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Un zoom sur le Mystère : l’icône de la Nativité

Jaqueline Silverio

Même s’il est difficile à dire exactement à quel moment la Nativité apparaît comme fête indépendante, car au début elle était célébrée le 6 janvier en une fête unique avec l’adoration des mages, le Baptême du Christ et les noces de Cana sous le nom de l’Épiphanie, la tradition de représenter la Nativité est ancienne. Au cours du quatrième siècle, la naissance corporelle du Christ devient de plus en plus un sujet de première importance à travers les discussions christologiques concernant les natures divine et humaine du Christ. On peut considérer que le combat contre l’arianisme fut l’une des causes de cette célébration à part de la Nativité, et il est d’ailleurs intéressant de noter que l’Église répond souvent aux hérésies par la liturgie, l’art et l’enseignement.

Ainsi, les premières représentations de ce mystère peuvent être trouvées déjà dans les sarcophages paléochrétiens de la première moitié du quatrième siècle. Dans un art qui se voulait simple mais éloquent, les plus anciens monuments représentent un enfant, un nouveau-né, enveloppé de langes et couché dans une crèche – comme l’indique l’évangile de saint Luc. Certaines représentations montrent même le nouveau-né couché sur un drap qui est posé sur la crèche comme une couverture d’autel : cela n’est pas dû au hasard, en effet, des textes liturgiques parlaient déjà de la crèche comme d’une table d’autel [1]. Cela nous indique la dimension sacramentelle de l’Incarnation du Christ, et c’est une donnée qui va être représentée dans plusieurs icônes. Dans celle dont nous parlerons ici, il est intéressant de noter que la forme de la crèche fait aussi penser à un tombeau, et le linge qui recouvre l’enfant fait penser aux linges qui recouvriront le Christ lors de sa sépulture, montrant ainsi que la Nativité pointe déjà vers le mystère de la mort et de la résurrection du Christ.

Bien que les évangiles ne mentionnent pas la présence du bœuf et de l’âne, ces deux animaux sont déjà présents dans les premières représentations de la Nativité, et sont souvent placés à côté de l’enfant. Il s’agirait d’une allusion au prophète Isaïe (1,3) : « le bœuf connaît son possesseur et l’âne la crèche de son maître, mais Israël n’a pas de connaissance, mon peuple ne m’a pas regardé ». Dans ces premières représentations de ce qui allait devenir l’icône de la Nativité, nous pouvons déjà trouver aussi un ou plusieurs bergers, reconnaissables grâce à leurs bâtons et habits de paysans.

La Mère de Dieu quant à elle, dans ces représentations primitives est tantôt présente, tantôt absente, tantôt assise de côté, ou même le dos tourné à l’Enfant (comme c’est le cas dans cette icône), et Joseph non plus n’est pas vraiment représenté. On peut donc se demander ce que pourrait signifier la représentation de la Nativité sans la Sainte Famille. Pour comprendre cela, il s’agit de voir que la préoccupation principale des théologiens à l’époque était de montrer la divinité du Christ et, de la façon la plus simple possible, ils le faisaient en montrant l’enfant couché dans la crèche avec le bœuf et l’âne autour, ainsi que les bergers. Cette iconographie ne cherchait pas à fournir des détails narratifs, mais voulait proclamer avant tout la foi orthodoxe qui était attaquée par l’hérésie arienne – le dogme de Nicée qui déclare la divinité du Fils « d’une identique essence » avec le Père [2].

Aussi, dans la première représentation connue de ce qui allait devenir l’adoration des Mages, on voit les sages venus d’Orient s’incliner devant l’enfant assis sur les genoux de la Vierge – montrant ainsi qu’on ne peut adorer le Fils sans vénérer la Mère [3]. Le fait qu’elle tourne le dos à l’enfant est certes curieux, mais on pourrait se dire que celle qui « gardait toutes ces choses en son cœur » a dû beaucoup méditer aussi sur cette naissance, et se poser aussi beaucoup de questions.

Donc pour parler de l’icône de la Nativité, il faudrait peut-être parler plutôt d’icônes au pluriel : il n’y avait pas une seule icône, mais, à partir d’une réflexion sur la Nativité, il y a eu plusieurs représentations de ce mystère – même si ces représentations suivaient souvent le même modèle.

Car l’icône a pour but de montrer non seulement les faits survenus lors de la naissance du Christ – la naissance en elle-même, la visite des bergers, celle des mages, le bain de l’enfant – mais le sens qu’il faut en dégager. Et la représentation classique de la Nativité n’est pas seulement non plus la représentation d’une scène unique, mais elle montre plusieurs scènes regroupées autour de l’idée, du sens donné à la Nativité. Et le mystère de la Nativité du Christ déborde l’épisode de la naissance, il englobe tout ce qui entoure la naissance de près ; et cela nous indique très clairement comment orienter la méditation du mystère.

Une véritable icône est toujours plus que la simple illustration de tel ou tel texte sacré, que ce soit la vie d’un saint, une hymne liturgique, ou même les saintes Écritures. L’icône exprime la signification et l’enseignement d’une fête donné par les moyens de l’art figuratif liturgique [4].

Cela vient aussi du fait que l’icône dépasse liturgiquement les limitations du temps et de l’espace que nous connaissons, et permet donc la représentation de plusieurs scènes différentes, mais aussi la représentation répétée des mêmes personnages dans une même composition.

L’icône qui représente la naissance du Christ est, en effet, l’une des icônes les plus foisonnantes, que ce soit en éléments figuratifs ou en enseignements théologiques. Dans un premier regard nous pouvons constater en effet que cette icône est composée de cinq scènes différentes juxtaposées, et qui suivent en quelque sorte le Kontakion [5] de saint Romanos le Mélode :

En ce jour la Vierge enfante l’Éternel,
Et la terre offre une grotte à l’Inaccessible.
Les anges se joignent aux pasteurs pour dire sa gloire,
Les mages s’avancent sous la conduite de l’étoile :
Car nous est né un enfant, le Dieu d’avant les siècles.

Nous pouvons donc distinguer trois groupes principaux : La Vierge et l’Enfant dans la grotte, avec l’âne et le bœuf ; les anges et les bergers ; et enfin les mages suivant l’étoile. La Mère et l’Enfant, dans la grotte, sont évidemment au centre de l’image, et sont donc, comme l’indique le Kontakion, le centre même de la réflexion, le point de départ et le point d’arrivée. Nous pouvons ainsi regarder l’icône presque de façon circulaire en commençant par le centre, avant d’y revenir.

La grotte dans laquelle se trouvent la Mère et l’Enfant, était déjà mentionnée comme lieu de naissance du Christ au IIe siècle par saint Justin le Philosophe ainsi que par les évangiles apocryphes de saint Jacques et saint Matthieu. La couleur sombre de la grotte indique l’ombre du péché et de la mort qui régnaient sur l’humanité avant que la naissance du Christ, « lumière qui luit dans les ténèbres ».

Autour de la grotte nous pouvons voir les anges venus chanter la gloire du Christ, ainsi que les bergers à droite, et les Rois Mages en haut, à gauche : « Les anges se joignent aux pasteurs pour dire sa gloire, / Les mages s’avancent sous la conduite de l’étoile ». Les anges, les bergers et les Mages qui entourent la grotte ont ici un rôle de témoins du mystère qui vient de s’accomplir. Les anges, envoyés de Dieu, chantent la gloire du Christ, et apportent la Bonne Nouvelle de sa naissance aux bergers, alors que les mages sont représentés comme étant encore en chemin, mais peuvent déjà contempler à travers l’étoile la naissance de l’Enfant.

Dans la partie inférieure de l’image, le plus souvent du côté gauche nous voyons Joseph, assis et méditant, visiblement troublé par des doutes sur la maternité de Marie. Le vieillard qui se penche vers lui a souvent été interprété justement comme le diable déguisé en berger et venu pour le tenter par des doutes. Le P. Ozoline explique, en effet :

Pendant des siècles, l’attitude méditative de saint Joseph, renforcée souvent par le geste de tourner le dos à l’événement fut clairement et communément comprise comme l’indication de la paternité du Saint Esprit et comme l’incompréhension et le doute du vieillard à cet égard [6].

Cependant, la figure du vieillard tentateur n’était pas forcément présente, on ne la trouve pas dans toutes les icônes : sur certaines il était représenté comme un simple berger, sur d’autres il apparaissait avec des cornes, et le P. Ozoline souligne donc le fait que cette scène devrait être plutôt interprétée non pas tant comme le doute de Joseph sur la divinité du Christ, mais justement comme la représentation de cette divinité. Joseph n’est pas le père biologique de l’enfant. Effectivement, quand le P. Ozoline parle de la « paternité » de l’Esprit-Saint, il faut comprendre le fait que l’enfant couché dans la mangeoire est né d’une Vierge, par l’action de l’Esprit-Saint. L’ange dit à Marie : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu [7]. »

De l’autre côté de la partie inférieure de l’icône se trouve la scène du bain de l’Enfant. Encore une fois, il s’agit d’une scène qui n’est décrite ni dans les apocryphes ni dans les évangiles, mais qui est très vite entrée dans les représentations de la naissance du Christ. Que cette scène soit parallèle à la méditation de Joseph est significatif, car d’un côté nous avons la question de la divinité du Christ et de l’autre nous avons la représentation de son humanité de la façon la plus concrète qui soit, par le bain de l’enfant.

Ainsi, à partir de différentes scènes qui peuvent sembler complètement opposées, tout le mystère de l’Incarnation est expliqué : « Car nous est né un enfant, le Dieu d’avant les siècles. » L’enfant qui est couché sur la crèche est pleinement Dieu et pleinement homme.

Jaqueline Silverio, née en 1990, Master 1 d’Études Anglophones à la Sorbonne (Paris IV).

[1] Cf. Le deuxième verset de la première ode des Complies du 22 décembre dans la liturgie grecque : « Conduisant mystagogiquement les mages, la table de la Sagesse de Dieu appelle les prémices des nations... la table du mystère repose dans une crèche muette... »

[2] P. Nicolas Ozoline, « L’icône de la Nativité du Christ ». Contact n°4, Paris, 1976. p.319.

[3] Ibid. p.319.

[4] Ibid. p.315.

[5] Le Kontakion, ou Kondakion dans la liturgie orthodoxe, est un hymne qui se place après la sixième ode du canon des Matines, repris pendant la Divine Liturgie. C’était une première forme accomplie de composition poétique liturgique de l’ancienne Byzance, créée par saint Romain le Mélode au VIe siècle.

[6] P. Nicolas Ozoline, art. cit. p.328.

[7] Lc 1,35.

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