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Vendredi saint ou le voyage au centre de l’Eucharistie

Jean-Baptiste Lebigue

Vous qui entrez dans une église le matin du Vendredi saint et qui pieusement vous agenouillez, le buste droit, dans l’axe de la nef, devant quoi fléchissez-vous le genou ? Devant le tabernacle vide depuis la veille au soir, devant la croix voilée depuis plus d’une semaine, devant l’autel dévasté, dépouillé de sa croix, de ses chandeliers et de sa nappe ? L’hôte semble avoir déserté sa maison, fait couvrir de housses le symbole de la foi et les images de ses élus, s’être caché au reposoir dans le lieu le plus retiré de la demeure. Et à quoi viendrez-vous assister le soir, après le chemin de croix ? A une messe ? Non, mais à l’office de la Passion. A un office, parce que le prêtre ne prononcera pas le canon et les paroles sacramentelles de l’Eucharistie. La circonstance qui occupe l’âme des chrétiens ce jour-là est certes tragique, funèbre même : la passion et la mort de Jésus sur la croix. Mais doit-on pour autant mettre l’Eucharistie « en berne », comme on le fait des drapeaux, le jour d’un deuil national ? Il ne faut pas craindre de vous poser pareille question, malgré le scandale qu’il y a à supposer que l’Église puisse être en deuil du Dieu toujours vivant et subsister un seul jour sans l’aliment de sa présence. Ce que vous faites le Vendredi saint, ce n’est pas simplement vous remémorer la mort douloureuse du Sauveur, c’est entrer plus profondément dans le mystère de toute la vie chrétienne, celui qui vous scrutez chaque dimanche à l’élévation, concentré dans la rouelle blanche de l’hostie.

La liturgie de l’office de la Passion est suffisamment atypique pour qu’on en rappelle ici brièvement l’ordonnance. Deux lectures, celle du Serviteur souffrant dans Isaïe (52, 13 - 53, 12) et un double extrait de la Lettre aux Hébreux (4, 14-16 / 5, 7-9) sur le Christ comme grand prêtre par excellence. Puis est lue la Passion du Seigneur selon saint Jean (18,1-19 - 19,2). Suit la prière universelle, où se succèdent les intentions pour l’Église, le pape, le clergé et le peuple des fidèles, pour les catéchumènes, les chrétiens non catholiques, les juifs, pour ceux qui ne croient pas dans le Christ, ceux qui ne croient pas en Dieu, pour les responsables publics et pour les affligés. Viennent ensuite la présentation et la vénération de la croix, où celle-ci est enfin dévoilée et offerte à l’adoration des fidèles. Et directement, on passe à la communion, pour laquelle le prêtre va quérir le Saint-Sacrement placé la veille au reposoir. Enfin, oraison et bénédiction.

Nous ne voyons rien là-dedans que l’absence de célébration de l’Eucharistie. Si vous ne la célébrez pas, vous la voyez, non en vérité, mais figurée. La croix est au centre de l’office, tout converge vers elle ; de même, l’Eucharistie jaillit tout entière du sacrifice du Christ. Tous les sacrements prennent source à ce point précis de l’histoire humaine, en la personne du Sauveur crucifié. Mais si l’Eucharistie n’était que le souvenir du sacrifice du Christ, quel fruit pourraient en retirer les fidèles ? Ils en retirent pourtant ce qu’ils demandent dans la prière universelle : que l’Église demeure inébranlable dans la foi pour proclamer le nom du Seigneur, que le peuple chrétien, conduit par ses pasteurs et gouverné par le Christ, le serve fidèlement, que ceux qui n’en font pas partie se convertissent, que s’épanouissent partout dans le monde la paix, la prospérité des nations et la liberté religieuse, que les affligés trouvent dans leur détresse le secours de la miséricorde divine.

Ces deux éléments, le sacrifice du Christ et son fruit offert aux fidèles, sont disjoints dans la liturgie du Vendredi saint. Ils ne peuvent être unis que par et dans l’Eucharistie. C’est pourquoi, la venue du Saint-Sacrement à la fin de l’office de la Passion est indispensable. La présence réelle du Christ dans l’hostie est le gage de l’unicité de son sacrifice inscrit dans l’histoire et de celui réactualisé sur l’autel à chaque messe. Sans elle, la notion même de corps mystique s’évanouit : rien ne lierait les mérites acquis jadis sur la croix et ceux dont nous bénéficions en communiant. Le corps mystique ne serait qu’un cadavre décapité, la tête séparée du tronc par presque deux millénaires. Seul le Christ peut ainsi traverser le temps humain, actualiser ainsi son sacrifice dans le sacrement. Seul il maintient l’unité du corps mystique au long des siècles, le fait croître sans jamais n’en rien perdre, le vivifie par l’action du Saint-Esprit sur ses membres. Il est dans l’hostie, tout entier, l’Enfant Jésus qui vient de naître, le supplicié, le ressuscité qui monte au ciel. Sa présence gouverne le corps de l’Église d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et garantit les sacrements par lesquels l’Église s’édifie. En communiant à l’Eucharistie, nous prenons place dans ce corps, nous obtenons la force de servir fidèlement le Christ, de convertir nos frères et de surmonter les épreuves, nous recevons la promesse de notre résurrection et de notre salut.

Alors, que demande-t-on exactement au fidèle le Vendredi saint ? On exige de lui qu’il assiste en spectateur impuissant à la représentation d’un fait qui a eu lieu il y a bientôt vingt siècles : le Christ ne meurt pas sur la croix chaque Vendredi saint, pas plus qu’il ne le fait à nouveau à chaque Eucharistie. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un deuil, puisqu’on n’a pas devant les yeux une oblation sanglante, mais d’une intériorisation du fondement de la vie chrétienne. La douleur que le fidèle éprouve est d’abord celle de ses péchés que le Sauveur a portés ce jour-là et une fois pour toutes. « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! [...] Car si l’on traite ainsi le bois vert, qu’adviendra-t-il du bois sec ? » (Lc 23, 28/31). S’il nous est offert d’imiter le Christ, il nous est impossible de refaire ce qu’il était le seul à pouvoir faire. L’imiter, c’est être pénétré de ce mystère au point que le Christ vive en nous et que nous vivions en lui, ce à quoi nous accédons par la communion eucharistique. Il n’y a qu’orgueil à s’interroger si nous agissons ou non à l’image et à la façon du Christ ; les saints trouvaient dans les sacrements et la méditation des mystères la grâce de cette ressemblance frappante de gestes, d’attitude et de visage qu’on trouve entre les membres d’une même famille. La méditation sur nous-mêmes, lorsqu’elle n’a pas pour objet de traquer le péché et de le réduire, n’est pas invitée à ce miracle. Aussi notre quête du Christ dans ses mystères n’est-elle pas facultative. De même que l’histoire du Sauveur incarné ne s’est jouée sur terre qu’une fois, définitive et parfaite, la nôtre propre ne doit connaître ici-bas qu’une représentation, unique et décisive.

Reste que l’Eucharistie a été instituée la veille de la Passion, le jour de la Cène, alors que les mérites du sacrifice n’avaient pas été encore acquis, que le sang et l’eau n’avaient pas encore coulé du côté du Crucifié. En prononçant les paroles qui établirent les formules eucharistiques, le Christ fut à la fois présent en personne et dans les espèces consacrées. Il a ainsi donné le gage de sa présence réelle aux messes à venir. Mais la source du sacrement et le fruit que pourraient en retirer les hommes pour leur salut étaient encore à obtenir. La première messe, la messe par excellence, a bien eu lieu sur la croix. Par la Cène, les apôtres étaient associés au sacrifice qui aurait lieu le lendemain. Ils recevaient en dépôt la tradition eucharistique qui s’est transmise sans interruption jusqu’à nous par l’Église qu’ils ont fondée.

En instituant l’Eucharistie le Jeudi saint, le Christ l’a fait aussi pour le sacerdoce. Pour avoir été sur la croix à la fois victime sans tache et sacrificateur sans impureté, lui seul est le vrai Prêtre, unique médiateur entre les hommes et le Père. Les prêtres ne tiennent leur sacerdoce que du sien : en célébrant la messe, ils figurent le Sauveur lui-même, et par leur communion à l’unique oblation, offrent aux yeux des fidèles le symbole de l’union plénière du victimaire et du sacrifié. Tout baptisé qui assiste à la messe, même s’il n’est pas en état de communier, jouit de ce symbole et peut s’unir spirituellement à l’acte qui fonde le corps mystique et garantit son propre salut.

Prendre l’exemple d’un jour sans messe pour expliquer l’Eucharistie ne relève pas de la gageure ou du procédé d’exposition. La liturgie est le seul langage qui nous puisse encore rappeler la parole des Pères, faite de paradoxes et de symboles. Pour eux, l’acception du terme de corps mystique ne se limitait pas à la désignation métaphorique d’un corps spirituel de l’Église, par simple opposition à son seul corps physique ; il embrassait tout ensemble la présence fondatrice du Sauveur dans l’Eucharistie et le mystère du corps de l’Église, le réalisme eucharistique et le réalisme ecclésial. Il a fallu l’hérésie de Bérenger de Tours à la fin du XIème siècle, ses subtiles et ruineuses distinctions entre vrai et mystique pour perdre cette suprême aisance des Pères, pour qui une vérité de déchoit pas si elle se hausse au rang de mystère ineffable et ne peut s’exprimer que par la formule symbolique, forcément insuffisante, de l’image corporelle. Les contradicteurs de Bérenger se sont vus obligés de pratiquer comme lui la dialectique, renonçant aux traits lumineux d’un saint Augustin pour des démonstrations dont l’objet était d’assurer point par point l’orthodoxie. Puis, la systématisation scolastique, la crise protestante, l’esprit cartésien ont agi sur la théologie eucharistique en disjoignant peu à peu sacrifice, présence réelle et communion, la Croix, le Christ et l’Église. Or, selon la formule d’Henri de Lubac, l’Eucharistie est « présence réelle, parce que réalisante ». Tenter de la définir en insistant sur la présence réelle du Christ sans s’occuper de sa place centrale dans l’économie du salut est un non-sens et une faillite spirituelle ; n’y voir qu’une commémoration et non un mémorial sacramentel est une monstruosité et un suicide. L’Eucharistie est toujours et partout dans l’Église, même le Vendredi saint, jour sans messe. C’est elle qui fait l’Église, si bien qu’on pourrait dire, sur le modèle de l’Ubi caritas  : « Là où est l’Église, là est l’Eucharistie. »

Jean-Baptiste Lebigue, Jean-Baptiste Lebigue, né en 1973, archiviste paléographe, ingénieur de recherche à l’I.R.H.T.

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