien qu’il nous est impossible de les séparer, jusqu’au jour où le Jugement les partagera [13].

Il rappelait aussi la valeur insigne du passé qui contient des éléments cachés de la Cité de Dieu :

En un sens l’histoire “sacrée” ne se réalise pas de façon indépendante de l’histoire quotidienne, en dehors et comme à part (…) l’histoire de l’homme doit être sauvée dans sa substance même : quelque chose d’elle, l’essentiel à nos yeux, entrera dans le Royaume, elle n’est pas seulement comme un instrument ou un outil qu’on abandonne une fois achevée, l’œuvre pour laquelle il a servi… [14]

Après l’Antéchrist dostoïevskien, sous les traits du Grand Inquisiteur, dont la devise était « Le Pain, la Paix et la Terre », et qui récapitulait prophétiquement le programme des régimes totalitaires, René Girard croit pouvoir discerner la nouvelle figure antéchristique du temps présent dans celle de la victime :

Satan dans notre monde emprunte le langage des victimes. (Il) imite de mieux en mieux le Christ et prétend le dépasser. Cette imitation usurpatrice est présente depuis longtemps dans le monde christianisé, mais elle se renforce énormément à notre époque [15].

Or il me semble que cette perversion du christianisme à laquelle nous assistons, cette inversion de la poena en lieu et place de la causa, n’est pas seulement un héritage malsain du dolorisme, mais provient réellement de l’idéocratie totalitaire. C’est peut-être une métastase méconnue, inconsciente, du totalitarisme communiste et nazi, qui sévit encore aujourd’hui. Le paradoxe du XXe siècle est en effet qu’il fut, plus que tout autre siècle, celui des martyrs et le siècle de leur plus grande occultation, comme tous les théologiens ont pu le constater après la guerre, qu’il s’agisse de Charles Journet, Karl Rahner ou d’Urs von Balthasar [16]. Occultation, non de leur mort, mais de la cause de leur mort.

Pour le comprendre il faut d’abord se rappeler que l’efficacité du martyre chrétien des premiers siècles résidait précisément dans sa visibilité, qui lui conférait pour ainsi dire toute sa valeur didactique, comme l’atteste la formule finale de l’Apologétique de Tertullien : « C’est une semence que le sang des chrétiens ». Rappelons-nous Pline. Ce qu’il a compris du vrai chrétien, c’est l’impossibilité de sacrifier : « toute chose, dit-on, qui lui est impossible, s’il l’est vraiment » [17]. Avant de comparaître dans le cirque, Félicité et Perpétue obtiennent du tribun de ne pas revêtir les costumes des prêtresses de Cérès : « Si nous sommes venues ici volontairement, disent-elles, c’est pour n’avoir pas à faire pareille chose. Sur ce point, nous avons passé contrat avec vous » [18]. Et elles obtiennent gain de cause.

La nécessité d’une occultation du martyre par les idéologues marxistes et nazis est l’aveu implicite que son efficacité vivante dans l’histoire a été bien comprise. Dans les années trente, le P. Ducattillon, les jésuites de l’action populaire, mais aussi Nicolas Berdiaev ne manquent pas de citer les propos d’Engels, qui, peu après la Commune, et tandis que le Kulturkampf battait son plein en Allemagne, déclarait :

Les persécutions sont le meilleur moyen de favoriser les convictions nuisibles. Une chose est certaine : le seul service qu’on eut encore aujourd’hui rendre à Dieu, c’est de proclamer l’athéisme article de foi obligatoire et surpasser la législation issue du Kulturkampf de Bismarck contre l’Église par l’interdiction de la religion en général [19].

« Ne faisons pas de martyrs » dira le bolchevik Jaroslavsky. Et Goering dira la même chose. Seyss-Inquart pareillement, après avoir fait déporter les catholiques d’origine juive résidant en Hollande. Ce qui signifie qu’il faut d’abord avilir les victimes en leur retirant toute possibilité d’expliciter la causa. Le cardinal Pacelli, Mgr von Preysing puis le pape Pie XI avaient compris la nouveauté radicale de l’enfouissement totalitaire qu’imposait le totalitarisme nazi à la cause chrétienne, comme l’attestent les célèbres passes d’armes autour de la figure de Julien l’Apostat, qui visait implicitement Hitler. Pacelli le premier parlait en 1935 de l’orgueil luciférien des faux prophètes, qui désignait le nazisme et citait la parole apocryphe attribuée à Julien l’Apostat : « Galiléen, tu as vaincu » pour consoler les catholiques d’Allemagne. Mgr von Preysing devait reprendre cette référence à Julien dans un sermon en l’église Sainte-Edwige de Berlin, paroisse du curé Bernard Lichtenberg, en septembre 1937 après l’encyclique Mit brennender Sorge et la poignée de main Hitler-Ludendorff :

Les persécutions qui ont eu lieu sous Julien l’Apostat, tout en évitant les effusions de sang étaient plus dangereuses que celles qui s’effectuaient sous Dioclétien. Julien l’Apostat, lui, conservait le christianisme. Ayant été chrétien lui-même, il avait appris par l’histoire la vérité des paroles le sang des martyrs est semence de nouveaux chrétiens. C’est pourquoi, au lieu d’exterminer le christianisme d’une manière sanglante, il cherchait à tarir ses sources vitales [20].

Et Pie XI, rendant implicitement hommage à von Preysing, reprenait cette figure dans son discours aux membres du Congrès d’archéologie, le 20 octobre 1938 :

On a voulu rappeler à la mémoire la figure de Julien l’Apostat, avec sa triste, très triste persécution, qui, si elle n’a pas été, si elle n’a pas voulu être la plus violente et la plus sanguinaire, n’en a pas moins été la plus opiniâtre, la plus sournoise et la plus rusée. On l’a rappelée à la vie avec le concours d’apôtres qui ont suivi les traces de Judas, dont ils ont l’âme [21].

Il est arrivé toutefois que cette occultation ait échoué, là où elle se donnait tous les moyens de réussir, comme l’attestent certains procès d’ecclésiastiques en Allemagne. Je pense en particulier au P. Mayer ou au cas étonnant de l’abbé Rossaint, affecté à la région minière de la Ruhr, qui avait organisé des patronages pour les chômeurs et qui était en contact avec les milieux communistes. Inculpé pour complicité révolutionnaire, le témoignage de sa foi intransigeante et de sa charité est rendu par une militante communiste, qui, malgré le chantage qu’elle subit, préfère la prison à sa libération, plutôt que de mentir.

5) La responsabilité des chrétiens

Il faut donc prendre garde de ne pas succomber à notre tour, par une omission coupable et silencieuse, au confort mortel d’un « christianisme sans histoire », d’autant mieux assorti à l’air du temps qu’il se serait commodément débarrassé de son passé encombrant. Or, en s’en débarrassant c’est-à-dire en interprétant de travers la repentance, en jetant le bébé avec l’eau du bain, en se repentant de l’histoire et non plus des fautes dans l’histoire, le christianisme contemporain procède au déni de ce qu’il est, à son autodestruction.

Il faut bien reconnaître à cet égard que le rapport actuel qu’entretient le catholicisme français à son histoire est pour le moins problématique. Il existe présentement, dans l’Église de France, une impuissance à l’exercice filial de la paternité historique.

La responsabilité des chrétiens, dans cette situation présente, est à prendre en considération. Car si la repentance traduit une singularité lumineuse de l’Église dans le monde et dans le temps, il faut bien reconnaître que l’examen de conscience des cinq dernières décennies de l’histoire de l’Église en France, sinon en Europe, n’a pas été fait : une sorte de presbytie mémorielle pour la période contemporaine la moins éloignée du présent pèse lourdement sur celui-ci .

Et de ce point de vue, la génération progressiste est devenue conservatrice, comme jamais sans doute aucune génération précédente ne l’avait été avant elle. Que l’on songe à la conscience aiguë qu’avaient les générations des XVe-XVIe siècle de l’état de l’Église, au bilan terrible que dressait Gilles de Viterbe au concile de Latran V. Il est vrai que l’on était alors en chrétienté et que le linge sale pouvait peut-être plus facilement se laver en famille. Mais qui osera aujourd’hui faire un état des lieux adapté à la réalité de l’effondrement ?

Fait singulier, mais qu’il faut rappeler. La crise de civilisation de 1968 et les dérives post-conciliaires avaient pourtant donné lieu chez nos pères, voici bientôt quarante ans, à une série d’analyses à chaud d’une lucidité remarquable, qu’il s’agisse du Paysan de la Garonne de Maritain (1966), de La décomposition du catholicisme du P. Bouyer (1968), ou de Dietrich von Hildebrand, Le cheval de Troie dans la cité de Dieu (1969). Quant à Henri-Irénée Marrou, il était déjà conscient du problème apostolique de la fin des années soixante, quand il écrivait dans sa Théologie de l’histoire :

Il y aurait beaucoup à dire sur la bonne conscience du chrétien moyen, qui se repose pour accomplir (le précepte d’évangéliser) sur les organismes spécialisés et les techniciens professionnels de la « mission », comme si la « propagation de la foi » n’était pas pour chacun de nous un devoir immédiat, quotidien, universel, et dont on ne peut transférer la responsabilité à autrui [22].

Récemment encore, feu René Rémond pleurait sur le nietzschéisme en paillettes de Michel Onfray, mais jamais n’examinait sérieusement cinquante ans d’enfouissement dans l’Église [23]. Le test majeur à cet égard est le murmure discret qui a entouré le quarantième anniversaire de la clôture du concile Vatican II. Bien des milieux progressistes et traditionalistes s’accordaient sur le fait que Vatican II était à leurs yeux une rupture radicale, les uns pour s’en féliciter, les autres pour le déplorer. Mais leur accord fondamental et inconscient reposait sur la mise en congé du développement dogmatique qu’un moine gaulois avait pourtant conceptualisé pour la première fois dans son aide-mémoire au Ve siècle :

Dans l’Église du Christ, ne peut-il y avoir aucun progrès de la doctrine ? Mais certainement, il en faut un, et considérable ! Qui serait assez jaloux des hommes et ennemi de Dieu pour tenter de s’y opposer ? Mais à condition qu’il s’agisse d’un véritable progrès de la foi, et non d’une altération. Ce qui caractérise le progrès d’une réalité, c’est que chacun s’accroisse en demeurant elle-même ; ce qui caractérise l’altération, c’est qu’une réalité change en une autre [24].

La réponse chrétienne

1) Le principe chalcédonien

Or la réponse au complexe historique de l’heure est chrétienne, plus précisément chalcédonienne. Et c’est bien tout le problème de notre situation, heureusement inconfortable. Si le christianisme n’était qu’un fossile, il n’y aurait aucune difficulté à reconnaître l’héritage chrétien de l’Europe, tout comme on exhume les fouilles archéologiques d’une civilisation disparue. C’est bien parce que cet héritage n’est pas encore un cadavre qu’il est dérangeant.

Le christianisme entretient un double et unique rapport à l’histoire, comme croissance d’une histoire du salut : la théologie de l’histoire (l’histoire au risque de l’Église) et comme objet d’histoire (l’Église au risque de l’histoire).

Un historien chrétien soutient à la fois le caractère théologique de l’histoire de l’Église et le caractère commun à tout historien de la méthode scientifique. Il n’y a pas deux méthodes historiques, l’une pour le chercheur croyant, l’autre pour l’incroyant.

Or cette méthode scientifique a été assumée par la pensée chrétienne dès les origines, comme le vérifie le prologue de l’évangile selon Luc, qui se met à l’écoute des « témoins oculaires et serviteurs de la Parole », mais qui ne renonce pas pour autant à entreprendre à son tour, pour son public grec, un exposé suivi, « après s’être informé exactement de tout depuis les origines », pour que Théophile se rende bien compte « de la sûreté des enseignements qu’il a reçus » (cf. Lc 1, 2-4).

Cette relation est unique et n’a aucun équivalent dans aucun autre système de pensée. Tantôt nous trouverons ailleurs des doctrines d’évasion des contingences, tantôt des religions séculières qui nient l’au-delà, tantôt un historicisme sociologique qui aborde le passé comme on étudie les fossiles.

On peut citer ici Pierre Rousselot inscrivant ce fait dans la nature christologique :

Le christianisme est fondé sur un fait, le fait de Jésus, la vie terrestre de Jésus, et les chrétiens sont, encore aujourd’hui, ceux qui croient que Jésus vit encore. C’est bien là l’originalité foncière de la religion chrétienne. Entre toutes les religions qui se disent révélées – sans en excepter le judaïsme – le christianisme est la seule dont la révélation, tout en débordant l’histoire par la richesse transcendante de son contenu, s’incarne en une personne qui non seulement transmet une doctrine, mais se présente elle-même comme la vérité et la justice vivantes. D’autres religions ont eu, il est vrai, leurs fondateurs, que des contemporains ont pu voir de leurs yeux et toucher de leurs mains : aucun de ces prédicateurs religieux, Mahomet, le Bouddha, ou Zoroastre, ne s’est proposé comme objet de la foi de ses disciples. Tous prêchent une doctrine en quelque sorte extérieure à leur propre personne. (…) Pour un chrétien, Jésus est plus qu’une figure historique : tout à la fois immanent à l’histoire par son action incessante dans son Église visible et invisible, et transcendant aux atteintes des années et des siècles, il est la vie toujours présente [25].

Ce rapport à l’historicité s’enracine dans l’Incarnation et l’union hypostatique définie par le concile de Chalcédoine (451) : union, sans confusion ni séparation, de la nature humaine et de la nature divine en Christ. De cette définition chalcédonienne découle la distinction relationnelle entre raison et révélation, entre spirituel et temporel, entre théologie de l’histoire du salut et christianisme objet d’histoire.

2) Le jugement suspendu

Le christianisme entretient un rapport unique à la fin de l’histoire, par le « déjà là » et le « pas encore ». L’histoire est à la fois achevée, en ce que rien ne peut dépasser l’Incarnation et la Résurrection, et en même temps l’histoire est inachevée avant la Parousie et le Jugement dernier :

Que la Cité céleste se souvienne pourtant que parmi ses ennemis se cachent de ses futurs citoyens, de peur qu’elle ne croie qu’il n’y a nul bénéfice à les supporter patiemment comme ennemis, jusqu’au jour où ils proclameront leur foi. De même, tant que la Cité de Dieu poursuit son pèlerinage dans le monde, elle compte dans son sein des hommes qui sont unis par la communion des sacrements, mais ne seront pas associés à l’éternelle destinée des saints. On ignore les uns, on connaît les autres : il en est qui n’hésitent pas à murmurer contre Dieu, dont ils portent le signe sacré, avec les ennemis de Dieu ; tantôt ils remplissent avec ses ennemis des théâtres, et tantôt avec nous les Églises. Tels qu’ils sont, il faut d’autant moins désespérer de leur amendement que, parmi nos adversaires les plus déclarés, se cachent des amis prédestinés, qui s’ignorent encore eux-mêmes. C’est que les deux Cités sont mêlées, enchevêtrées dans ce siècle-ci, jusqu’à la discrimination du jugement final… [26]

Ce texte indépassable de saint Augustin est en réalité le véritable garde-fou de l’historien, qui ne peut pour cette raison s’ériger en juge de l’histoire, aussi vrai que « à force de juger, on finit, presque fatalement, par perdre jusqu’au goût d’expliquer » (Marc Bloch). Et c’est très exactement l’un des dangers qui menace l’exercice de la connaissance historique.

3) Le temps de l’Église

Le rapport de l’Église à l’histoire se comprend dans son rapport au Christ-Époux, par lequel l’Église est sainte, tandis qu’elle est faite de pécheurs. Par là s’éclaire le sens profond de la repentance :

En réalité c’est la nature singulière du sujet ecclésial qui rend raison d’une demande de pardon pour les fautes accomplies dans le passé par les fils de l’Église : aucune autre communauté historique ne s’identifie à tous ses membres de toutes les époques comme le peuple de Dieu. Ceci est la conséquence directe du fait qu’il se reconnaît institué et maintenu dans l’être par un don d’en haut, grâce à la mission du Fils et du Saint Esprit qu’il a envoyé, qui suscite et nourrit la communauté ecclésiale à travers la parole de Dieu, l’économie sacramentelle et le témoignage de la charité [27].

Sans doute cette demande de pardon, par son ampleur, est-elle nouvelle à l’aube de ce siècle, même si cet auteur mentionne quelques antécédents sous Adrien VI (1522-1523) ou sous Paul VI (1963-1978). Si la liste est peut-être complète au niveau pontifical, il ne faut pas oublier l’étonnante remise en cause des fondements de la conquista par les docteurs espagnols du XVIe siècle, Vittoria, Las Casas, Cajetan, et les démarches concrètes de réparation entreprises par les évêques espagnols d’Amérique du Sud des XVIe et XVIIe siècles en faveur des communautés amérindiennes. Qu’un Empire ait pu s’engager dans une telle réflexion, au risque de nourrir la fameuse légende noire anti-hispanique, cela est à mettre à l’honneur d’une civilisation encore marquée par le christianisme. Et c’est encore ce que reconnaît Pascal Bruckner dans sa Tyrannie de la pénitence, qui rappelle que seul l’Occident – mais nous ajoutons, l’Occident marqué par la lumière de cette vérité révélée – a été capable de surmonter sa barbarie et de s’en affranchir. En a-t-il été de même pour l’Empire du milieu ou pour la civilisation islamique ?

Cette démarche atteste le sérieux avec lequel le christianisme prend en compte la vérité et le contre-témoignage, en paroles et en actes, en un mot l’apostasie pour celui qui a reçu le sacrement unique, ineffaçable, du baptême. Eric Peterson le disait en 1935, dans son commentaire de l’Apocalypse, en pensant à l’antisémitisme :

Le gentil qui perd la foi n’est absolument plus rien. Le Juif qui ne croit pas au Christ ne cesse pourtant pas d’appartenir au noble olivier de Dieu. Les paroles de saint Paul trouvent une effroyable confirmation dans les temps présents. Les peuples chrétiens qui perdent la foi déchoient, en vérité, à un degré de barbarie et de néant où les Juifs ne peuvent descendre [28].

Dans le Le sel de la terre, qui consigne les entretiens qu’il a eus avec P. Seewald, le cardinal Ratzinger se faisait plus récemment l’écho de cette théologie en rappelant que si le génocide a été commis par des antichrétiens, beaucoup parmi eux étaient des baptisés.

Le fait que l’extermination des juifs par Hitler avait aussi un caractère sciemment antichrétien est important et ne doit pas être passé sous silence. Mais cela ne change rien au fait que des hommes baptisés étaient responsables. (…) L’antisémitisme chrétien avait préparé le terrain jusqu’à un certain degré, on ne peut pas le nier (…). C’est en fait un motif de constant examen de conscience [29].

Cette affirmation très forte, valable hier, l’est aussi aujourd’hui et elle peut être pleinement comprise par ceux là même qui appartiennent au Peuple élu par Dieu. Elle signifie que le sacrement à caractère doit nous prémunir contre l’oubli, meilleur complice de l’apostasie :

« France – c’est-à-dire d’abord catholique de France – qu’as-tu fait de ton baptême ? »

4) Le mémorial eucharistique et martyriel de l’Église

Mais le rapport le plus singulier qu’entretient l’Église avec la mémoire est au cœur de son existence et se trouve dans la célébration du mémorial eucharistique, qui prend racine dans la célébration de la pâque juive et qui

s’accomplit au soir de la dernière Cène, quand Jésus, se livrant à la Croix comme à l’accomplissement suprême de la Pâque, prononce les berakoth sur le pain et la coupe comme une consécration de son corps rompu, de son sang répandu, pour réconcilier en son propre corps les « enfants de Dieu dispersés », et les renouveler dans l’éternelle alliance de son amour. Du même coup, il fait désormais de ce repas le mémorial du mystère de la Croix [30].

Le mémorial eucharistique relativise toutes les autres formes de mémorial, puisqu’il est institué par le Christ et ne procède pas d’une initiative des hommes, puisqu’il est affranchi du lieu et du temps, qu’il assume tous les temps sans être contenu par lui :

L’anamnèse engage d’abord la responsabilité de Dieu . La conscience croyante ne choisit pas de faire mémoire, mais y est contrainte [31].

Contrairement au processus mémoriel reproduit plus haut, c’est à l’homme de se faire présent à la présence éternelle du Christ, offert une fois pour toutes dans un moment du temps et pour la totalité du temps :

Ce qui peut seul rendre à l’homme la mémoire et la vue, disait Pierre-Marie Hasse, c’est d’être mis en présence de celui qu’il a refusé : non seulement l’Éternel, mais l’homme dans l’Éternel et l’Éternel en l’homme. Et il n’y a qu’en présence de cette présence ou dans son attente qu’il lui soit possible d’être à nouveau lui-même [32].

Mais il y a plus encore, puisque nous pouvons comprendre l’achèvement dans notre chair des souffrances de Jésus comme le témoignage que nous rendons dans toute notre vie et qui ira peut-être pour certains d’entre nous jusqu’au don du sang du Christ mort et ressuscité. Rappelons-le encore une fois ici, c’est la causa Fidei, la causa Christi qui fonde la valeur du témoignage, non la mort en tant que telle, et c’est pour cette raison que ce témoignage n’est pas reçu par le monde.

Mais ce martyre chrétien est aussi d’une certaine manière le témoignage rendu à la valeur de l’histoire et du monde créé et sauvé par Dieu, et d’abord l’adhésion au témoignage insigne du Christ premier martyr. C’est ce qui explique que les Pères se sont toujours opposés aux formes de mort volontaire équivalant au suicide, comme l’attestent le martyre de Polycarpe et celui de Cyprien, contrairement à la secte montaniste, qui prônait la provocation de la mort volontaire. Le théologien Eric Peterson a fait remarquer, dans son commentaire de l’Apocalypse, que chez le martyr chrétien, pas une parole ne s’élève contre la création qui est très bonne, tandis que le gnostique se dérobe au martyre, parce que la création et les choses naturelles n’ont aucune valeur à ses yeux. Comme le disait le théologien Joseph Pieper :

Dans l’attitude chrétienne devant l’histoire, les deux éléments, adhésion à la création et acceptation du martyre, existent ensemble, et il en résulte, pour ceux-là précisément qui sont prêts au martyre (…) la possibilité d’une activité historique, fruit d’une véritable présence intérieure à l’histoire [33].

Et c’est la raison pour laquelle, en même temps que la repentance, Jean-Paul II a inauguré le retour de la mémoire des martyrs, qu’il désigne dans Tertio millenio adveniente par cette expression riche en signification : les « soldats inconnus de la grande cause de Dieu ».

En conclusion, c’est une exhortation à l’espérance patiente et jubilatoire que je formule. L’instrumentalisation idéologique du passé confirme aussi un fait qui s’est maintes fois vérifié dans l’histoire contemporaine. C’est au moment où l’idéologie est démentie par la connaissance rationnelle, par la science, qu’elle triomphe politiquement. Ce phénomène, que je qualifierai volontiers d’essence antéchristique, s’est vérifié au moins à deux reprises au XXe siècle. Lénine invente le léninisme quand la réalité se dérobe au marxisme. Le racisme hitlérien est ruiné scientifiquement dans les années trente au moment où il advient au pouvoir en Allemagne. Aujourd’hui, les fils de mai nous reviennent en novembre. Cet anachronisme est le prix que nous payons au relativisme. Si la vérité n’existe pas, alors le mensonge peut devenir religion d’État, parce que c’est sa seule chance de subsister encore pour un peu de temps. Il lui reste à singer la Toute-Puissance divine par le politique. Nul ne sait aujourd’hui la nouvelle figure qu’elle va prendre dans les prochaines années ou décennies. Il faut rester vigilant, puisque nous savons que le Christ a aussi sauvé l’histoire et la raison.

Jean Chaunu, né en 1961, marié, quatre enfants. Professeur d’histoire au collège Stanislas.

[1] Alain Besançon, Trois tentations dans l’Église, Perrin 2002 (rééd.) ; Rémi Brague, La loi de Dieu, Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, 2005 ; Jacques Ellul, Islam et judéo-christianisme, P.U.F. 2004.

[2] Henri-Irénée Marrou, « Histoire, vérité et valeurs », Cahiers d’histoire, 1976, republié dans De la connaissance historique, Seuil 1976.

[3] Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, I, V, 8.

[4] Alain, « Commémoration, 2 novembre 1935 », dans Propos sur la religion, cité dans 1905, La séparation des Églises et de l’État, Les textes fondateurs, Perrin 2004 (Collection « tempus »), p. 434.

[5] Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence, essai sur le masochisme occidental, Grasset, 2006, p 135.

[6] Sur la construction de la mémoire de la Shoah, voir Annette Wieviorka, Déportation et génocide entre la mémoire et l’oubli, Hachette, collection « Pluriel », 2003 (reéd.).

[7] Alain Besançon, Le malheur du siècle, Communisme, nazisme, shoah, Perrin, 2005, collection « Tempus », p. 137 (rééd.).

[8] Esther Benbassa, La souffrance comme identité, Fayard, 2005, p. 253.

[9] Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor, histoire juive et mémoire juive, Gallimard, collection « tel », 1991.

[10] Le concept de Dieu après Auschwitz, Payot 1994, collection « Rivages poche ». Yerushalmi a perçu l’origine de ce phénomène dans une tendance profonde du judaïsme : « aujourd’hui comme hier, dit-il, il apparaît que si les Juifs ne rejettent pas l’histoire, ils ne sont pas pour autant préparés à lui faire face ; ils semblent, au contraire, attendre un mythe nouveau, métahistorique », Zakhor (op. cit.), p. 114.

[11] Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, 2004, p. 15.

[12] Henri-Irénée Marrou, Théologie de l’histoire, Éditions du Seuil, 1968, reéd. Cerf, 2006, p. 17.

[13] Ibid., p. 71.

[14] Ibid., p. 145.

[15] René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, Le livre de Poche, p. 234.

[16] Charles Journet, « Pour une théologie du martyre », Études carmélitaines 1953 ; Karl Rahner « Essais sur le martyre », Écrits théologiques, Desclée de Brouwer, 1963 ; Hans Urs von Balthasar, Nouveaux points de repère, Fayard-Communio, 1980 .

[17] Cité dans Claude Lepelley, L’Empire romain et le christianisme, Flammarion, 1969, p. 90.

[18] Les premiers martyrs de l’Église, traduction A.-G. Hamman, Desclée de Brouwer, 1979, p. 82.

[19] « Programme des réfugiés blanquistes de la commune » (1874), cité par J.-V. Ducattillon dans Le communisme et les chrétiens, Plon, collection « Présences », 1937, p. 146.

[20] Cité dans la revue Kulturkampf, 10 septembre 1937, n° 67, p. 2.

[21] Cité par André Saint-Denis, Pie XI contre les idoles, Bolchevisme, racisme, étatisme, Plon, 1939, p. 152.

[22] Op. cit., p. 96.

[23] Le christianisme en accusation, Desclée de Brouwer, 2000. La lecture des pages 100-101 nous donne la fâcheuse impression que toute la crise de l’Église de France depuis cinquante ans s’expliquerait par les défaillances de l’épiscopat sous Vichy ou par les réactions romaines à la crise des prêtres-ouviers ou aux nouveaux courants théologiques. Ou comment cacher l’arbre par la forêt sans dire que le roi est nu…

[24] Saint Vincent de Lérins, Commonitorium (434), cité dans : Chrétien, quelle est ta foi ?, Desclée de Brouwer, 1978, p. 30.

[25] Cité par Henri de Lubac, La Révélation divine…, Œuvres complètes, IV, Éditions du Cerf, 2006, p. 73.

[26] La Cité de Dieu, I, XXXV, Seuil, 1994, p. 74-75.

[27] Bruno Forte, « L‘Église catholique face aux fautes du passé », dans « Mémoire et réconciliation », Communio, 37.3, mai-juin 2002, p. 16.

[28] Eric Peterson, Le Mystère des Juifs et des Gentils dans l’Église, Desclée de Brouwer, 1935, p. 61.

[29] Cardinal Ratzinger, Le Sel de la terre, Flammarion/Cerf, 1997, retirage 2005, p. 242.

[30] Louis Bouyer, Eucharistie, Théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Desclée, 1990, p. 449.

[31] Jean-Yves Lacoste, Note sur le temps, essai sur les raisons de la mémoire et de l’espérance, P.U.F., 1990, p. 199.

[32] Le mémorial de l’Éternel, Critérion, 1983, p. 16.

[33] La fin des temps, méditation sur la philosophie de l’histoire, 1950, p. 185.

Réalisation : spyrit.net